Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en page très agréable du site, il m’a semblé néanmoins utile de proposer (aux lecteurs et lectrices qui l’auraient autant appréciée que moi), une présentation critique générale.

Car, si (à première vue) lorsque l’on clique, l’un après l’autre, sur chacun des 13 épisodes, on constate qu’il s’agit de traductions en français de poésies italiennes, l’on pourrait croire qu’il s’agit simplement d’une anthologie traditionnelle, comme toutes les autres. Une de plus. Pourquoi pas. Mais, après mon expérience de lecture, je peux dire que ce n’est pas du tout le cas, bien au contraire. Il suffit aux lecteurs attentifs de regrouper, comme je l’ai fait, les 13 épisodes (par exemple dans un fichier de traitement de texte), pour s’apercevoir que le regroupement des textes ne suit pas un traditionnel ordre chronologique (on ne va pas y trouver, par exemple dans le premier épisode, telle période, disons, pour faire simple, le Moyen-âge, dans le deuxième, telle autre, disons la Renaissance, etc.). Non. Cette anthologie a un caractère original puisqu’elle est qualifiée de POÉTIQUE. Du reste, au sein même des livraisons, il y a souvent des regroupements par tranches temporelles diverses. 

Ici, chaque épisode propose un texte introductif qui va être ensuite illustré par plusieurs « exemples […] bien caractéristiques de la poésie italienne majeure et parfois "mineure" mais non moins importante ». En somme, le projet est pensé dans une dimension plurielle : Vegliante propose des concepts fondamentaux sur la poésie en laissant s’exprimer d’autres poètes à travers leurs compositions dont « les capacités de critique et d’écriture […] se manifesteront d’emblée ».

Domenico di Michelin (1417– - 1491) représentant Dante en équilibre entre la montagne du purgatoire et la ville de Florence. Illustration d'Amont dévers, dixième livraison.

 

À moins que le projet ait été pensé dans le sens inverse : les poésies sélectionnées par le poète expriment des concepts fondamentaux, mis en évidence dans chaque texte introductif de chaque épisode 2.

Ce mouvement bilatéral du projet est au cœur du titre AMONT DÉVERS. Titre qui peut d’abord surprendre les lecteurs par son opacité référentielle. Mais si l’on sait que Vegliante est un poète qui adore jouer avec les mots et leur forme, on arrive à comprendre que le titre de son anthologie est LUDIQUE : c’est un jeu de mots à décomposer et recomposer. On peut y entendre une homophonie avec « à mont, des vers » (en italien, « a monte », signifie "en amont", c’est-à-dire "avant"), donc, « ce qui provient de la poésie », et  « dévers » conduit à un mouvement « en avant » sur l’autre versant, donc, « ce qui s’en suit, s’en déverse ». Le jeu de mots du titre n’est donc pas innocent. Il sensibilise les lecteurs du XXIème siècle sur la pérennité des concepts fondamentaux, d’hier jusqu’à nos jours, avec des nuances, bien entendu 3. Ces concepts fondamentaux, on peut les connaître d’emblée et les illustrer en choisissant telle ou telle composition de tel ou tel poète « académique » ; et on peut les approfondir (pour y trouver des constances ou des nuances) en les regroupant avec des compositions non « académiques » (voire dialectales). La circulation des concepts fondamentaux entre poètes de différentes époques va de pair avec la circulation des poésies, notamment ici, entre la France et l’Italie, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de traductions de poésies italiennes en français.

Dans le premier épisode, Jean-Charles Vegliante fait le constat d’un échange « asymétrique » (culturel, linguistique, idéologique et historique) « après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri », entre la France et l’Italie, malgré le « presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre […] (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable ». Cet échange passe, évidemment, par les mots. Mais pas seulement. Dans son ouvrage intitulé D’écrire la traduction (P.S.N. 1996), Vegliante a forgé le mot « transduction » (qui apparaît ici au début du deuxième paragraphe, pour une mise en relief) afin de sensibiliser ceux qui voudraient traduire des poésies sur l’importance de prendre en compte non seulement les mots – évidemment – mais aussi, voire surtout, la FORME (trop souvent négligée car considérée comme un simple ornement poétique, pour « faire joli »). En effet, la poésie italienne a conservé des ponts avec la tradition métrique, tout en innovant, bien entendu (voir le neuvième épisode). Elle n’a pas brutalement coupé les ponts avec son passé comme l’a fait à un moment donné la littérature française (il suffit de penser à l’invention du vers libre). Cette asymétrie poétique entre les deux cultures serait à la source de nombreux malentendus sur l’importance de prendre en compte la FORME, aussi bien dans l’analyse du texte que dans l’activité de traduction de la poésie italienne en français. Ici, Vegliante le dit de façon très claire : « les langues […] restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire […] à condition de ne pas oublier de "traduire la forme", primordiale en tous les cas. Alors oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. ». Le dernier épisode de l’anthologie aborde justement l’importance de la FORME en poésie : le chant, la musique, « un pont exquis d’harmonie », un « jeu, bien loin d’être innocent, avec le langage » 4.

Aussi, Vegliante va approfondir sa réflexion au huitième épisode, réservé à ce que l’on nomme généralement l’intertextualité, c’est-à-dire « les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique ». Un architexte diffus, en effet. Vegliante donne un exemple très éclairant de ces « échos lointains de transmissions inconscientes » dans un essai dédié à un poète en particulier : Salvatore Quasimodo 5. Pour faire vite, Vegliante démontre que les vers de ce poète peuvent suivre parfois un rythme (ou un tempo) arabo-andalou bien reconnaissable. Par conséquent, ce n’est pas parce que Quasimodo écrit en italien que ses vers ont un rythme italien. On aurait alors affaire à une autre sorte d’asymétrie, créative cette fois-ci, qui consiste à écrire dans une langue mais avec un rythme venant d’une autre langue. C’est ce que fait d’ailleurs Jean-Charles Vegliante : ses poésies écrites en français ont souvent un rythme italien 6..

Reste maintenant aux lecteurs et lectrices, à qui cette remarquable anthologie poétique a plu, la tâche d’aller lire les poésies de chaque épisode afin d’y trouver les nuances, ou autres variations autour du concept central chaque fois proposé.

 

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Notes

 

[1] https://www.recoursaupoeme.fr/?s=Amont+d%C3%A9vers .

[2] Le deuxième épisode est centré sur la mort, « un lieu commun », en tant que « bonne illusion de "sortir de soi en y restant" ». Le troisième épisode, sur « le je– l’anthropos – » qui espère « atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice ». Le quatrième épisode, sur ce que « "fait" (réalise) dans tous les sens » et ce que "dit" (énonce) la poésie, « pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage ». Le cinquième épisode aborde la poésie sous l’angle des « processus multiples du "penser" », et « fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant […] des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. » Le sixième épisode s’intéresse à la qualité expressive de la poésie qui s’éloigne « assez spontanément de la doxa », c’est-à-dire à l’expression sarcastique, comico-réaliste, avant-gardiste. L’expression de l’éros occupe quant à elle le septième épisode, où l’amour courtois « pose […] les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui » dans ce domaine. Le dixième épisode est consacré à la figure du poète qui « prête sa voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout ». L’émotion du « réel » ou l’« effet de réel » concerne le onzième épisode. La réflexion sur la disparition corporelle du poète et ce qui reste de ses écrits est centrale au douzième épisode.

[3] La liste des noms des poètes serait trop importante pour la transcrire ici. Prenons l’exemple du septième épisode, centré sur l’expression de l’éros, pour constater une grande variété de noms de poètes « académiques » et « non académiques » : Gaspara Stampa, Guido Cavalcanti, G. B. Marino, Umberto Saba, Piero Jahier, Giacomo Noventa, Attilio Bertolucci, Eugenio Montale, Camillo Sbarbaro, Giorgio Caproni, Patrizia Valduga, Nella Nobili, Cecco d’Ascoli, G. Leopardi, Guido Gozzano, Corrado Govoni, C. Betocchi, Albino Pierro, Tommaso Gaudiosi, et, le poète néo-avant-gardiste Edoardo Sanguineti.

[4] Pour éclairer notre lanterne à ce sujet, je renvoie à l’entretien qu’il avait accordé à Gwen Garnier-Duguy sur “Recours au Poème” le 24 novembre 2012, à l’occasion de la sortie en édition de poche de sa Comédie - Poème sacré chez Gallimard… plus récemment, la déplorable réception de Giovanni Pascoli en France pâtit également de cette carence. Depuis la traduction universitaire de 1925 (jointe à sa thèse en Sorbonne par A. Valentin), c’est bien à cause de la forme que les rares tentatives partielles de mise en français n’ont pas trouvé leur lectorat. C’est à travers la forme (du contenu et de l’expression) que “l’impensé” exceptionnellement riche de ce poète a une chance de passer dans l’autre langue (tel est le pari en tout cas de l’essai/anthologie L’impensé la poésie que Vegliante a fait paraître chez Mimésis en 2018), et plus largement dans le vaste architexte où se meuvent les vrais poèmes de tous les temps.    

[5] Quasimodo (et Cielo d’Alcamo), hypothèse andalouse, publié dans la prestigieuse revue S.M.I. XVI, 2016, p. 297-323 (une première version en ligne sur : http://circe.univ-paris3.fr/Quasimodo_hypothese.pdf ).     

[6] Voir ma propre expérience de lecture de 3 de ses sonnets, récemment republiés dans son ouvrage intitulé Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques, aux éditions du Grand Tétras, 2019 :

 https://poezibao.typepad.com/poezibao/2019/08/note-de-lecture-jean-charles-vegliante-trois-sonnets-extraits-de-sonnets-du-petit-pays-entra%C3%AEn%C3%A9-vers.html .

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

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