« Mais aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »
F. Hölderlin[1]
Requiem est le récit-poème d’une perte inconcevable.
C’est un chant douloureux et profond qui sourd de la plume sensible de Marie-Josée Desvignes pour tenter d’inscrire dans le cadre de l’écriture le non-sens, l’absurdité de la perte d’un enfant au moment de sa naissance.
Tenter de dire cet arrachement de la part la plus intime de soi, c’est comme retraverser le rideau de feu de la mort mais pour, cette fois, arracher le voile et découvrir enfin un visage. Non le visage torturé de la douleur mais celui, apaisé, de la délivrance et de la réconciliation. « Elle a cherché sur la page à inscrire un visage ».
Le texte dans sa forme même (dislocations, éclatement des typographies, modulations de rimes et de proses, illustrations de l’auteur avec des encres qui évoquent le sang que boit le papier) suscite une intensité dramatique qui nous prend dans son souffle haletant et nous amène, hagards, jusqu’au point ultime « au bout de la mer infinie ».
Récit d’une renaissance à soi-même, Requiem est un hommage rendu au sacré de la vie et à son archaïque réalité ancrée tout aussi bien dans la mort. La narratrice donne forme, dans son texte, à un ressenti corporel tracé sur la page avec les mots de la Passion : « supplice, écartèlement, chemin de croix, stigmates » … Ses images sont celles du feu, de l’eau et du sang. Ses couleurs sont celles d’un drame intérieur qui se joue en noir et blanc, maculé de rouge.
Un texte empreint d’une force archaïque
Sur le théâtre extérieur d’un lieu déshumanisé, l’espace froid et impersonnel de l’hôpital autant que l’espace anémié du souvenir cerné de « murs blancs de pierre », se présente une foule anonyme, chœur d’une antique tragédie, qui se presse autour d’un ventre tombeau. Cette foule, ici, est celle des « blouses blanches », personnel médical blafard, sans visage. Longs couloirs livides, blancheur létale d’un lieu qui répète le vide intérieur.
Comment ne pas songer ici aux « draps blancs », à tout ce blanc, dont parle Sylvia Plath dans son admirable texte conçu comme une pièce radiophonique sur l’expérience de la maternité par « Trois femmes »[2], faisant entrer le récit de Marie-Josée Desvignes dans une étrange résonance de poète à poète, autant que de femme à femme.
Avec Sylvia Plath, la narratrice de Requiem peut dire :
« Je me souviens d’une aile blanche et froide (…),
C’est un monde de neige maintenant.
Je ne suis pas chez moi.
Que ces draps sont blancs.
Les visages n’ont pas de trait ».
Chez M‑J Desvignes comme chez Sylvia Plath, il y a ce contraste frappant dans l’écriture entre le blanc et le noir, associé au rouge. Les couleurs du drame. Pour Marie-Josée, le sang de l’accouchement se confond avec des « larmes de sang », avec la brûlure « inscription fer rouge » et « rouge l’ambulance – rouge le tablier du boucher » et « il pleut rouge dans (s)a tête ». Finalement, « le rouge – le noir se confondent ».
Pour Sylvia, la souffrance aussi s’inscrit en ombres noires et rouges :
« Je suis un jardin d’agonies noires et rouges » et
« Un soleil mort déteint sur le journal. Il devient rouge ».
« Le soleil s’est couché. Je meurs. Je fabrique une mort ».
Ces mots de Plath, cette même connaissance intime de la douleur partagée par toutes les femmes en gésine, prennent chez MJ Desvignes une coloration plus sombre encore du fait de la perte réelle de l’enfant. Le monde alors se fait négation, vide, annulation. Noir.
Noir pour la négation de l’enfant : « il y en aura d’autres puisque rien n’a eu lieu ». Terrible sentence qui nie non seulement l’enfant dans son ex-istence[3] mais aussi et peut-être surtout la mère dans son vécu tragique. Ainsi, « les plaies noires » de l’oubli, de l’absence, tous ces « lambeaux de souvenirs cachés dans ses entrailles » sont comme les caillots d’un sang noir coagulé qui ne peut trouver à couler, à remonter sa source car « les fleurs du silence ont d’innombrables ligatures ». Ainsi, noire est l’absence, le vide laissé par la perte comme un vêtement de deuil.
Par contraste, blanche est l’angoisse comme un suaire d’épouvante : Ces « espaces blancs et mornes dans la nuit caverneuse » ! Car, comme le souligne Heidegger dans sa philosophie de l’existence, l’angoisse, à la différence de la peur, n’a pas d’objet réel identifiable dans l’expérience. La peur peut être combattue par l’emploi de moyens de protections contre un danger bien identifié. L’angoisse, au contraire, n’ayant aucun objet, est une angoisse de rien, et sa source est par conséquent l’existant lui-même qui a à être.
Le blanc de la solitude martèle donc aussi son impuissance à se faire entendre comme si elle était condamnée à disparaître dans le flou fantomatique de cet espace rempli de vide. La narratrice dérive ainsi dans cette « lumière blafarde » d’un « espace démuni de couleurs » et se cogne à ce « mur blanc du monde », « dans le soutien inutile d’un monde extérieur ».
En résonance encore, dans une émouvante sororité, Plath lui partage un même chant de glace :
« L’hiver m’emplit l’âme !
Et cette lumière de craie
Qui trace des écailles sur les vitres,
Vitres des bureaux vides, des églises vides.
Que de vide ! »
Face à l’impuissance et au « silence des blouses blanches » et de leurs manœuvres, la narratrice sait que « le corps sait ». Et que la « lame blanche » pourrait la délivrer de toute cette souffrance. Car ils sont là, à s’affairer autour de ce corps comme des oiseaux de mort, « êtres protéiformes au dessus d’un désastre »… Elle dénonce ainsi avec une rare violence la « folie outrancière de l’inhumaine foule » et le « mépris de l’incompréhension douloureuse ». Elle peut alors, elle aussi, rejoindre Sylvia « dans (s)a nuit polaire ».
Dans cette nuit de l’âme pourtant quelque chose répond à sa peine. Une infime lueur se glisse dans les interstices du tombeau de silence où elle s’est laissée enfermer, « obéissante à l’injonction d’oubli ». Comme un surgeon de vie fleurissant à son arbre, une image de son enfant flotte autour d’elle sur les eaux de son commencement. Grâce à cet « enfant de la nuit » enfin regardé, « (son) cœur s’ouvre immense sur un amour infini ». Ce qui la sauve, elle qui fut « la noyée », c’est « la réminiscence de la première naissance ».
Une voix remontée des profondeurs, « soleil noir des grandes demeures d’eau » cherche ainsi à percer la glace de l’oubli, faisant écho, là encore, à la voix de Sylvia :
« Elle pèse comme le sommeil,
Comme le poids de la mer. Très au loin,
Je sens la première vague
Marée inévitable qui trimbale vers moi,
Sa cargaison d’agonie
Et moi, coquillage résonnant sur cette plage blanche,
J’affronte ces voix calamiteuses,
Cet élément terrible ».
Depuis son monde intérieur inondé de larmes, cet « océan miné prêt à exploser à tout moment », la « noyée » trouve, au fond d’elle-même, la force de regarder en face ce soleil noir et de le reconnaître. Car, la première naissance, au-delà de celle du premier enfant né, renvoie véritablement au premier regard porté sur soi, celui qui nous fait nous reconnaître nous-mêmes dans le regard d’autrui[4]. La mère connaît seule son enfant, elle qui l’a porté. Le drame souligné par ce récit est bien celui-là : « Les enfants dont la tombe est le ventre de leur mère n’ont pas été connus, sauf d’elle-même ». A la naissance dans et par le corps, doit succéder une naissance dans et par l’imaginaire de la mère. La société des hommes, ensuite, reconnaît l’enfant comme un semblable. Alors « qui pour dire qu’ils ont existé » s’interroge et nous interroge M‑J desvignes ?
Sans visage, il n’y a pas d’humanité. Faire exister, donner une inscription réelle à cet « enfant imaginaire » dont le visage n’existe pas, c’est se rappeler que « chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre » comme le dira Paul Ricœur commentant un propos d’Emmanuel Lévinas[5].
Qu’est-ce que cela fait dans le corps de la femme de porter puis de se séparer de quelque chose que l’on ne pourra jamais regarder, qui ne pourra jamais s’incarner dans un face à face ? Ce goût d’inachèvement est terrible car il coupe à la racine la possibilité de se projeter vers autre chose. Cet inachevé est comme un trou béant que l’on porte en soi-même à la place de l’enfant. D’où la nécessité vitale d’un travail d’incarnation qui se fait ici dans et par l’écriture.
C’est qu’au-delà de la force de l’écriture, des questions précises et concrètes sont abordées en creux du récit, derrière les mots de l’expérience vécue, et dont la narratrice nous porte un témoignage précieux parce que rare.
Un témoignage contre le non-sens
En premier lieu, M.J. Desvignes nous interpelle sur la question de la reconnaissance légale d’un enfant qui n’a pas survécu à la naissance. Et ce drame creuse non seulement la mère mais tous les proches. Comment survivre, en effet, à cet abîme insondable de questions, de doutes, de reproches qui viennent saper les fondations familiales (« on ouvre le caveau de l’enfant qui n’a jamais existé on s’y installe »), à l’effroyable culpabilité qui ronge comme un acide, « les plaintes de la biche aux abois condamnent le bourreau sanguinaire qui, libérant la mère, a percé le flanc du petit faon ».
Ensuite, viennent les questions de la violence institutionnelle et de la maltraitance médicale, inscrites au cœur même du récit et qui restent aujourd’hui encore profondément taboues. Au-delà de la souffrance personnelle de la perte d’un enfant, le récit braque ici une lumière crue sur l’inhumanité profonde (souvent inconsciente et non intentionnelle) des rapports que le corps médical, « foule anonyme pressée sur la colline », peut entretenir avec ses patients.
Face à cette violence absurde, « ils ne lui ont rien donné à voir – rien à comprendre – pas même une image », tout ce que la narratrice peut faire pour son enfant mort, c’est de « lui construire une cathédrale de mots » et de lui composer une messe des morts. Mais ce Requiem sonne aussi une charge sans concessions contre l’absurdité de certaines lois et comportements humains dénués de sens. La narratrice puise ainsi au cœur de son intimité pour dénoncer « un géant aux mains de spatules et son protocole aberrant » (lieux et corps médical impersonnels, actes médicaux vécus de façon intrusive, comme une négation d’elle-même, absence d’échanges simplement humains). Car c’est bien là, dans ce protocole techniciste, que réside la menace de l’hypermédicalisation et de son interventionnisme iatrogène.
Le geste médical « fouille — extirpe » son « corps exposé comme un morceau de viande » sous couvert d’apprendre la médecine. Elle devient jouet entre les mains de ces « singes savants bardés de science » qui « s’acharnaient sur ce corps à la dérive », découvrant dans le même temps « la honte mêlée à la souffrance ». L’hémorragie du mot dit ici la menace de cette intrusion de la technique, « longue aiguille tremblante (…) plantée droit dans le cœur » et de la toute puissance du savoir médical contre l’intime sentiment de la mère, le savoir de son corps. Il a fallu « lutter dans le corps », se battre « contre eux», contre « la règle » imposée par d’autres et « les cris », finalement, martèlent quelque chose qui n’a pas été entendu : « sa voix étouffée celle que l’on n’a pas entendue ». Contre cette déferlante de la violence, n’y a t‑il pas d’autre choix que l’enfouissement de sa douleur ?
Face à l’injonction d’oubli, à l’anesthésie générale, à la négation de soi, il existe une autre voie, étroite et difficile, par laquelle MJ Desvignes est passée après une longue errance intérieure. A la suite de Rilke, elle est entrée dans « le péril ouvert ». Elle a osé pousser ce cri de liberté, assurant ainsi les femmes qu’elles peuvent exercer leur libre choix d’individu conscient face à la tyrannie du pouvoir et à la maltraitance institutionnelle.
Car cette maltraitance est aussi dans la loi instaurée par les hommes[6]. Et c’est cette vérité crue et sidérante que la narratrice nous met devant les yeux. Que l’hôpital cherche à se décharger de toute responsabilité légale et de tout risque de procès dans l’« inhumanité du troupeau accomplissant son forfait » laisse un goût de cendres supplémentaire et le sentiment de voir encore son « enfant subtilisé », alors même que l’on enjoint au père de venir voir l’enfant, « regarde, c’est tout ce qu’ils veulent », pour s’assurer qu’il n’y aura surtout « rien à déclarer ».
Insoutenable douleur, comme un piège qui se referme, que de découvrir après la douloureuse expulsion de l’enfant, la façon dont on écarte les parents de toute relation humaine à leur enfant mort. La vision de l’enfant est la prérogative du père mais c’est une vision toute juridique, « obscène » qui lui impose au fond le silence. La mère, elle, est reléguée dans « la vraie nuit de l’absence ». Emmurée vivante.
La « noble » figure d’Antigone
Et c’est bien sûr la figure d’Antigone qui s’avance derrière les voiles des mots, tout au long du récit, pour éclater à la fin dans un cri : « Personne jamais ne viendra écouter sa douleur » ! Cet enfant, qui n’avait d’autre sépulture que le corps de sa mère, en réclame une visible par tous.
Donner une sépulture, c’est reconnaître une personne comme appartenant au monde des hommes, lui faire une place, réinscrire la mort dans la vie. D’où l’importance de la ritualité funéraire dans la vie des hommes. Dans un séminaire portant sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan[7] évoque longuement la figure d’Antigone pour souligner le rôle fondamental de la nomination au moment de la naissance, qui instaure le petit d’homme comme sujet parlant, l’inscrivant par là-même dans l’ordre symbolique reconnu par ses semblables et permettant la perpétuation de la société.
De la même manière, priver de nom un petit d’homme, à sa naissance, ou lui refuser les rituels funéraires, revient donc à nier sa condition de sujet parlant et constitue une grave atteinte à l’ordre social et symbolique. Antigone s’élève ainsi moins contre l’ordre établi que contre le non respect du à la condition humaine et bravant l’interdiction du silence, elle est celle qui donne aux absents une réalité dans la mémoire des hommes. Ainsi, l’enfant mort peut prendre sa place parmi ses semblables. Et reconnaissant l’enfant, on reconnaît aussi sa mère qui lui a donné naissance.
Si la figure d’Antigone, au-delà même du mythe grec immortalisé par Sophocle, a donné lieu à d’innombrables interprétations politiques, juridiques ou bien à des lectures historiques et psychanalytiques, fondamentalement, le refus d’Antigone est le refus d’une société fondée sur l’anéantissement de l’individu par la loi du collectif, du dominant, du normatif. En ce sens, le « non » de Marie-Josée Desvignes, affronté au silence du groupe qui préfère enterrer la mère vivante dans le déni d’un enfant mort-né, est en soi un acte d’héroïsme.
Contre l’enfouissement, elle appelle, ainsi, à « remonter le souterrain », à soulever la pierre écrasante du « rien n’est arrivé » pour enfin sortir de la nuit de l’oubli et « entrer dans la lumière ». Invitant alors toutes les femmes, à l’égal de l’héroïne grecque, à renoncer à « l’antre de la désespérance ».
« Sous la bise glacée » leur dit-elle, « avancez vos courages ».
Magnifique façon de témoigner d’une suite possible dans la belle continuité de son arbre de vie.
[1] Œuvres, éd. par P. Jaccottet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1967.
[2] Trois femmes, Sylvia Plath, édition Des femmes, Paris, 1975.
[3] Au sens Heideggérien de sortir de soi pour faire place à l’être, le Dasein du philosophe.
[4] Les psychanalystes parlent de « proto regard » pour évoquer ce premier regard qui suit immédiatement la naissance et qui marque de façon passive mais fondamentale le début de la naissance psychique. Se trouver privé de ce regard, et à plus forte raison de la présence même de l’enfant, condamne la mère à une errance indéfinie dans les enfers de l’impossible (re)présentation de l’enfant. Voir J.M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Dunod, 2005.
[5] E. Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
[6] La possibilité de prendre en photo son enfant mort à la naissance et surtout de lui donner un nom et de l’enregistrer à l’état civil est inscrite depuis peu dans le droit français (2008). Toute l’anthropologie est là pour nous rappeler que l’enfant prend place dans l’espace symbolique et social précisément par le rituel de la dation du nom, par les parents ou le groupe, au moment de sa naissance.
[7] Lacan, L’éthique de la psychanalyse. Le séminaire, Livre VII (1959–1960), Paris, Seuil, 1986.