L’effacement

poème de Lise Gauvin 10 photographies de Wanda Mihuleac

 

Une aventure de fréquentation poétique

Sous le titre L’effacement [1], les édi­tions Tran­signum ont pub­lié, en jan­vi­er 2019, un somptueux ouvrage de bib­lio­philie, qui fait con­vers­er dix pho­togra­phies de la plas­ti­ci­enne Wan­da Mihuleac avec un poème en douze stro­phes de Lise Gauvin.

 

Avant de décou­vrir le texte français de la poète, essay­iste et cri­tique lit­téraire québé­coise, ain­si que sa tra­duc­tion en anglais par le poète et tra­duc­teur Patrick Williamson, il faut –et l’on éprou­ve, à ce geste, l’émotion d’ouvrir l’écrin d’un con­tenu pressen­ti comme aus­si pré­cieux que mys­térieux –soulever le cou­ver­cle d’un sobre et très beau cof­fret [2] d’un noir mat, pro­fond, qui porte seule­ment, en bas à droite, sous une pre­mière grande [3] pho­to noir et blanc, les let­tres en relief argen­té du nom de l’auteure : Lise Gauvin.

 

Énig­ma­tique d’abord, cette pho­togra­phie de couverture !

Seule­ment belle, en ses formes vague­ment nuageuses ou de géo­gra­phies plus ou moins déchi­quetées qui se détachent, blanch­es ou nuancées de camaïeux de gris, sur le fond d’un noir encore plus dense que celui du coffret.

Abstraite alors ?… On pour­ra hésiter, met­tre un cer­tain temps avant de percevoir ce qu’elle figure.

Pour sans doute se ravis­er bien­tôt : quelque gros plan de neige en train, déjà, de com­mencer à fon­dre ? Où devin­er aus­si, en une sorte d’encart, dans la par­tie supérieure de la pho­togra­phie, comme une autre image enneigée, mais en reflet décalé, dans un miroir peut-être et sur un autre plan.

Une métaphore, se dira-t-on, du dia­logue entre mots et images, entre poète et photographe.

Métaphore, qui sait, de tout dialogue.

Or, c’est bien de neige que Lise Gau­vin nous par­le effec­tive­ment ici ; des chemins effacés par et sous une neige qui, au fil des pages et des douze stro­phes de son poème, sera vouée elle-même à l’effacement.

Mais, en douze stro­phes, vrai­ment ? Dis­ons plutôt et plus exacte­ment : une, plus onze.

Si la pre­mière est, en effet, aisé­ment repérable en acros­tiche de L’EFFACEMENT (en français seule­ment, bien sûr : mis­ère et grandeur de la poésie, le plus sou­vent et quel que soit le tal­ent du tra­duc­teur, con­sub­stantielle­ment lié à sa langue d’écriture ! ), les onze suiv­antes orchestrent, plus largo pour­rait-on dire, une autre vari­a­tion sur cette forme poé­tique enrac­inée dans une tra­di­tion plurim­il­lé­naire. Dans la suite du poème, chaque stro­phe reprend ain­si, en la let­tre ini­tiale de son pre­mier vers – la seule let­tre de début de vers, dans l’ensemble de la stro­phe, à porter la majus­cule – cha­cune des let­tres du titre : la deux­ième stro­phe com­mence pour la sec­onde fois dans le poème par L, puis la troisième stro­phe par E, les deux suiv­antes par F,  jusqu’au T de la douz­ième et dernière stro­phe. Où l’on se prend à penser que le choix du mot ini­tial de cette stro­phe finale, en note d’attaque : « Tracés », ne saurait être le fruit du hasard !

Car, aucune gra­tu­ité dans cette rigueur de la con­struc­tion choisie par l’auteure ; comme si Lise Gau­vin ten­tait de mieux cadr­er, fix­er, sauver par les mots tracés tis­sés du poème, la fugac­ité d’une réal­ité qui ne cesse trag­ique­ment de lui, nous échap­per et dont le dou­ble proces­sus d’effacement – objec­tif et sub­jec­tif, par et de la neige – fig­ure si juste­ment  l’impermanence dans laque­lle la poète se doit de vivre et créer.

Lorsqu’en me deman­dant d’écrire la pré­face du livre, Wan­da Mihuleac m’a envoyé le poème de Lise Gau­vin avec ses dix pho­togra­phies, j’ai été immé­di­ate­ment retenue, séduite, par les mul­ti­ples réso­nances que sus­ci­tait aus­sitôt la fréquen­ta­tion (je pense ici à l’étymologie de cette anci­enne « con­ver­sa­tion ») entre texte et images. Car, para­doxale­ment, et c’est ce qui ressort de leur dia­logue, ce qui s’est trou­vé effacé, raturé par la neige, a beau­coup à nous dire et à nous faire voir. Une sorte de secret palimpses­te, dans le mys­tère d’une poly­sémie, poly­phonie annoncées.

Avant la neige, oui, il y avait donc eu un paysage, des chemins ‒ con­nus, fam­i­liers, si banals par­fois qu’on ne les voy­ait même plus.Autant de fron­tières et repères sus­cep­ti­bles en tout cas de jalon­ner un par­cours ; celui d’une marche au hasard comme celui d’un itinéraire soigneuse­ment préparé.

Et puis, soudain, ain­si que s’en émer­veille la poète : « Ah ! Comme la neige a neigé ». 

Avec, main­tenant, à la place de ces lieux à présent masqués, toute cette neige, tout ce blanc ! 

Autrement dit : rien ?

Mais un rien qui, dans le cadre à présent vide, nous ferait para­doxale­ment nous sou­venir d’un quelque chose qui aurait naguère été là !

Et, par ric­o­chet, nous sou­venir de nous, en ce que nous avions aupar­a­vant été, en ce que nous avions fait, pen­sé de – et au milieu de – ce monde enfui d’avant la neige.

Avec la neige, s’instaure en effet un règne des plus étranges ; celui d’une énig­ma­tique présence-absence à laque­lle la poète sait nous ren­dre sen­si­bles et qui nous pose question.

Pour Lise Gau­vin, parce qu’il nous aver­tit d’un « évanouisse­ment pro­gram­mé», le spec­ta­cle de la neige nous incite d’abord à pren­dre une con­science plus aiguë de « la vie qui passe », « la vie pas­sante ». N’est-il pas, comme elle le for­mule si bien, « fig­u­ra­tion sensible/de la dis­pari­tion » ?

Comme si, sur la page blanche silen­cieuse­ment tournée ouverte par la neige, se révélait enfin, d’un coup, ce que tente tant bien que mal de nous mas­quer – encom­bré de ses innom­brables objets hétéro­clites aux mul­ti­ples couleurs bar­i­olées, aux bruits par­fois telle­ment cacoph­o­niques – tout ce diver­tisse­ment(au sens pas­calien du terme) de notre habituel espace quo­ti­di­en, je veux dire : l’aveuglante épiphanie du néant !

 Et cepen­dant, chez Lise Gau­vin, loin de n’engendrer que  médi­ta­tion mélan­col­ique sur notre fini­tude, les fron­tières effacées par la neige entrent aus­si en réso­nance pos­i­tive avec la vibrante sen­si­bil­ité de la poète, avec son insa­tiable appétit de voir et de vivre.

Pour elle, qui se dit famil­ière « des gares / et des aéro­ports », elle qui se présente en « Nomade par­mi les nomades », la neige comme le voy­age, tout en abolis­sant les habituelles lim­ites géo­graphiques, les topogra­phies famil­ières et jusqu’à la notion d’espace, boule­verse égale­ment la per­cep­tion tem­porele, dans sa trop prévis­i­ble régu­lar­ité. En résulte pour la poète le « plaisir » et « ver­tige » d’échapper ain­si « au temps des hor­loges ».

Et puis, si pour la Québé­coise Lise Gau­vin, le spec­ta­cle de la neige ren­voie à une expéri­ence de « scènes […] famil­ières », plus que tout autre elle se mon­tre néan­moins sen­si­ble à ‒soudaine­ment révélée par la méta­mor­phose imprévue de la neige ‒cette prodigieuse « Magie de l’instant / sus­pendu », essence et pierre de touche, pour tout vrai poète, d’une poésie authen­tique ! « To see a World in a Grain of Sand […] /Hold Infin­i­ty in the palm of your hand /And Eter­ni­ty in an hour » dis­ait William Blake…

Mais, en quoi con­siste plus pré­cisé­ment ce que Lise Gau­vin nomme ici « pou­voir du blanc », ce pré­cieux cadeau offert en l’instant mag­ique­ment sus­pendu par la neige ? Pour la poète, c’est en par­ti­c­uli­er la décou­verte d’un « espace réin­ven­té », d’un paysage qui aurait « revê­tu ses habits du dimanche », « pris des allures de fête ». Une atmo­sphère d’harmonie joyeuse, voire de monde ré-enchan­té, qui nous mène apparem­ment bien loin de toute déréliction !

Et pour­tant !… Insi­dieuse, la ques­tion qui s’obstine, nous taraude : pour com­bi­en de temps ?

Là encore, Lise Gau­vin nous con­fronte aux « Fragilités », van­ités de notre humaine et ter­restre con­di­tion, si lucide­ment et vigoureuse­ment pointées par l’oxymore : « l’éter­nité pro­vi­soire/du Tableau ». Comme nous en avait prévenus la poète, lorsqu’elle qual­i­fie d’éphémèrece pou­voir de la neige, par ailleurs lyrique­ment célébré, les « traces » qu’elle laisse, comme celles que nous lais­sons par nos écrits, nos œuvres d’art, comme les pho­tos de Wan­da Mihuleac, qui immo­bilisent poé­tique­ment l’instant saisi en le nim­bant d’une som­bre et mys­térieuse aura, tout cela nous par­le au plus près de l’impermanence des choses. Quelle que soit alors l’intensité du plaisir esthé­tique qui peut les illu­min­er, elle n’occulte pas, bien au con­traire, le car­ac­tère trag­ique de leur précarité.

L’écriture de Lise Gau­vin, très con­certée en son appar­ente sim­plic­ité de bon aloi, dis­tille un puis­sant charme (au sens fort et orig­inel du terme), une sorte de « Mys­tères Mirages », qu’on retrou­ve en miroir dans les pho­tos de Wan­da Mihuleac, où « Car­togra­phies intimes » et «  Tracés aléa­toires » esquis­sés par les « par­en­thès­es neigeuses », se font l’écho de la neige elle-même, dont elles lais­sent finale­ment entrevoir et prévoir le « propre/EFFACEMENT ».

Quant à ce terme d’EFFACEMENT qui – boucle bouclée – clôt le poème en faisant écho à son titre, et dont les majus­cules man­i­fes­tent typographique­ment l’ultime ten­ta­tive de faire face, faire trace, faire signe con­tre le blanc néant de la neige, de la page, sa posi­tion lui con­fère une aus­si inéluctable que cru­elle valeur per­for­ma­tive : après lui tout ne s’arrêtera-t-il pas – les mots, le poème ?…

Après lui, il n’y a plus rien !

Dans La beauté dès le pre­mier jour [4], Yves Bon­nefoy mon­tre qu’« adhér­er pleine­ment à la fini­tude, c’est-à-dire […]ressen­tir la valeur absolue de la moin­dre chose » dans « le refus de l’aveuglement », per­met seul d’accéder à la véri­ta­ble poésie, cette « obsti­na­tion qui doit con­stater l’échec de son entre­prise mais veut aus­sitôt et tou­jours en recom­mencer le tra­vail ». Avec la riche ambiguïté de cet « Éphémère pou­voir du blanc », de son « éter­nité pro­vi­soire », voici pré­cisé­ment l’enjeu du dia­logue, ici magis­trale­ment poétisé, entre Lise Gau­vin en son poème et Wan­da Mihuleac en ses photographies.

 

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[1]‒  L’effacement, poème de Lise Gau­vin traduit en anglais par Patrick Williamson & 10 pho­togra­phies de Wan­da Mihuleac, pré­face de Mar­tine Moril­lon-Car­reau, Édi­tions Tran­signum, jan­vi­er 2019, édi­tion orig­i­nale fran­co-anglaise, tirée en 10 exem­plaires sur papi­er INNOVA IFA25 220 g, signés et numérotés de 1 à 10 et présen­tés dans une boîte avec une œuvre originale.

[2] ‒  Dimen­sions : 31 cm x 22,5 cm.

[3]‒ Dimen­sions : 19 cm x 27 cm.

 [4]–   William Blake & Co. Édit. , 2010.

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Martine Morillon-Carreau

Mar­tine Moril­lon-Car­reau est née à Nantes en 1948. Après des études de droit elle part vivre aux Antilles pen­dant 8 ans. Rev­enue à Nantes en 1978, elle y a enseigné en tant qu’a­grégée de let­tres jusqu’en 2008. Elle est prési­dente de Poésie sur tout et rédac­trice de la revue 7 à dire et col­lab­o­ra­trice des édi­tions Sac à mots.