Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules

Les Hommes sans Épaules éditions publie régulièrement des anthologies. Des volumes généreux, à la couverture blanche, et des mines de diamants taillés par Christophe Dauphin. Il édifie le parcours d'un auteur à travers les œuvres convoquées, dont les étapes sont motivées par ses choix éditoriaux. Ceux-ci sont expliqués dans une préface et une postface, dont il est l’auteur, ou bien qui sont signées par un de ses nombreux  collaborateurs. 

Le lecteur peut alors apprécier les extraits proposés, les replacer dans u contexte illustré par des documents iconographiques d’une grande richesse, eux aussi. Une immersion dans l’univers d’un auteur, qui est à découvrir ou à comprendre dans la globalité d’une démarche exposée dans le déroulé temporel de ses productions, en lien avec une existence dont certains moments sont éclairés par la mise en œuvre.

 

Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires((Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, CD joint avec les voix de Yves Gasc, Janine Magnan et Philippe Valmont, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Epaules, Paris, 513 pages, 25 euros.))

 

Ces anthologies sont élaborées autour de thématiques. Drôles de rires  signée Alain Breton et Sébastien Colmagro nous propose un florilège de morceaux choisis parmi les productions d'auteurs tels Sacha Guitry, Alphonse Allais...Un tour d’horizon d’Aphorismes, contes et fables, Une anthologie de l’humour de Allais Alphonse à Allen Woody, avec en ouverture une belle préface des auteurs, et un extrait du Rire de Bergson. Pour clausule un Après rire… Un groupement de textes d’un grande richesse, qui interroge l’ancrage historique et social de l’humour, problématique bien sûr relevée par le paratexte. Et comme pour chaque volume du genre, pléthore de documents iconographiques établissent un dialogisme riche et pertinent avec les textes. 

En plus d'un moment jubilatoire, le lecteur peut réfléchir sur la question du rire, car ce groupement de textes propose un cadre de réflexion dont les enjeux nous sont montrés par le paratexte. Mystification, dérision, non-sens, ironie, parodie, la liste peut-être longue, et ces modalités humoristiques sont à prendre très au sérieux. A  la fin du dix-neuvième siècle le comique a été le premier moyen d'expression d'une crise du sens, bien avant que l'absurdité ne soit la trame féconde d'oeuvres plus sérieuses... 

 

Alain Breton, Infimes prodiges((Alain Breton, Infimes prodiges, Les Hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 462 pages, 25 euros.))

 

Les anthologies qui proposent un focus sur un poète à découvrir dans une contextualisation biographique et sociologique fonctionnent de la même manière. Les extraits d’œuvres sont placés dans le moment et le lieu de leur production. Cet éclairage n’est pour autant  jamais envahissant. Le lecteur est ainsi libre d’apprécier les textes proposés sans que les éléments d’une biographie qui prendrait facilement le pas sur la portée artistique des textes  ne viennent perturber la portée sémantique des extraits.

Il est tout à fait admirable de feuilleter le volume consacré à Alain Breton. Un tour d’horizon de son œuvre qui regroupe les plus beaux de ses poèmes nous permet d’apprécier la richesse de son œuvre, mais aussi la trame épaisse de son parcours, car il est aussi critique et éditeur. Il est également possible comme pour chaque auteur abordé de suivre l’évolution de ses productions, leur édification, de percevoir les changements et la logique qui sont à l’œuvre dans la genèse de la globalité.

Et nonobstant le fait qu’Alain Breton est aujourd’hui le directeur littéraire de la Librairie-Galerie Racine, il est aussi un poète extraordinaire qui offre au langage une amplitude servie par des images puissantes et inédites. Le choix de mise en œuvre est chronologique, et on découvre autant de poèmes en prose que de textes versifiés.

 

Tu gis en Provence
dans les palabres des fleurs

Rincé
par la lumière

Tu monnayes
Le poignard des anges.

 

Des vers brefs, vifs et qui n’en travaillent pas moins toute l’amplitude du signe. Les antithèses servent des métaphores inédites, et le lexique pourtant usuel déploie toutes ses potentialités. Une langue revivifiée, renouvelée, retrouvée en somme, parce que cette poésie nous offre de nous l’approprier à travers la libération d’une multiplicité d’acceptions. 462 pages dont on ne peut que se réjouir, et qu’il est bon d’avoir près de soi, pour s’immerger dans la magie des vers d’Alain Breton.

 

 

Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche((Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche, Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 194 pages, 15 euros.))

 

Patrice Cauda est aussi au nombre des poètes auxquels Christophe Dauphin a consacré un de ces volumes. Cette fois-ci cette anthologie dont il est l’unique maître d’œuvre nous permet de découvrir ou de redécouvrir à nouveau un grand poète : Je suis un cri qui marche, Essais, choix et inédits. Orphelin, ouvrier et rescapé des massacres de la seconde guerre mondiale, cet immense poète autodidacte nous émerveille, nous émeut, nous intimide, tant est puissante sa poésie, d’une gravité incroyable, d’une densité surprenante. Classique au demeurant, mais il en faut du talent pour marcher dans les pas de prédécesseurs qui ont tout exploité des richesses de la langue…croit-on, car Patrice Cauda nous démontre que l’on peut encore avancer en territoire connu.

 

Mon Dieu comme c’est long
ces jours soudés avec les nuits
et ce cœur qui ne veut pas mourir

Tant de cris pour l’obscurité
toutes ces mains qui se balancent
et cette sève infusée aux choses

Corps maladif retenu aux heures
tu n’as pas fini de trahir
sans un geste comme un fruit trop mûr

Terre muette touchée par les morts
qui espire l’inquiétude des pas
accrochés semblables au lierre sur la pierre

Ce front plissé ressemble à la vie
où chaque instant marque son passage
pour qu’un fleuve recommence la mer

 

 

Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde((Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940/46), Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 345 pages, 20 euros.))

 

Et enfin un volume qui convoque un poète rare : Ilarie Volonca, présenté dans une édition établie par Pierre Raileanu et Christophe Dauphin. Un Journal inédit et une anthologie de ses textes, Beauté de ce monde, qui offre un panel de poèmes classés par ordre chronologique, de 1940 à 1946. Là encore un paratexte riche et qui propose des éléments pour situer l’homme et l’œuvre. Poète français et roumain, cette figure-phare de la littérature de l’Est participe dans son pays de naissance à l’édification d’une avant-garde qui favorise l’émergence d’une modernité littéraire roumaine. Il fonde avec Victor Brauner la célèbre revue 75 HP qui perdure de nos jours.

 

 

 

Ces anthologies sont donc des volumes précieux, qui plongent le lecteur dans l’univers d’un auteur, pas uniquement grâce à ses productions artistiques. Elles entrouvrent la porte d’une intimité qui n’est qu’esquissée par les liens effectués entre les éléments biographiques purement factuels et une mise en situation historique. Le plus souvent engagés dans une démarche critique, les poètes dont il est question offrent matière à ce que le lecteur prenne connaissance de leur apport dans l’avancée d’une littérature qui peine à s’engager sur de nouvelles voies en ce début de siècle. Et que leur nom soit peu ou pas connu, il n’en demeure pas moins que Christophe Dauphin et Henri Rode savent où s’écrit la Poésie, de celle qui ne se taira pas.