Kevin Gilbert (1933–1992), Wiradjuri (peuple aborigène au centre de la Nouvelle-Galles du Sud, Australie), est un emblème de la lutte engagée contre les injustices subies par les Peuples des Premières Nations. Ardent défenseur de leurs droits, il pourfend dans sa poésie et ses actions politiques les miasmes délétères de la colonisation. Il a reçu, mais décliné, en 1988 (année où fut célébrée le Bicentenaire de la colonisation) le prix de Littérature des Droits de l’Homme pour son anthologie de poésie aborigène (40 poètes présents) Inside Black Australia. Kevin Gilbert compte parmi les auteurs majeurs ayant contribué à l’émergence de la littérature aborigène. Il est auteur d’œuvres iconiques : manifestes politiques, théâtre, poésie. Dans Le Versant noir (The Blackside : People are Legends and other poems) (1990), Kevin Gilbert offre sa voix aux peuples aborigènes. Elle devient ce canal précieux pas lequel s’entend l’humanité de chacun. La lecture de ces poèmes permet une plongée dans ces existences douloureuses mais toujours vibrantes. Eleanor Gilbert, dans l’avant-propos à la version française, écrit « qu’il a donné ses dons aux autres pour qu’ils soient entendus ». Ecriture atemporelle : aujourd’hui encore, la lutte contre la disparition se poursuit avec la même âpreté et nécessité. Dans ces poèmes du Versant noir, respire et chante une culture millénaire. La traduction a exigé une empathie bouleversante et le désir profond, intègre, de faire entendre ces voix dans leur authenticité et leur beauté. Cette première parution en France en version bilingue, aux éditions du Castor astral, d’un recueil intégral d’un grand poète aborigène est un évènement majeur pour tous les peuples des Premières Nations, et une chance pour le lectorat occidental d’aller à leur rencontre, « Peut-être ces poèmes vous montreront-ils notre vrai visage, et peut-être lieront-ils notre humanité à la vôtre » écrit Kevin Gilbert dans son introduction. Ce livre en a le pouvoir.
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Extraits :
BAAL BELBORA– The Dancing has Ended
Baal Belbora
Baal Belbora
the end the dancing has stopped
the warrior lies dead where his broken spear fell
beside the high pinnacle rock
Baal Belbora
Baal Belbora
his lubra lies dead on the slope
the mounted trooper who mounted and raped her
had slashed her black throat when she pleaded with hope
the child that she suckled
lies dead on the grasses
the grey quivering brains smashed out with cold steel
Baal Belbora
Baal Belbora
the dancing has ended
now ask me whiteman
how do I feel
La danse est finie
Baal Belbora¹
Baal Belbora
c’est la fin la danse est finie
le danseur gît près de la flèche brisée
sur la cime du haut rocher
Baal Belbora
Baal Belbora
sa lubra² gît dans la boue
le cavalier de la police montée
qui l’a mise en selle et enlevée
a tranché sa gorge noire
quand elle suppliait grâce
l’enfant qu’elle allaitait
gît dans les herbes
les morceaux gris des cervelles
défoncées au métal froid tremblent
Baal Belbora
Baal Belbora
la danse est finie
maintenant demande-moi homme blanc
comment je me sens.
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¹Baal Belbora : Ce poème a été inspiré par Baal Belbora la danse est finie, livre de Geoffrey Blomfield paru en 1981 relatant l’invasion de la région des Trois Rivières (Hastings Manning Macleay) en Nouvelle-Galles du Sud et le massacre des populations aborigènes par ses ancêtres. Kevin et Geoffrey correspondaient. Une amie d’Eleanor Gilbert vivait près de chez Geoffrey. Quand le voisinage a su qu’il écrivait un livre sur ses ascendants ayant participé aux massacres des Aborigènes, ils l’ont aidé à s’installer. Il possédait une terre près de l’une des rivières. Mais il a eu d’importants problèmes avec ses employés licenciés pour travaux défectueux. Il a été frappé et gravement blessé. Il est parti vivre en Angleterre où il a fini son livre. Renseignements donnés par Eleanor Gilbert. ²Lubra : femme en aborigène. (NdT)
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THE CELEBRATORS ‘88
The blue green greyish gum leaves
blew behind the bitter banksia that bent
in supplication silently bereaved
bereft of the black circle that once sat
around its base to stroke and chant its songs
that made the rivers flow and life wax fat
the legends and the river now replaced
by sheep-torn gullies and a muddy silt
that sluggishly and sullen in retreat
throws up its mud to signal its defeat
the carking crows have changed their song grown deep
from tasting human flesh that left to reek
beneath the unpolluted sun in pioneer days
now veiled in smog so spirits cannot peek
the river-dove grown silent fearing song
will bring the hunter with his thundering death
the kookaburra laughs in disbelief
then waits again in fear with bated breath
the legislators move their pen in poise
like thieves a’crouch above the pilfered purse
how many thousand million shall they give
to celebrate the bicentenary
and cloak the murders in hilarity
and sing above the rumble of the hearse.
CÉLÉBRATION 88
Les feuilles vert-bleuté du gommier gris
s’envolaient derrière l’amer banksia¹
en supplique courbé silencieusement dépossédé
dépossédé du cercle noir où on s’asseyait autrefois
autour de lui pour caresser et chanter ces chants
qui faisaient couler les rivières et s’éployer la vie
les légendes et les rivières sont à présent remplacées
par des ravins aux moutons éventrés et une vase boueuse
qui lentement épand sa boue pour signaler sa défaite
et se retire sombrement
tourmentées les corneilles ont changé leur chant
jailli de très loin quand elles ont goûté
à l’époque des pionniers
sous le soleil vierge
à de la chair humaine laissée pour empester
désormais voilée par la brume
afin que les esprits ne le voient pas à la dérobée.
La colombe des rivières fait silence
elle redoute que son chant
attire le chasseur et ses mortels fracas
incrédule le kookaburra² rit
puis attend à nouveau en retenant son souffle
Les législateurs écrivent avec élégance
comme des voleurs s’accrochant à leur bourse
combien de centaines de millions donneront-ils
pour célébrer le Bicentenaire³
et chanter par-dessus le grondement
des corbillards.
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¹Banksia : arbre ligneux d’Australie à grandes têtes florales. ²Kookaburra : martin-pêcheur d’Australie. Son nom aborigène (en wiradjuri) signifie Kookaburra rieur (son chant ressemble à un rire). ³Bicentenaire : Commémoration en 1988 du bicentenaire de la fondation de l’Australie. (NdT)
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KIACATOO
On the banks of the Lachlan they caught us
at a place called Kiacatoo
we gathered by campfires at sunset
when we heard the death-cry of curlew
women gathered the children around them
men reached for their nulla and spear
the curlew again gave the warning
of footsteps of death drawing near
Barjoola whirled high in the firelight
and casting his spear screamed out “Run!”
his body scorched quickly on embers
knocked down by the shot of a gun
the screaming curlew’s piercing whistle
was drowned by the thunder of shot
men women and child fell in mid-flight
and a voice shouted “We’ve bagged the lot”
and singly the shots echoed later
to quieten each body that stirred
above the gurgling and bleeding
a nervous man’s laugh could be heard
“They’re cunning this lot, guard the river”
they shot until all swimmers sank
but they didn’t see Djarrmal’s family
hide in the lee of the bank
Djarrmal warned: ‘Stay quiet or perish
they’re cutting us down like wild dogs
put reeds in your mouth — underwater
we’ll float out of here under logs’
a shot cracked and splintered the timber
the young girl Kalara clutched breath
she later became my great grandma
telling legends of my peoples’ death
the Yoorung bird cries by that place now
no big fish will swim in that hole
my people pass by that place quickly
in fear with quivering soul
at night when the white ones are sleeping
content in their modern day dreams
we hurry past Kiacatoo
where we still hear shuddering screams
you say: Sing me no songs of past history
let us no further discuss”
but the question remains still unanswered:
How can you deny us like Pilate
refusing the rights due to us.
The land is now all allocated
the Crown’s common seal is a shroud
to cover the land thefts the murder
but can’t silence the dreams of the proud.
KIACATOO
Sur les rives du Lachlan ils nous ont attrapés
dans un endroit appelé Kiacatoo¹
au coucher du soleil on était réunis près des feux de camp
quand nous entendîmes le cri de mort du courlis
les femmes mirent les enfants près d’elles
les hommes saisirent leur flèche et leur nulla²
le courlis mit à nouveau en garde
contre les pas de mort se rapprochant
Barjoola dans la lumière du feu tourbillonnait haut
et lançant sa flèche hurla : « En avant ! »
son corps vite brûlé par les braises
blessé par une arme s’effondra
le sifflement strident du cri perçant du courlis
fut noyé dans le fracs du tir
à mi-course les femmes et les enfants s’écroulèrent
et une voix hurla : « Il n’y a plus rien à abattre »
plus tard seuls des tirs résonnèrent
pour calmer chaque corps qui remuait
au-dessus des gargouillements et flots de sang
le rire nerveux d’un homme se faisait entendre
« Ils sont rusés ceux-là, surveillez la rivière »
ils tirèrent jusqu’à ce que chaque nageur ait sombré
mais ils n’avaient pas vu la famille Djarrmal
cachée à la rive sous le vent
Djarrmal mit en garde : « Restez tranquilles ou vous mourrez
mettez des roseaux dans votre bouche — dans l’eau
sous les rondins nous flotterons hors d’ici »
un tir claqua et fit éclater le bois
la petite fille Kalara prit son souffle
plus tard elle devint ma grand-mère
et m’a raconté l’histoire de la mort de mon peuple
désormais l’oiseau Yoorung³ crie en cet endroit
aucun gros poisson ne nagera plus dans ce point d’eau
mon peuple traverse ce lieu rapidement
l’âme frémissant de crainte
la nuit quand dorment les hommes blancs
satisfaits de leurs rêves du jour moderne
on traverse très vite Kiacatoo.
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¹Kiacatoo : lieu situé près de la rivière Lachlan en Nouvelle-Galles du Sud dans le territoire des Wiradjuri. ²Nulla : terme dérivé de nulla-nulla : bâton nu ou peint utilisé pour la chasse ou pour les cérémonies. ³Yoorung : yurang, dérivé de young man, jeune-homme. (NdT)