traduction Elizabeth Brunazzi
et Marilyne Bertoncini
CLEAN FOR GENE1
Il y avait une belle jeune actrice nommée Cedering Fox qui habitait au n.7 de l’immeuble, dans la rue où, trente ou quarante ans auparavant, W.H. Auden entre autres avait vécu. Elle avait une voiture, ce qui au “Village”, à l’époque, était déjà extraordinaire, mais ce qui était vraiment exceptionnel, c’est qu’elle était propriétaire d’une place pour garer cette voiture dans un terrain vague de l’autre côté de la rue, où se trouvaient quelques voitures, dont les propriétaires étaient, je pense riches, puissants, ou bien introduits. Je n’ai jamais su à laquelle de ces trois catégories elle appartenait. Bien sûr, elle était aussi très belle.
Vers le début ou le milieu des années quatre-vingts (je peux mettre une date uniquement parce qu’à l’époque de ces évènements, nous avons élargi l’espace en ouvrant la célèbre arche qui donnait sur la deuxième salle. Nous avons aussi fait construire une cuisine rudimentaire et creusé la moitié de l’espace qui est devenu l’arrière-salle. Nous n’avions rien envisagé alors comme installation au sous-sol. Nous avions pratiqué une petite niche sous le trottoir pour servir de bureau, mais nous n’avions même pas commencé à traiter le problème de la montagne de détritus amoncelés au sous-sol pendant les quarante ans d’occupation de Kenny et Helen, les ex-propriétaires du magasin d’antiquités qui était là, avant que l’accumulation aveugle, sous le règne de Danny, ait dégénéré en bazar. Nos spectacles avaient maintenant lieu dans la pièce contiguë, ce qui rendait plus calme la salle de devant et permettait même d’éventuels dîners modestes, pendant qu’on commettait poésie, musique ou ventriloquie de l’autre côté de l’arche.
Un jour Cedering s’est présentée. “Je crois comprendre que vous organisez parfois des soirées de lecture poétique. Ma mère est poète. Serait-il possible qu’elle lise sa poésie ici? Qu’est-ce que vous en pensez?
- Bien, je ne suis pas très formaliste. Alors pourquoi pas, elle pourrait passer me voir.
- Elle habite à Amagansett.
- Est-ce qu’elle vient en ville?
- De temps en temps, oui.”
- Alors la prochaine fois pourquoi pas? Je vous invite à l’amener ici.”
Quelques semaines plus tard une femme d’un certain âge, très glamour; est entrée au café :
- Je m’appelle Siv Cedering. Ma fille m’a proposé de passer vous voir.
Et voilà l’origine de cette Cedering.
Elle parlait avec un léger accent qui me paraissait scandinave. En fait elle était suédoise mais elle avait habité à New York assez longtemps pour bien se débrouiller en anglais, etavoir acquis une certaine réputation comme auteur de poésie pour enfants. Elle m’a offert l’un de ses livres, un élégant recueil imprimé en caractères blancs sur papier bleu.
- Ce que j’aimerais surtout c’est avoir l’occasion de lire ma poésie devant — comment dirais-je — un public d’adultes.
Nous avons bavardé aimablement de la poésie en général, du statut de la poésie contemporaine que je connaissais très peu, et en particulier de la poésie contemporaine américaine dont je ne connaissais presque rien.“Vous savez,” ai-je dit enfin, “normalement j’invite deux poètes à lire au programme de la même soirée. Si je vous invite, est-ce qu’il y a quelqu’un avec qui vous aimeriez lire? Quelqu’un avec qui vous ayez toujours rêvé de lire? Vous et…?
- Et alors,” a‑t-elle répondu sans hésitation, “pourquoi pas Eugène McCarthy et moi-même?”
- Eugene McCarthy? Est-ce qu’on parle de la même personne? Eugène McCarthy le sénateur?
- Oui, c’est bien lui. Il a beaucoup publié, vous savez. Il a fait paraître six recueils”.
J’ai été, pour le moins, étonné. Depuis mon arrivée en Amérique 16 ou 17 ans auparavant, Eugène McCarthy2 était l’un des rares hommes politiques chez qui j’avais observé à la fois charme et courage. Issu du mouvement Ouvrier-Fermier-Démocrate de l’état du Minnesota, il avait un comportement de patricien, de gentleman, allié à une espèce de populisme et l’ensemble semblait l’incarnation même de sa région d’origine. A la fin de l’année 1967, au comble de la guerre du Vietnam, il avait eu le courage, au sein de son propre parti, de rivaliser avec Johnson pour la nomination à la candidature démocrate présidentielle, et la grâce de pousser des légions d’étudiants universitaires à se faire couper leurs longs cheveux de hippie, jeter leurs habits en haillons, et s’habiller correctement pour participer à la campagne pour l’élection de Gene. Ils ont été si nombreux à frapper aux portes dans le New Hampshire, le premier état à voter dans les élections primaires de la présidentielle, qu’il a failli emporter la victoire sur Johnson avec une marge très étroite.
Quelques mois plus tard, Johnson, gagnant en 1964 avec une majorité plus grande qu’ aucun président de l’histoire américaine, s’était retiré Par la suite Bobby Kennedy était entré dans la bataille, et puis et puis et puis…une année tumultueuse, 1968. Bobby Kennedy assassiné juste après sa victoire à l’élection primaire démocrate en Californie. Martin Luther King assassiné, Hubert Humphery, vice-président sous Johnson, et confrère de McCarthy dans le Minnesota, emportant la nomination à la présidentielle pour perdre ensuite face à Nixon, à la honte de tous. Et puis, bien sûr, ce fut le tour de McGovern, une candidature encore plus désastreuse quatre ans plus tard, quand ce dernier n’avait gagné qu’un seul état sur cinquante — le Massachusetts — événement qui permit à Nixon un deuxième mandat avant l’effondrement total de son administration lors du scandale du Watergate. Et McCarthy, en Don Quichotte, se présentant comme candidat présidentiel indépendant tous les quatre ans.
- Pourtant il n’habite pas à New York, n’est-ce pas?
- Non, il habite en Virginie.
- Bien, il n’y aucune possibilité qu’on puisse lui payer le voyage en avion. Le mieux qu’on puisse faire c’est de lui offrir juste le dîner.
- Aucun souci. Il viendra.
Quelle histoire délicieuse figurait-elle derrière sa réponse, me suis-je demandé… mais je ne lui ai pas posé de question.
Alors, on s’est mis d’accord. Siv Cedering et Eugene McCarthy allaient lire leur poésie devant les adultes le même soir. Et nous éviterions le plus possible d’en faire de la publicité de peur d’attirer des milliers d’admirateurs alors ardents et bien mis, qui désormais ne sont plus jeunes, et qui auraient encombré la rue.
Bien sûr, le bruit a couru. Nous avons décidé que l’unique espace où nous pourrions présenter cette performance était bien au sous-sol. Nous avons commandé la livraison d’un grand bac. Charles et moi, ainsi que divers porteurs, plongeurs et danseurs de claquettes, avons remonté inlassablement l’escalier du sous-sol, transporté des tonnes de débris, pour les faire passer par la trappe, et les jeter au monstre qui attendait là.
Cette opération nous a pris des jours et des jours. Des trucs étaient empilés sur une telle hauteur qu’avant qu’on les dégage, nous ne savions ni combien de tuyaux couraient au plafond, ni que d’énormes conduits d’égouts bordaient les deux côtés de notre étroit passage. Bien des années plus tard nous avons construit au-dessus des égouts des banquettes plutôt élégantes, enfin, évidemment, si vous ignoriez ce qui était en-dessous et sur lequel vous vous étiez assis. Mais à ce moment‑là, il s’agissait d’un futur inimaginable. Entre-temps nous étions contents de découvrir des fonds en béton relativement stables, des murs de briques grêlées mais dont nous avons pu masquer provisoirement les défauts grâce à une couche rapide de peinture blanche, des vitres brisées et portes condamnées qui communiquaient avec une ruelle extérieure, et que nous avons peintes aussi . Bien sûr la peinture fut presque instantanément diluée par l’eau qui dégoulinait le long des murs. La seule installation que nous n’avons pu ni déguiser ni enlever fut un grand évier industriel qui gargouillait follement. Les gargouillement ne provenaient qu’en partie des robinets anciens que nous avons pu fermer. C’était plutôt cet évier servant de bassin de drainage de l’eau sale qui coulait de multiples tuyaux. Pourtant, ce qui faisait une sorte de contrepoint charmant, c’était que cet évier dégorgeait des effluves chaque fois qu’il pleuvait et que les égouts de la ruelle derrière se bouchaient. L’endroit où les poètes auraient à lire leurs poèmes était à cõté de cet évier. Nous avons espéré qu’il ne pleuvrait pas ce soir‑là.
J’ai apporté mon ampli pour guitare le plus fidèle et un micro dont nous nous servions pour les performances à haute voix à l’étage et j’ai installé une rallonge à l’éclairage solitaire. J’ai apporté deux lampes avec clips et je les ai fixées aux tuyaux verticaux. Ensuite nous avons apporté tous les sièges pliants que nous avons pu rassembler, peut-être cinquante au total. Nous avons estimé qu’il y aurait suffisamment de place pour vingt-cinq personnes de plus mais qui resteraient debout. Voilà une salle de performance digne d’un président.
Les poèmes qu’ils ont lu, je ne m’en rappelle plus. Il me semble que Siv a lu en premier. Je suis certain que j’avais des soucis sur l’ordre des lectures: bien des auditeurs seraient partis si McCarthy était passé le premier. Je ne crois pas que j’aie osé faire une pause du tout pendant toute la soirée. L’ensorcèlement du moment, l’anticipation, l’improbabilité aboslue de tout le projet ont milité pour que nous avancions, tout simplement.
McCarthy, grand, élégant, incongru en complet et cravate impeccables, resté debout à côté de l’évier gargouillant, a lu ses vers grands, élégants et impeccables, et chaque mot a pris le large, et chaque mot a trouvé sa destination.
Les lectures terminées, nous avons dîné à quatre — Siv, Cedering, McCarthy et moi‑même — auprès de la cheminée dans la petite salle du fond. Nous avons commandé le repas de la liste de plats sur notre menu réduit. Enfin McCarthy (je ne crois pas avoir osé prononcer son prénom) s’est tourné vers moi et il a dit:
- Comment est-ce que vous le faites?
- Je suis désolé. Excusez-moi. Comment est-ce que je fais quoi?
- Comment est-ce que vous calculez la quantité de provisions à commander pour la restauration?
- Eh bien, en général, je laisse ces décisions aux chefs.
- Vous savez, j’ai un ami qui a ouvert une pension il y a pas mal de temps. Il n’est pas arrivé à faire ce calcul. Et il n’était question que des oeufs, n’est-ce pas? Il a été obligé de fermer.
- Oh !
- Peut-être avez-vous entendu parler de lui.
- Qui?
- George McGovern.
- George McGovern?
George McGovern, vous vous en souvenez peut-être, avait été vainqueur aux élections dans le Massachusetts !
Eugene McCarthy ne s’est pas engagé dans l’industrie hôtelière , pourtant il a continué à se présenter comme candidat à la présidence américaine tous les quatre ans jusqu’en 1992.
Siv Cedering est rentrée à Amagansett.
Cedering Fox a déménagé à Hollywood pour confronter sa beauté aux riches, puissants et bien introduits.
J’ai hérité de sa place de stationnement.
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2 — Eugene Joseph « Gene » McCarthy, né à Watkins (Minnesota) le 29 mars 1916 et mort à Washington, D.C. le 10 décembre 2005, est un homme politique américain qui est resté longtemps membre du Congrès des États-Unis : il a siégé à la Chambre des représentants de 1949 à 1959 puis au Sénat de 1959 à 1971.
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