Quand on reçoit un numéro des HSE, plus que pour bien des revues, il faut se pré­cip­iter sur l’éditorial de Christophe Dauphin. Il donne le ton et l’esprit aux cahiers qui suiv­ent en dessi­nant un pays où s’entrelacent le mémoriel, l’histoire, le poli­tique, les coups de gueule et les bour­rades chaleureuses. Un peu comme un marin qui après un long périple revient au bar du pays et vous par­le de « là-bas ». Celui du numéro 58 est par­mi les plus émou­vants que j’ai lus. Il dit s’inspirer d’un man­u­scrit inédit (j’espère pas trop longtemps) qui nous fait par­tir de son vil­lage natal où prit racine sa rela­tion avec l’Arménie par l’intermédiaire d’un ami, Raphaël Thorossov, mort en 1998, à 101 ans : « Du fond de mon enfance, je te revois Raphaël. Tu déam­bu­lais dans le vil­lage coif­fé de ta légendaire toque noir et vêtu de ton man­teau en astrakan […] Tu me par­lais, de là-bas… Ce pays que tu avais quit­té, non sans avoir emporté dans un bocal de généreux grammes de terre. “Elle par­ti­ra avec moi” me disais-tu. ». 

Des noms sur­gis­sent, con­nus ou mécon­nus (j’y apprends les racines arméni­ennes de Paul Farel­li­er, ce qu’ami aveu­gle je n’avais pas relevées), des ren­con­tres, des titres de recueils, des pages d’histoire arméni­enne, avec ses crimes, pil­lages, mas­sacres d’hommes, femmes et enfants jusqu’à ce « géno­cide de 1915 », et qui fut suivi de deux guer­res récentes, puis encore celle de 2020… Et pour­tant le pays dont il nous par­le brille d’une lumière iné­gal­able, avec ses jardins, son archi­tec­ture, sa musique car ce pays est d’abord celui apparu par un lien d’amitié : « Que d’histoire de sang et de liens frater­nels avec l’Arménie dans le mou­choir de nuages de notre bourg haut-nor­mand ! » Après cet édi­to, le cahi­er Ain­si furent les Wah I ouvre ses pages aux auteurs ayant men­tion­né l’Arménie durant cette péri­ode, dont Quil­lard, Max Jacob, Hik­met, Man­del­stam et Gross­man avec son inou­bli­able car­net de voy­age, Que la paix soit avec vous. S’y joignent des poètes arméniens, dont le plus ancien, dont on garde trace s’appelle Gré­goire de Narek (940‑1000), avec ce poème « Toi qui prends soin des âmes », Sia­man­to, Lubin, pour don­ner des noms que je con­nais un peu. C’est une nou­velle occa­sion de sig­naler la qual­ité des notices biographiques de la revue qui en fait un incon­tourn­able de toute bib­lio­thèque résolue et ambitieuse. 

Les Hommes sans épaules, Daniel Varoujan et le poème de l’Arménie, numéro 58, 2024, 17 €.

Quelques vers arméniens réson­nent encore à mon oreille : « Nous voici, nous arrivons, nous sommes la malé­dic­tion / La lance rusée enfon­cée dans l’obscurité » (Sévak). « Notre généra­tion a plus d’amis dans l’autre monde que celui-ci » (Kostan Zar­i­an). Je fais con­nais­sance avec ce poème d’Armen Lubin « N’ayant plus de mai­son ni logis / Plus de cham­bre où me met­tre / Je me suis fab­riqué une fenêtre / Sans rien autour. » Ensuite s’ouvre le dossier sur Daniel Varou­jan qui tisse à maille ser­rée la biogra­phie du poète et la tragédie du géno­cide durant laque­lle le poète avec trois com­pagnons fut attaché à un arbre et lardé à mort de coups de couteau. En regard de ces pages si douloureuse, l’emblématique poème « Terre rouge », me frappe cette vague de grands poèmes épiques et frater­nels qui compte (au moins) Varou­jan, Hik­met. Ils nous racon­tent l’histoire de héros éponymes de leur pays, chantent leur peu­ple et leurs paysages, visant ain­si, comme l’écrit Dauphin en par­lant de Varou­jan, à réc­on­cili­er « le mythe héroïque et le réel ». Suit le cahi­er Ain­si furent les Wah IIoù je décou­vre deux poèmes de Manouch­i­an (j’ignorai qu’il était poète) dont ces qua­tre vers : « J’ai pris la sin­ueuse allée du vil­lage ; / — Mon soleil sur les épaules comme un abri­cot, / À mes lèvres trem­blantes un vieux chant de laboureur -, Je pars livr­er mon cœur au cœur des mon­tagnes. » C’est beau comme du Whit­man. D’autres auteurs se suc­cè­dent. Les lisant, je ne fais plus la dis­tinc­tion entre les poètes arméniens ou autres, les biogra­phies s’entremêlent, avec, omniprésentes, les pages som­bres de l’histoire uni­verselle du XXe siè­cle, que pour­tant tra­versent de nou­veaux poèmes, telles un le Nil aux eaux félines tra­ver­sant les sables du désert. Quelques noms et vers lus et médités : Verdet et son Antholo­gie des poèmes de Buchen­wald, Mélik, Bon­nefoy évo­quant l’Arménie et nous con­fi­ant cette déf­i­ni­tion de la poésie : « C’est ten­ter de ren­dre aux mots la pleine mémoire de ce qu’ils nom­ment » ; Sévak, Kertész et encore Buchen­wald ; puis de grandes et belles pages sur le poète et tra­duc­teur Godel ; l’article sur la géopoésie de Chaliand, arpen­teur du monde et de ses luttes qui nous dépose un con­seil de vie : « Il faut con­serv­er son esprit cri­tique, ne jamais se laiss­er duper par notre pro­pre pro­pa­gande, et faire preuve de déter­mi­na­tion, tou­jours… ». je m’attarde, dis­trait sur ses vers biographiques : « J’ai fait plus de quinze métiers / au gré des pays et du vent / Je gravis le toit du ciel / avec ma chevelure de nuage / et mon cœur coule par la nuit des villes » ; Mah­moud Dar­wich appa­raît en nous offrant trois poèmes de pleine human­ité : « Dépose ici et main­tenant la tombe que tu portes / et donne à ta vie une autre chance / de restau­r­er le réc­it » ; ou encore Gérard Mordil­lat, dont j’ignorais le ver­sant poé­tique de son œuvre ; Akopi­an, poète engagé pen­dant quar­ante ans auprès du Sec­ours pop­u­laire ; l’étonnante Kriko­ri­an, « l’arménienne de Téhéran » ; le poète Rugam­ba et, avec lui, le géno­cide des Tut­si, et ce texte « Kad­dish pour l’Afrique » ; puis des poètes plus proches, des amis ou des poètes à ren­con­tr­er : Caroutch, Bris­si­aud, Dauphin lui-même, Tison, le neu­rochirurgien et poète de Besançon Lau­rent Thinès, Tavera, Marie Bouchez (« Les toits vaguent sur notre âme / Mais c’est sur nos mémoires que le soleil se couche »), etc. Et pour finir, avant le généreux cahi­er de recen­sion, une dernière fig­ure vient nous saluer : Kamel Bencheikh, et avec lui, la « décen­nie noire » de l’Algérie que sur­monte une poésie invain­cue (« je n’existe plus que pour la mémoire lapidée qui m’assaille ») Un numéro des HSE à vivre comme une prière uni­verselle de la poésie.
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Pierrick de Chermont

Pier­rick de Cher­mont est poète et dra­maturge. Il a pub­lié de nom­breux recueils de poésie, chez Club des Poètes, la Librairie-Galerie Racine et les Edi­tions de Cor­levour, ain­si qu’une pièce de théâtre chez Eclats d’en­cre. Il organ­ise tous les ans les “Présences à Fron­te­nay”, réc­i­tal de poésie et de musique con­tem­po­raine. Enfin, il est mem­bre du comité de la revue Nunc. Pho­to Yves Faivre