Parvenue à son vingt-sixième numéro, Nunc n’est presque plus à présenter. Plus qu’une simple revue de poésie ou de réflexion, Réginald Gaillard et Franck Damour pilotent une des principales aventures intellectuelles en langue française de notre temps. Nunc ne ressemble à aucun autre objet connu : on y trouve des poèmes d’auteurs contemporains, des traductions de poètes disparus, des essais littéraires, anthropologiques, cinématographiques, des correspondances inédites, des textes oubliés de théologiens, des dossiers, des cahiers (Marcel Jousse, n°25 ; Pierre Emmanuel, n° 24)… Nunc est inclassable bien que son essence même soit poétique. En témoignent les œuvres d’art qui accompagnent chaque numéro. La revue, selon les numéros, selon ses axes, se veut originelle, anthropologique ou ardente. Et tout cela, elle l’est, ce qui explique sa durée de vie, ce qui est loin d’être fréquent par les temps qui courent. Chrétienne, la revue est un espace de quête intérieure et son combat est celui de la réalité du sens, un combat qui ici n’a rien d’idéologique ou de fermé, tout au contraire. Nunc est le lieu de l’ouverture du compas.
Le numéro 26 propose un « cahier Terrence Malick », quatre textes autour du cinéaste qui a obtenu la palme d’or de Cannes pour The Tree of Life. Des textes de Damour (montrant bien l’importance de ce cinéma et les raisons du mal être de la critique officielle face à une telle œuvre), d’Ariane Gaudeaux, Guilhem Causse et Jean-Pierre Sonnet. La figure de Job rôde. Le tout se terminant par la traduction de poèmes d’Enrique Molina, poète argentin mort en 1996, aux vers pour le moins puissants :
Étrange lien
peuplé de visages en marche et de vagues habitudes passionnelles entre
les indicateurs du chemin
les lits se détachent du feu
les têtes se montrent à travers les murs
et les femmes ondulent prédites par l’oubli dans les oracles vagabonds
avec du tabac du vin des robes déchirées et des lettres ardentes comme une
pastorale de baisers
recevant en plein cœur la balle emplumée du délire
la foudre des choses qui s’évadent avec de l’or à la rougeur des larmes
[extrait de Amantes antipodas / Amants antipodes, 1961, traduction de Susana Peńalva]
En ce lieu, j’insiste sur la poésie, même si ce numéro comporte aussi un fort intéressant « cahier G. Didi Huberman ». On lira douze poèmes d’Emmanuel Damon, dont un beau Sommeil du peintre, des extraits des visages de Pénélope signés Blandine Poinsignon, Le tutoiement des autres de Serge Núńez Tolin, le surprenant et entraînant travail formel de Christian Vogels intitulé Iconostases. Et plus loin, des poèmes extrêmement émouvants, poignants, de Dominique Sorrente, une Esquisse pour la vivante :
Viens dit-elle, suis-moi
sur ce rebord du monde
où mon ventre dans son théâtre blanc
respire.
Viens, dit-elle, suis-moi.
Les gisants sont de bonne humeur aujourd’hui.
J’ai mis de côté
les bavardages, les mouchoirs obsolètes.
Trop de trop, et tous les simulacres ont rendez-vous
avec un rougeoiement de braise.
J’assiste à une singulière étreinte entre une flamme bleue
qui veut rester au noir
et la vie longue qui l’entraîne.
(…)
Les poèmes sont suivis d’une intéressante étude de Déborah Heissler sur la poésie de Sorrente.
Poésie donc.
Dans les deux précédents numéros, où l’on croise la voix de Matthieu Baumier, en cet hommage à la poésie de La Tour du Pin et à ses pays sans légende qui meurent de froid :
Quand l’oiseau envole
L’ambre du ciel.
Feu –
Feu feu feu !
Sur la chair.
Quand l’oiseau avale
Un pont de neige
Feu –
Feu feu feu !
Sur ses ailes.
Et feu dans le corps des arbres !
Quand les pays n’ont plus d’âme,
Feu !
Quand les vents cabriolent la poésie
les mythes dépités pleurent
Feu !
Ouvrez le feu !
Ouvrez le feu !
Peu importe.
Chemises blanches et déchirées,
Les légendes bomberont le torse.
Ainsi que les voix de Claude Tuduri ou Partaw Naderi, poète né en afghanistan :
Lacs de verdure
Quand tu ouvres les yeux
Le monde entier verdoie
Je ne sais,
Peut-être tes yeux
Sont-ils des lacs
Descendus du vert royaume des dieux.
Kaboul, juillet 1989
[extrait de Instants de Plombs, traduit du persan (dari) par Sébastien Duhaut]
Sept pages d’une beauté exceptionnelle.
Les voix aussi de Pierre Emmanuel (une dizaine de pages de poèmes présentés par Réginald Gaillard), d’Andras Gerevich ou de Pierre Lecoeur en son Crépuscule :
Dans le crépuscule du monde
la lumière prend son temps
entre les rangs de tiges
sur les pétales des fleurs cachées
Mais une ombre lancée
dans l’espace entre les maisons
ouvre d’autres domaines d’heures
Un paysage de vallée se dépose
où l’on voit bouger sur un seuil
un rideau portier multicolore
Des télévisions bleues et roses clignotent
dans l’air de plus en plus gris
Tremblantes
les distances durent