Lettre à Jean-Marc Sourdillon, à propos de Les Voix de Véronique
Cher Jean-Marc,
Je te remercie tout d’abord pour l’envoi de ton livre et je tiens à te dire combien je l’ai aimé. C’est à mon avis une réussite totale, d’une profonde originalité, dans laquelle tu prolonges par la fiction et la prose ton travail poétique (même si les Miens de personne en constituaient déjà une synthèse). Mais cette fois, il me semble que, par ce recueil, tu entres d’une façon décisive dans la fiction, au sens romanesque du terme. Ce qui me frappe (outre la beauté de l’objet livre ce qui n’est pas rien et prolonge la beauté du texte) c’est la cohérence frappante de l’ensemble. Il s’agit vraiment là d’un ensemble pensé, architecturé, à partir d’une idée et d’une ligne uniques et unifiées, quoique savamment déclinées et ramifiées. C’est justement ce que personnellement j’aime dans ton livre, cette unité qui en fait un ensemble taillé dans le même matériau narratif, vivant, émotif et poétique.
Je ne vais rien dire d’original et j’espère être fidèle à ce que tu as voulu faire, toutes les nouvelles me semblent aborder sous un angle différent des moments d’interrogation autour du féminin ou de la confrontation au féminin (ou au maternel, parmi d’autres variations). Même la nouvelle autour de la passerelle du Val d’or où le féminin n’est présent qu’indirectement (L'Absente) est aimanté, me semble-t-il, par un élément féminin (j’emploie ce terme à défaut d’un autre sans doute meilleur – que je ne trouve pas), absent ou du moins sous-jacent qui soutient et habite le texte en négatif et surgit dans la dernière phrase. De toute façon, toutes les nouvelles sont profondément émouvantes et vibrantes, mais elles ne touchent pas seulement par leur force émotive, même si elles plongent parfois dans le plus nu du désarroi et de la solitude (Ersilia) mais aussi par le tremblement sensuel et déchiré à la fois de l’écriture et du style, qui tiennent chaque fois l’équilibre entre l’épaisseur du récit et un inachèvement délicat, l’éclat d’une fulgurance interrompue (sauf peut-être le premier, qui se situe dans une tonalité et à un niveau différent, moins incarné parce que moins référentiel, comme le prélude rêvé d’un opéra).
Domine également un sentiment très captivant et agréable (romanesque lui aussi, mais pour moi ce terme, sans doute mal choisi n’est pas associé au roman, mais à l’idée même de récit ou d’inscription d’une conscience et d’un corps dans l’espace et le temps du monde) de variété, chaque histoire explorant un lieu, une qualité spatiale, un paysage, des milieux différents, tous évoqués, au sens fort du terme mais jamais épuisés par des descriptions ou des scènes qui ramèneraient à la convention du récit traditionnel. Par exemple dans Solange tu fais exister, surtout par la voix, l’univers d’une maison et d’une famille bourgeoise du siècle dernier ; dans Laurence, peut-être la plus classique des nouvelles, celui d’une solitude polaire, si précisément et si intérieurement dessinée ; dans Genève, celui d’une écriture au travail à Lausanne, si émouvant aussi etc…
Je ne sais pas le dire autrement : je crois n’avoir jamais rien lu qui ressemble à tes textes et à la composition qu’ils forment. C’est pourquoi sans doute j’ai un peu de mal à en parler. Au début, au fil de la lecture, me venait par moment le souvenir des Tropismes de Sarraute, même s’il n’y a pas du tout chez toi, cette sécheresse ironique, analytique, un peu froide de Sarraute. Mais on ressent le même désir de capter, dans l’ordre des sensations - mais toujours en relation avec les paysages, le monde sensible, la chair de l’esprit - des mouvements indicibles, inexprimables, contradictoires, fluidifiés et adoucis par un rapport au tissu concret des choses.
Je comprends le projet d’ensemble (dont le premier texte, Véronique, fixe la longueur d’onde et dont le dernier; Jean Marc, expose sur un plan un peu plus théorique, ou autobiographique, du point de vue de l’écrivain les soubassements plus directement littéraires et philosophiques, sans qu’il y ait rien de pesant pour moi dans ce dernier terme) comme la tentative démultipliée pour saisir ce moment instable, dramatique, euphorique ou douloureux, d’une naissance, d’une mort, d’un désir (peut-être faudrait-il dire plutôt, d’un naître d’un mourir, d’un désirer) d’une angoisse etc - mais toutes ces situations reviennent probablement à la même chose
Plusieurs jours après la lecture, quelque chose du livre persiste, insiste, qui est, je crois la caractéristique des œuvres fortes et marquantes, celles qui ont su, comme les voix de Véronique, trouver leur rythme et leur toucher intérieur, l’équilibre d’une émotion, d’une pensée et d’une langue.
Fares
Les voix de Véronique, Jean Marc Sourdillon, Le Bateau Fantôme, 2017, 104 p. 17 euros