Yves Bonnefoy a encore des choses à nous dire.
Gallimard vient de rassembler ses trois derniers écrits poétiques, sous le titre générique donné à l’un de ces ensembles, L’Heure présente. Le titre donné porte une résonnance philosophique dont toute poésie de valeur ne saurait se départir, et marque particulièrement la pensée poétique de Bonnefoy. A l’origine, on le sait, poésie et philosophie étaient unies, avant que les deux notions se singularisent, devenant des objets d’étude de la pensée, du langage et de l’être. Mais chez tout grand poète, la philosophie est consubstantielle de la poésie, ainsi la conversation fut-elle possible entre Heidegger et René Char.
Ce dernier livre réunit donc La longue Chaîne de l’ancre, L’Heure présente, et Le Digamma, trois livres à l’inspiration profonde.
A 91 ans, Bonnefoy dialogue toujours avec ce “quelqu’un” en lui qui a quelque chose à lui dire. Attentif, il l’est à la voix silencieuse de ce quelqu’un, manifesté par les rêves, par les images et par les formes qui tentent de s’imposer à lui.
Au cœur de ces trois livres, un entremêlement de poèmes, de proses poétiques et de réflexions critiques tissent la trame du grand Poème que Bonnefoy compose depuis 1953. Ce Poème est l’écoute des régions subconscientes d’où peuvent se comprendre le rapport et le passage entre la forme de la versification et celle de la prose. La longue Chaîne de l’ancre interroge cette question, et laisse entendre que l’inconscient est le lieu profond où se fixe l’esprit de l’homme.
Qui eût pensé, jadis,
Mon amie,
Le pâtre poussant ses bêtes sous le ciel,
Lavant, la nuit venue,
Le pis gonflé de la brebis tremblante,
Que nous aurions un jour honte des mots ?
Qu’à nommer les choses qui sont,
On pourrait se croire coupable.
Dans L’Heure présente, le poète interroge le rapport entre le diurne et le nocturne, entre la conscience et l’inconscient. Il accorde, par les poèmes, tout son intérêt aux sensations, aux intuitions, aux impressions réprimées par notre état conscient, sous forme alors de prose. C’est révéler ainsi, dans la discrète puissance de l’écriture poétique, que le poème préside à l’éclosion de la conscience, et de l’individu, c’est à dire de l’être individué, ayant dépassé son état de dividu, d’être divisé.
Ce dialogue intérieur permet à Bonnefoy de tourner autour de la question de l’être et du non-être, du sens et du non-sens, questions ontologiques traversant le creuset qui nous sert d’époque actuelle, et au travers duquel le poète, affrontant les questions posées par le poème, livre quelques réponses comme autant d’espérances.
J’ai ramassé le fruit, j’ouvre l’amande.
Dans la parole
La dérive rapide de la nuée.
Illusion,
L’âtre qui brûlait clair le soir, te souviens-tu,
Dans la maison que nous avons aimée.
Ce petit bois,
Ces boules de papier froissé, ce pique-feu,
Cette flamme soudaine, presque un éclair,
Un rêve, comme nous ?
Le troisième texte, Le Digamma, est une réflexion poétique sur la disparition d’une lettre de l’alphabet grec. Cette réflexion pousse la rêverie du poète jusqu’aux hauteurs métaphysiques, inscrivant dans cette disparition notre condition humaine et le secret perdu auquel serait attaché notre genre en quête de la source première. Un texte d’une profondeur inépuisable sur l’essence fictive de l’écriture, la portée de notre civilisation et son lien avec la notion de l’être.
Mais un jour, ah, qui sait pourquoi, on commença à mal prononcer une certaine lettre, ce digamma, et l’évidence du monde en fut voilée. Prit fin, peu à peu, l’adéquation de la parole et des choses. Se désaccordèrent les désirs qui unissaient les êtres parlants les uns aux autres. Il y eut des désordres dans la cité, cette musique de jusqu’alors. Et commença ce que nous avons appelé l’histoire, cette crue gonflée d’une terre qu’elle arrachait au rivage… Notre désastre est la conséquence d’une prononciation défectueuse. Peut-on réintroduire le digamma dans nos langues ? Hélas, il faudrait d’abord réparer nos esprits, réveiller nos cœurs.
On le voit, seuls les poètes, les grands poètes, savent répondre avec profondeur et inépuisable beauté, celle contenant l’intelligence et la lumière, aux questions posées par l’époque.
Lire ces trois derniers livres de Bonnefoy est un pas présent vers l’enchantement que réclame l’avenir, et qui est notre lot, à nous autres nous réclamant du Poème.
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