À lire le poème de Baude­laire, L’Homme et la Mer, nous décou­vrons que la lutte de l’homme et de la mer est une lutte anthro­po­mor­phique. La mer devient un per­son­nage qui se bat con­tre l’homme exacte­ment sur les mêmes plans physique et psy­chologique. L’élément naturel est l’égal de l’homme. La mer est dev­enue une dan­gereuse et féroce matrone. Ce sont des frères et sœurs enne­mis qui sont les miroirs de l’un et de l’autre.

La com­para­i­son dom­i­nante du poème est celle de la pro­fondeur : l’idée de gouf­fre; les pro­fondeurs  abyssales de la mer cor­re­spon­dent aux pro­fondeurs insond­ables de l’esprit humain. La métaphore de la pro­fondeur représente l’imprévisibilité de l’esprit humain et des com­porte­ments qu’il dicte à l’homme.

Dans un autre poème inspiré par l’océan à Baude­laire, L’Albatros, on lit que « Le navire glisse (glis­sant) sur les gouf­fres amers » et dans L’Homme et la Mer, l’esprit humain « n’est pas un gouf­fre moins amer… » On se sou­vient qu’Homère appelait la mer, « l’onde amère » dans ses grandes épopées de L’Iliade et de L’Odyssée. Au delà des rimes intérieures, cha­cun sait que l’idée d’amertume, qui est liée aus­si à la salin­ité, relève du reg­istre du goût et que, métaphorique­ment, elle désigne une sit­u­a­tion insup­port­able, celle du tour­ment. Beau­coup de cinéphiles se rap­pelleront du film Amère Vic­toire de Nicholas Ray (1957).

L’évidence s’impose de cette simil­i­tude entre l’homme et la mer. Ce sont des êtres tour­men­tés : l’homme par ses sen­ti­ments, ses pas­sions, ses pen­sées, ses soucis, ses ambi­tions et ses échecs; la mer, par l’agitation de ses flots, le souf­fle des vents, les attrac­tions labiles de la lune et du soleil et l’affrontement avec les côtes et les rivages.

Le secret de ce poème, c’est l’enchaînement rigoureux, la fix­a­tion de l’émotion, le blocage irréversible de la lutte et de son issue. Il s’établit égale­ment un par­al­lélisme psy­chologique qui pré­pare l’affrontement final car les adver­saires seront à armes égales en dépit de l’apparente dis­pro­por­tion de ceux-ci.

Les deux par­a­digmes se con­juguent pour for­mer une étrange alliance : la lib­erté et la pro­fondeur s’unissent dans cet amal­game poé­tique et philosophique. En effet, le champ d’application de la lib­erté est immense et imprévisible.

Baude­laire va donc dépein­dre cha­cun des adver­saires séparé­ment. L’homme, tout d’abord, mais ce n’est pas n’importe quel homme. C’est l’homme libre, l’homme qui ne dépend de per­son­ne, ni de lui, ni des autres hommes, encore moins de Dieu. Cet homme, évo­qué par le poète, c’est un marin, l’un de ces grands explo­rateurs du passé, par­ti­c­ulière­ment des XVe et XVIe siè­cles : Christophe Colomb, Mag­el­lan, Ver­razano, Vas­co de Gama, tous ceux qui se sont lancés sur les mers dans l’ignorance des cir­cuits mar­itimes plané­taires. Ils ne con­nais­saient que les points car­dinaux, les étoiles de la Voie Lac­tée, l’art de la nav­i­ga­tion, la con­cep­tion des navires, un sens inné de l’aventure et le courage face aux risques encou­rus, l’éloignement et l’isolement, l’inconnu, des mal­adies ter­ri­fi­antes comme le scor­but, les mon­stres marins, les tem­pêtes et oura­gans, les mael­stroms si bien évo­qués par Edgar Allan Poe que Baude­laire traduisit.

« Homme libre, tou­jours tu chéri­ras la mer! » Ce vers ini­tial du poème lance derechef l’ambiance de l’évocation baude­lairi­enne. Ces hommes, ces grands nav­i­ga­teurs, chéris­sent la mer, son hori­zon mou­vant, ses vagues inter­minables, ses reflets incer­tains, ses créa­tures mul­ti­ples et var­iées, les brumes et les vents qui s’engouffrent dans les voiles et les grée­ments, les feux de Saint-Elme et même les vents dévas­ta­teurs des oura­gans. Ils aiment la mer comme d’autres aiment la mon­tagne, avec ses pentes, ses sen­tiers et ses ravins, ses glac­i­ers et ses moraines.  Même si ces grands nav­i­ga­teurs du passé aiment la mer, ils savent aus­si qu’elle est leur enne­mie implaca­ble dans tous ces dan­gers que nous venons d’évoquer.

Pour­tant, c’est dans la mer que l’homme se regarde, il se retrou­ve dans cet immense miroir liq­uide. La mer lui ren­voie son image. Il y con­tem­ple même son âme : se sont les grands mythes pla­toni­cien et aris­totéli­cien qui resur­gis­sent dans l’union immatérielle de l’âme et du corps. Seule l’âme humaine est liq­uide  comme la mer et l’homme dis­cerne les aspects les plus secrets de son âme dans le défer­lement infi­ni des lames.

C’est dans cette mer « tou­jours recom­mencée » comme le dira plus tard Paul Valéry dans son Cimetière Marin que se retrou­ve le poète. Et c’est alors que nous sommes con­fron­tés à la con­clu­sion abrupte de la pre­mière stro­phe : « Et ton esprit n’est pas un gouf­fre moins amer. » L’esprit de l’homme est com­paré à un gouf­fre. Évo­quons pour illus­tr­er cette métaphore du gouf­fre, l’angoisse de l’auteur dra­ma­tique améri­cain Ten­nessee Williams con­fron­té aux mécan­ismes mys­térieux de la pen­sée humaine. Le gouf­fre amer de l’esprit humain cor­re­spond à l’inquiétude de l’écrivain améri­cain lorsqu’il réalise que le proces­sus de la pen­sée est un mys­tère ter­ri­fi­ant et com­plexe dans la vie d’un homme. Ce gouf­fre amer de l’esprit cor­re­spond encore à l’angoisse et aux tour­ments que le poète éprou­ve lorsqu’il veut son­der sa vision du monde. Angoisse et tour­ments que ressen­ti­ra puis­sam­ment Mal­lar­mé con­fron­té à la page blanche qui précède le poème. Ain­si pour fil­er la métaphore, comme la mer et tout ce qu’elle implique et tout ce qu’elle ren­ferme, l’esprit humain est un gouf­fre insond­able non seule­ment par sa pro­fondeur et l’impossibilité de décou­vrir tout ce que l’on peut y trou­ver mais encore par la diver­sité de ce qu’il peut pro­duire, pen­sées créa­tri­ces et dévas­ta­tri­ces, émo­tions et pas­sions dévo­rantes, réac­tions inex­plic­a­bles face à l’autre et au monde, illus­trées de façon red­outable par les analy­ses du doc­teur Freud.

Mais voici la sec­onde stro­phe et la com­plai­sance de l’homme le pousse à con­tem­pler son image comme Nar­cisse qui s’est fait le pris­on­nier de la sienne. Qu’est-ce que l’image de l’homme? Ce peut être la représen­ta­tion com­plaisante de sa pro­jec­tion dans le miroir de la mer. Ce peut être aus­si la mer elle-même mais aus­si l’image que la mer lui ren­voie de lui-même. C’est donc une image de l’homme, un autre lui-même com­plet dans sa pro­jec­tion dans ce miroir de la mer. Pour mieux con­naître cette image de lui-même, pour la mieux pos­séder, l’homme décide d’embrasser cette image dans ses pro­pres bras avec l’espoir de réus­sir un vaste con­tact physique mais aus­si visuel dans ce miroir explicite de la mer.

C’est ensuite un nou­v­el instru­ment de con­nais­sance que met en œuvre Baude­laire, le cœur. Mais il ne s’agit pas de l’organe interne, la vis­cère qui fait cir­culer le flux san­guin dans le corps. Le poète a tou­jours la maîtrise de l’univers sym­bol­ique. Il s’agit donc d’un cœur intel­lectuel et pas­sion­nel. Un cœur qui ne bat pas mais qui perçoit sa pro­pre rumeur, un sens nou­veau et supérieur qui s’ajoute aux autres. Ce sens excep­tion­nel et sym­bol­ique peut ressen­tir et exprimer le libre jeu des pas­sions qui l’animent. Mais la plainte indompt­able et sauvage de la mer le détourne avec force de ses préoc­cu­pa­tions dominantes.

Après avoir analysé poé­tique­ment les car­ac­tères de l’homme, son âme, son esprit, son image, son cœur qui con­stituent une revue com­plète de l’être humain, le poète réu­nit dans une ultime com­para­i­son les deux adver­saires.  L’homme comme la mer est ténébreux et dis­cret ; ils dérobent leurs secrets grâce à l’obscurité favor­able et par une prédis­po­si­tion à la mod­estie, à la dis­cré­tion et à la pudeur.

Baude­laire effectue alors un retour vers le mys­tère des pro­fondeurs. On ne con­naît rien des abîmes de l’homme, ce sur quoi nous insis­tions précédem­ment : les tour­ments pro­duits par l’imprévisibilité de l’homme. Quant à la mer, on ne con­naît rien non plus de ses richess­es intimes. Sont-ce là les myr­i­ades de pois­sons, de cétacés, de crus­tacés, de mol­lusques et de coquil­lages nacrés qui peu­plent les eaux des océans, les immenses fonds marins parsemés d’épaves et de tré­sors incon­nus, les civil­i­sa­tions mys­térieuses ensevelies sous les eaux jalous­es des océans tel l’Atlantide du philosophe grec Pla­ton. La rai­son d’être de tous ces secrets com­muns à l’homme et à la mer, c’est une jalousie bar­bare pour les pro­téger de tous les intrus, les vio­leurs paten­tés et les décou­vreurs avides et réprouvés.

Mal­gré cette immense et sur­prenante ressem­blance entre l’homme et la mer,  sem­blable comme un frère et une sœur, l’homme et la mer se com­bat­tent depuis des temps immé­mo­ri­aux, depuis des siè­cles innom­brables, durée qui échappe à l’histoire enreg­istrée et donc à la mémoire humaine.

Nous atteignons alors cet affron­te­ment ultime. Après avoir évo­qué les deux adver­saires, après les avoir assim­ilés dans les mêmes pas­sions, les voici désor­mais con­fron­tés dans un dernier com­bat sans quarti­er, sans pitié ni remord dit le poète. Ain­si que le com­bat d’Hercule et du géant Antée, le com­bat ne peut se ter­min­er que sur la défaite com­plète de l’un des adver­saires. Mais, comme la lutte se pro­longe, cela démon­tre à l’envi que nul d’entre les deux adver­saires ne peut finale­ment triompher.

Quelle est la rai­son d’être de cette lutte infinie et inter­minable? Baude­laire nous explique que l’homme et la mer aiment le car­nage et la mort. Il suf­fit de penser à ces mil­liers de naufrages, le plus fameux étant celui du Titan­ic, à ces mil­liers de com­bats mar­itimes, l’Invincible Arma­da, Trafal­gar, à ces mil­liers de noyés et de marins dis­parus en mer, « routiers et cap­i­taines », comme dit José-Maria de Héré­dia dans son poème célèbre : Les Con­quérants, pour une esti­ma­tion de ce com­bat implaca­ble. Inverse­ment, on sait que plusieurs pays ont élevé des digues pour gag­n­er des ter­res sur la mer comme les pold­ers néerlandais.

Cette lutte inter­minable est enfin con­clue par cette invo­ca­tion qui scelle les dou­bles des­tins des com­bat­tants, ceux qui sont des « lut­teurs éter­nels », le com­bat infi­ni dans le temps des « frères implaca­bles ». La mas­culin­i­sa­tion de la mer con­firme la féroc­ité et la durée de la lutte, et surtout l’égalité des ennemis.

Pour­tant, ce sera à la fin des temps que cessera cet immonde com­bat car le livre biblique de la Révéla­tion annonce que « la mer n’est plus » ou comme le dit la Bible de Jérusalem : « et, de mer, il n’y en a plus » (Révéla­tion 21:1). Avec la dis­pari­tion défini­tive de l’un des com­bat­tants, la lutte infinie sera achevée à jamais. Baude­laire ne pénètre pas dans cet univers sym­bol­ique de la Révéla­tion et sa con­clu­sion demeure, la lutte pour lui jamais ne cessera.

Car c’est une lutte étrange que celle de l’homme et d’un élé­ment naturel, la lutte est iné­gale : com­ment l’homme, ce roseau pen­sant, comme dit Pas­cal pour­rait-il affron­ter cette immense masse liq­uide des océans? Dans l’imaginaire humain, et encore faut-il se tourn­er vers l’univers religieux pour ren­con­tr­er un tri­om­phe de l’homme sur l’élément marin. C’est la vic­toire du Christ sur la mer déchaînée, con­tée dans l’Évangile :

Or, un jour, il mon­ta en bar­que avec ses dis­ci­ples et leur dit : « Pas­sons sur l’autre rive du lac ». Et ils gag­nèrent le large. Tan­dis qu’ils nav­iguaient, il s’endormit. Une bour­rasque s’abattit alors sur le lac; ils fai­saient eau et se trou­vaient en dan­ger. S’étant donc approchés, ils le réveil­lèrent en dis­ant : « Maître, maître, nous péris­sons! » Et lui, s’étant réveil­lé, menaça le vent et le tumulte des flots. Ils s’apaisèrent et le calme se fit. Puis il leur dit : « Où est votre foi? » Ils furent sai­sis de crainte et d’admiration, et ils se dis­aient entre eux : « Qui est-il donc celui-là, qu’il com­mande, même aux vents et aux flots, et qu’ils lui obéissent? »

(Évangile de Luc 8 :22–25; tra­duc­tion de la Bible de Jérusalem).

 

Le Christ tri­om­phe des élé­ments naturels alors que Jonas, le prophète sera lancé au milieu des élé­ments déchainés pour se retrou­ver dans le ven­tre d’une baleine. Le thème banal de la lutte de l’homme con­tre la mer trou­ve dans cette con­jonc­tion de Baude­laire et de l’Évangile une issue improbable.

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