Le pistolet d’insémination
Tout comme cette lumière qu’on exfolie de la rétine
dans un sous-sol occulte, un projecteur dans les yeux,
c’est ainsi que j’imagine la mort de la poésie.
Puisque ce n’est pas la combustion de la mort qui noircit
les os, mais, encrassés, le code de barres et les foreuses
des décorations,
les verres que les invités lancent, joyeux, jusqu’au plafond
– phosphorescents ! –
et les musiciens sauvages qui viennent les attraper
avec leur bec.
C’est pour cela que j’écris le meilleur poème
que je puisse écrire.
Le poème qui trépane, brise les sutures en surjet
et laisse ses artères, comme des tuyaux
sous pression, se débattre, libres, autour du cou.
Qui taillade les poignets de l’air
et en libère les dieux, les pierres.
On pratique les plus grands raclages sur la feuille de papier
et sous les armes.
Mais la main avec laquelle j’écris se sépare du corps,
comme les mains des détenus sibériens
cachées parmi les rondis empilés dans de longs trains
glacés qui partent dans le monde.
Rien, pas même un geignement ne résonne
à travers le tunnel métallique de la langue.
Je tends la main, gardée par les volets de la clinique,
par les mâtins blancs des volets,
juste assez pour qu’elle écrive le poème qui lave
tes pieds fatigués dans son urine.
Aucun sein, aucun nuage ne tremble.
Peut-être les armes d’assaut.
Les rues.
Ma main attachée comme une menotte
à la vision qu’elle a de la poésie.
La main – détachée du corps – flottant par-dessus le monde.
Un pistolet d’insémination dans son champ d’action.
Le circuit de la récompense. Dopamine et plaisir
Chaque nuit, le nœud pubien se desserre petit à petit.
La peau s’élime.
Avec quelques outils mous, de chair,
nous essayons de défaire la haute couture crânienne de l’esprit,
d’ouvrir les boîtes noires des plaisirs.
Commence ainsi le circuit de la récompense. Avec
la courbure d’une viole qui garde dans la chambre
acoustique les halètements des instrumentistes.
Nous nous mentons. Nous cherchons une autre combustion,
une nouvelle étreinte – une sorte de loupe
à travers laquelle le monde se montre autrement,
les choses telles qu’elles ont été faites.
Que la chair ne pende plus au-dessus du lit
comme si elle suintait d’un crochet.
La nuit, nous gaspillons tellement d’insistance.
Le bruissement du drap, l’étincellement nocturne
de la peau qui sécrète beaucoup de tristesse.
Le silence la langue qui s’entêtent
comme un pont à rapprocher les gens.
Tous les nœuds se desserrent progressivement,
selon le mythe du recyclage stérile.
Dans l’éternelle et désespérée quête de l’amour.
Et les choses se donnent à voir, après tout,
telles qu’elles sont.
Déshabillées des noms translucides qui les
désignent, nettoyées de la vessie de tout concept.
Pures, inévitables, d’une cruauté infinie.
Et le fleuve cogne, sous les fenêtres, contre le pont.
Comme s’il nourrissait ses noyés
du dernier étage.
Les gens sortent dans la rue en tranches fines
Chaque soir, je descends dans la rue
et la rue s’enroule autour de moi
comme le bandage sur la plaie.
Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles
me lèchent la main.
Par-dessous les ponts,
coule la chair de mes ennemis,
en grands quartiers, bleuâtres.
C’est ainsi que je marche à travers la ville,
comme un dieu paresseux et cruel.
Les rues s’enroulent, poisseuses,
l’une après l’autre, autour de moi,
et cet enroulement, c’est la ville même,
sous les hardes militaires du matin.
Toujours plus mince, toujours plus lucide.
C’est ainsi que je marche à travers la ville.
Comme un doigt qui tourne dans la plaie,
qui l’élargit.
Poèmes extraits du recueil La nageuse désossée. Légendes métropolitaines (Le Castor Astral, 2020).