L’Intranquille 19, revue de littérature
J’aime le titre de cette revue L’Intranquille. Il se peut que l’adjectif, mué en substantif, illustre l’état le plus évident de mon esprit souvent en mouvement, parfois hagard, parfois heureux, parfois … parfois !
Comment cette revue de littérature inscrit-elle dans ses pages l’absence de calme, la pénurie d’immobilité, le refus d’être un roc figé, bref l’angoisse ou l’inquiétude positivée dans l’écriture ?
Des transformations naissent d’abord au niveau de l’oreille. L’écrivain Patrick Quillier, traducteur de Pessoa, valorise cette intranquillité comme moteur indispensable de la création. Il évoque sa propre « écoute sensible » à l’autre. Il en a tiré les « voix éclatées », tragédie d’un village en guerre qui est mué en véritable épopée du monde. Son attrait pour la musique dérive de sa « curiosité infatigable » pour les voix et les langues étrangères. L’intérêt porté à leur sonorité est tel qu’il est même prêt à s’intéresser aux novlangues administratives !
L’intranquille 19, revue de
littérature, octobre 2020, 84
pages, 18€
Des mutations s’inscrivent dans l’histoire des traductions. Nathalie Barrié explore deux traductions de Joyce. La fluctuation entre les travaux de Morel et de Valéry Larbaud révèle en quelque sorte deux Joyce, dont l’un est plus moderne et plus vivifiant que l’autre. La seconde traduction semble plus conforme que la première aux distorsions joyciennes de la langue anglaise. Ainsi celui qui pense être allé « au bout de l’anglais », invite de ce fait traducteurs et commentateurs à aller au bout de la traduction.
Des approches différentes d’un bestiaire explorent la « révolution animale ». Elles peuvent signifier une transformation de l’intérieur. Ainsi l’éclosion selon Adeline Baldacchino concerne « toute chair qui s’apprête à se quitter elle-même pour donner naissance / à l’autre qui ne sera pas le même ». Elle est une « éternelle parturiente », un « bel animal a caresses à mémoire à parole, ébauche en tout d’une imparable perfection ».
De telles transmutations conduisent à un processus de métamorphose, cette naissance à soi si chère à Victor Hugo : elle fait « sortir des mots au moyen des mots : arracher le poulpe de son rocher, extraire le nautile de sa coquille, le poète de son milieu ». Ainsi Marie-Claude San Juan, développe au fond d’elle-même son être animal : « j’ai été escargot, j’ai eu l’âme de tortue, j’ai croisé un chat-guérisseur serpent ». A sa façon, Céline de-Saër esquisse le chemin de la chrysalide « qui file le cocon, le transforme en caverne » Elle « tisse un mot après l’autre entre les silences qui gouttent à goutte ». Elle entend « le passage d’oiseaux et de mots migrateurs » en un murmure. Résultat de cet assemblage et de ces migrations l’invention de mot-valise1, le « colicabri ». Ce mot-valise est obtenu par le processus de condensation de deux termes. Dans le même élan, Albane Gellé invoque la baleine - muée en thérapeute - dont le chant « vibresoigne ».
Des modifications de signification surgissent pour preuve de mouvement et d’intranquillité d’esprit de l’auteur. Cédric Lerible met en jeu les proximités sonores en détournant leur sens : « On prouve par des pieuvres. On juge sans pieuvres ». Il influence les mots pour leur attribuer un nouveau sens : « avoir le vent en poulpe, se coucher avec les poulpes, bouche en cul de poulpe » .…Il préfère le « cri du poulpe qui s’entend à la fois comme foule et peuple, son silence inquiétant et sous-jacent : sa vox polypi ». Selon le même mouvement ludique, Anne Recoura invente un jeu entre les mots et les bêtes : « le morse vache marine/mord les hommes. « En des temps loufoques », on imite le cri du phoque ! Le « gabian ne tolérera pas/les gabions2 militaires ». Il trouve pour se nourri « des restes de kebab.
Modification parfois liée à une atmosphère parfois baroque, parfois insolite où l’artiste pénètre un autre monde. Il peut être plutôt baroque avec Aldo Qureshi : Les « paupières » du Livre des oiseaux s’écartent. Des flots de plumes s’en échappent et prolifèrent : de perroquet, de toucan, de barbican, de calao, de gobe-mouches, de souimanga. Il peut inviter à un monde insolite avec Yekta qui rencontre un « Homme qui pèche dans les vents», découvre des « chiens portés par les brouillards », « des âmes qui aboient », « un ossuaire caché des oiseaux tristes » et « une araignée suçant les soleils /piégés dans la toile », et « des loups blancs comme l’horizon ». Tel est son bel univers de « prières épuisées».
Notes
(1) Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.
(2) Gabion, cage recouverte de grillage.