In memo­ri­am Gas­pard Olgiati

 

Ce livre de jean Gros­jean, L’Ironie Chris­tique, est assuré­ment l’un des plus déroutants de son œuvre, peut-être l’un des plus dif­fi­ciles d’accès égale­ment, non pas seule­ment parce qu’il s’agit du com­men­taire d’un évangile, mais aus­si parce que Gros­jean ne nous livre aucune clé de lec­ture : ni pré­face, ni post­face ; pas même une bib­li­ogra­phie. Rien, pas une ligne qui éclair­erait sa démarche. C’est à croire qu’il s’est emparé de cet évangile pour en livr­er une lec­ture toute per­son­nelle et, en poète, absol­u­ment libre ! Et c’est bien ce qu’il a fait, tan­dis que l’on sait les mille pré­cau­tions que pren­nent les exégètes lorsqu’ils s’emparent d’un texte biblique… Ce com­men­taire vient trente cinq ans après la pub­li­ca­tion de sa tra­duc­tion de l’évangile de Jean, trente cinq années de médi­ta­tions que j’imagine quo­ti­di­ennes tant il aimait cet évangile, tant il se sen­tait intime­ment proche de Jean. Le com­men­taire qu’il nous livre là est le fruit de cette méditation.

D’emblée, c’est le titre qui pose prob­lème : on ne peut s’empêcher d’y décel­er, entre « ironie » d’une part, « chris­tique » d’autre part, quelque oxy­more qui nous aver­ti­rait d’emblée que l’on est davan­tage dans le champ du lit­téraire que dans celui du théologique.

L’ironie — avec la dis­tinc­tion « ironie ver­bale » et « ironie sit­u­a­tion­nelle », est une « fig­ure de rhé­torique par laque­lle on dit le con­traire de ce qu’on veut faire com­pren­dre. » Créant un décalage entre dis­cours et réal­ité, elle, l’ironie, pro­duit un malen­ten­du. Bien sûr, lorsqu’elle est inten­tion­nelle, l’ironie peut servir une inten­tion par­ti­c­ulière, psy­chologique voire idéologique. Elle peut être pro­duite de dif­férentes manières et cer­taines cor­re­spon­dent à des fig­ures de style clas­siques : l’antiphrase, l’hyperbole, litote, etc.

Reste que l’ironie, et c’est là que le bât blesse, est sou­vent perçue, dans son vécu par le prin­ci­pal intéressé, la cible, comme mor­dante, blessante. Si elle est con­sid­érée comme une mar­que de finesse de l’esprit — il se dit même qu’elle est un trait car­ac­téris­tique de l’esprit français —, ce n’est pas pour le moins le trait d’esprit le plus avenant, le plus socia­ble qui soit. Il serait donc, a pri­ori, peu con­cil­i­able avec l’esprit chris­tique tel que nous nous le représen­tons, tel surtout que le véhicule son image d’Epinal. Mais c’est oubli­er que la révo­lu­tion et le scan­dale que provo­qua le Christ par son avène­ment ne se sont cer­taine­ment pas imposés par de douces paroles… Pour éveiller, ne fal­lait-il pas un lan­gage rad­i­cal et violent ?

Dans la tra­di­tion exégé­tique française, les références à l’ironie du Christ sont raris­simes. Est-ce à dire que les théolo­giens français ont attribué ce trait d’esprit au Dia­ble ? Ce n’est pas impos­si­ble… Alain, qui n’était pas théolo­gien, loin s’en faut, n’a‑t-il écrit que « l’ironie est le lan­gage du Dia­ble [1] » ! Et Cio­ran n’affirme-t-il pas dans ses car­nets que « l’ironie est la mort de la méta­physique [2] » ? Essayons donc de com­pren­dre où Jean Gros­jean veut nous amen­er par ses chemins de tra­vers­es, à la lisière de l’orthodoxie.

A lec­ture de L’Ironie chris­tique, trois ques­tions sur­gis­sent : tout d’abord pourquoi Jean Gros­jean a‑t-il choisi cet évangile plutôt qu’un des trois autres syn­op­tiques ? Ensuite, qu’entend-il par « ironie » chez le Christ ? — il nous fau­dra ici le con­fron­ter, ne serait-ce que suc­cincte­ment, à la tra­di­tion exégé­tique. Et, enfin, quel est le pro­jet véri­ta­ble de Gros­jean ? Si l’on ne se perd pas en chemin… si l’ironie de Gros­jean lui-même n’a pas rai­son de nous, alors nous devri­ons décou­vrir que Jean Gros­jean nous a livré là un véri­ta­ble art poé­tique — et plus encore.

 

Pourquoi Jean ?

Pour Jean Gros­jean l’évangile de Jean est le plus vivant des qua­tre. Il s’en explique plus pré­cisé­ment au début de son com­men­taire du ver­set Parce que tu m’as aimé avant la fon­da­tion du monde. Il affirme que « la sin­gu­lar­ité du texte de Jean tient vis­i­ble­ment moins à des procédés de gram­maire et de rhé­torique qu’à une fas­ci­na­tion ». Alors que « Matthieu écrit comme un sapi­en­tial, Marc comme un chroniqueur, Luc comme un his­to­rien », on dirait que chez Jean « c’est le sujet de son réc­it qui façonne le réc­it lui-même. Sa rédac­tion sem­ble n’être que le calque d’une atti­tude d’âme » (IC p. 24–25) A cela s’ajoute une dimen­sion impal­pa­ble, spir­ituelle, qui par­ticipe du style même de Jean, de sa res­pi­ra­tion pro­pre qui est témoignage de sa trans­for­ma­tion intérieure opérée par le Christ, ce qui fait dire à Jean Gros­jean que l’évangéliste a « un goût pour ce que le lan­gage a de meilleur : la vie et la lumière c’est-à-dire la trans­parence du mou­ve­ment et la res­pi­ra­tion de la clarté. (IC p. 24)

C’est aus­si la « dis­cré­tion » de Jean qui le séduit, ain­si qu’une cer­taine inno­cence, notam­ment lorsque Jean « rap­porte les cir­con­stances où le Messie par­le comme le buis­son ardent de l’Exode ». (IC p 25) « Son texte, nous dit-il, n’a ni la hâte de Marc, ni les pré­cau­tions de Luc ». Alors que Marc accu­mule des faits, « Jean, qui rap­porte moins d’instants, trou­ve moyen de les éterniser avec des nota­tions plus sèch­es et des dia­logues plus abruptes. L’écriture de Jean arrive à la fois à être aiguë et lente ». Cette descrip­tion du style de Jean s’apparente assez à celle des réc­its de Jean Gros­jean lui-même. C’est sans con­teste à l’école de Jean que Gros­jean a épuré son écri­t­ure au fil des années, au point que même sa poésie en a subi l’effet : elle qui a d’abord été, dans la lignée de Claudel, com­posée de stances lyriques renouant avec le déca­syl­labe voire l’alexandrin, est dev­enue avec Aus­trasie plus con­tenue, intérieure, comme si l’amplitude s’était inver­sée pour entr­er dans la pro­fondeur de l’énoncé du vers plutôt que dans la matière ver­bale du vers lui-même.

Jean Gros­jean fut égale­ment sen­si­ble à la qua­si-absence de référen­tiel de lieu et de temps dans cet évangile. Lorsqu’il y en a, c’est incidem­ment, et par­fois même de manière toute poé­tique : « c’était à l’aube », ou bien « il y avait de l’herbe, il fai­sait nuit » (IC p. 25). Là encore, les réc­its de Gros­jean ont repris à leur compte cette car­ac­téris­tique qui per­met de ren­dre intem­porel un texte, tout en faisant ressen­tir le mys­tère de ce qui se pro­duit, mys­tère qui est cepen­dant très con­cret. Gros­jean ajoute : « Pour Jean il n’y a rien de mer­veilleux ailleurs. Ce qui se passe en Dieu, il a vu que cela se pas­sait dans nos jours ordi­naires. » Jean Gros­jean a fait sien ce procédé : jamais de descrip­tions du mer­veilleux, mais le ressen­ti du mer­veilleux divin à tra­vers des sit­u­a­tions con­crètes, des élé­ments naturels, ou par le biais de banals fac­teurs cli­ma­tiques. En l’évangéliste Jean, Gros­jean a trou­vé un sens aigu du détail, de la scène, du tableau.

La façon que Jean a de met­tre en scène les paroles de Jésus fait qu’on a le sen­ti­ment qu’il « se met à par­ler sans préam­bule et se met à se taire avec la même soudaineté ». Cela lui con­fère, nous dit Gros­jean un « sur­plomb » qui « donne le ver­tige » (p.125). Ce qui, d’un point de vue apos­tolique, est plus effi­cace, car, « si les syn­op­tiques nous rap­por­tent ce qu’a dit Jésus, c’est en Jean qu’on l’entend par­ler. C’est en Jean qu’on décou­vre la vie de son lan­gage, cette lim­pid­ité provo­cante […]. » (p.28)

Gros­jean a trou­vé en cet évangéliste un maître du réc­it. Toute sa vie il est revenu y puis­er comme à une source autant spir­ituelle que littéraire.

 

La puis­sance créa­trice du lan­gage.

A vrai dire, il n’est pas éton­nant qu’un poète se porte sur l’évangile de Jean plutôt que sur les autres. N’est-il pas celui qui qui fait appel à la puis­sance créa­trice du lan­gage ? — notons dès à présent que la tra­duc­tion clas­sique évoque le « Verbe », que Gros­jean appelle lui « lan­gage », nous y reviendrons.

Dans son com­men­taire du pre­mier ver­set, Gros­jean affirme que ce qui importe n’est pas tant « la nais­sance du monde », mais l’« acte créa­teur comme début absolu », d’où sa tra­duc­tion : « D’abord il y avait le lan­gage » (p. 11) Ce qui ne sig­ni­fie pas que le lan­gage soit la source de Dieu, qu’il lui préex­iste, car « le lan­gage était chez Dieu ». « C’est la nature de Dieu d’être han­té par le lan­gage » (p. 12) N’est-ce pas aus­si le sort des poètes, du moins les lyriques, d’être han­tés par le lan­gage au point de sans cesse nom­mer le monde jusque dans ses moin­dres détails et de le célébrer ?

Le par­al­lèle établi entre l’acte créa­teur de Dieu et celui du poète est un pon­cif qui a tra­ver­sé les siè­cles, mais auquel les poètes — par­fois mal­gré eux — sou­vent même — restent attachés, me sem­ble-t-il. Cepen­dant, « nom­mer », énumér­er, à la manière de la Genèse n’était qu’une étape (Gros­jean affirme là que la pen­sée de Moïse « pla­fonne ») ; avec le Christ, qui est le lan­gage de Dieu fait homme, il y a comme une intéri­or­i­sa­tion du lan­gage, qui est en fait déjà celle du Père :

« Dieu est Dieu parce qu’il est en con­ver­sa­tion, parce qu’il y a du lan­gage chez lui. », […] « On dirait qu’avant d’avoir eu la moin­dre inten­tion de créer quoi que ce soit […] Dieu ait passé son temps, si j’ose dire, à se sig­ni­fi­er sa pro­pre exis­tence, car le lan­gage de Dieu n’avait que Dieu à dire à Dieu […] Ce lan­gage était l’acte unique de Dieu et il livrait tout Dieu. Il con­te­nait l’excellence et l’intensité de sa source. » (p. 12)

 

Le com­men­taire de Gros­jean se fait ensuite plus per­son­nel, médi­tatif, et peut être lu aus­si comme une extrap­o­la­tion de l’acte même d’écrire : « L’univers est our­di, tout le temps, par le mou­ve­ment du lan­gage, c’est-à-dire par une audace. Puisqu’on ne sait jamais où va aboutir une phrase, on ne sait pas non plus où va l’histoire du monde. Jean nous dit seule­ment qu’elle est vivante, car c’est dans le lan­gage que se trou­ve la vie » (p. 13)

Si Gros­jean préfère Jean, c’est parce que celui-ci a com­pris « que le Messie […] était pré­cisé­ment le lan­gage qu’il y a en Dieu et par lequel Dieu a fait exis­ter l’univers. » (p. 26) Gros­jean com­pare même « l’élan du lan­gage » qui est chez Dieu à un « geste vital » (p. 14), rejoignant peut-être là, incon­sciem­ment, l’hypothèse de Mar­cel Jousse pour qui à l’origine il n’y a pas le lan­gage mais le geste [3].

Gros­jean va plus loin lorsqu’il nous dit que « depuis Adam le lan­gage est à l’œuvre con­tre l’abrutissement, mais le Nazaréen lui donne sa net­teté » (p.228) ; et que « le monde est une séquelle d’échos que le lan­gage seul démêle. La créa­tion n’est qu’une ombre de vérité et le Fils seul l’éclaire ». (p. 228) Le lan­gage qu’est le Christ est la vérité ; écrire, user du lan­gage humain, faire œuvre poé­tique, c’est se rap­procher autant que pos­si­ble du lan­gage du Christ, s l’on se place bien sûr du point de vue d’une anthro­polo­gie chré­ti­enne. Si l’on pousse à son terme cet élan mys­tique de Gros­jean, en incar­nant la geste chris­tique, le lan­gage (humain), alors, n’est plus indis­pens­able : le mou­ve­ment du cœur, comme celui du corps suff­isent. Ce serait là l’incarnation par­faite du lan­gage chris­tique — ce vers quoi il nous faudrait ten­dre, peut-être…

Par ailleurs, si l’acte créa­teur demeure un mys­tère, il n’est pas ques­tion pour Gros­jean « d’élucider l’indicible par des paroles, de résor­ber le mys­tère par des raison­nements. L’élucidation se fera par le mou­ve­ment de vie de cha­cun, la vie restera infor­mu­la­ble, mais elle devien­dra le mou­ve­ment même du lan­gage, tan­dis que les for­mules sont des idol­es. » (p 15) Gros­jean rejoint ici le principe théologique de l’humano-divinité selon lequel l’homme est appelé à devenir Dieu et est co-créa­teur du monde par ses gestes, sa pen­sée, par sa vie même.

 

Jean Gros­jean emploie « lan­gage » dans sa tra­duc­tion, ce qui n’est pas anodin. Der­rière ce mot, l’on ne peut s’empêcher de penser au champ de la lin­guis­tique qui n’est pas sans avoir desséché et désen­chan­té la langue au cours du XXe siè­cle. Gros­jean, qui n’a donc pas employé « verbe » (trop latin), ni même « langue » ou « parole », se réap­pro­prie ce mot « lan­gage » avec l’intention peut-être de lui ren­dre sa noblesse en lui con­férant un souf­fle, celui du Dieu créa­teur. Car le lan­gage est par excel­lence ce qui est con­stru­it, struc­turé gram­mat­i­cale­ment, a for­tiori dans le champ lit­téraire ou poé­tique. Cela rejoint l’un des com­men­taires courants des exégètes de l’entame de cet évangile dont on dit qu’elle est une « gram­maire du créé », une « gram­maire du monde ».

 

Le souf­fle, source le lyrisme.

Jean Gros­jean a aus­si puisé ceci d’essentiel chez Jean et qui lui cor­re­spondait par­faite­ment, à savoir le souf­fle. Jean, nous dit-il, a « l’art de nous faire sen­tir com­ment manœu­vre le lan­gage », lorsqu’il se fait souf­fle, « lorsque Jésus sem­ble nous men­er sur des falais­es pour ne plus nous laiss­er enten­dre que l’immense mur­mure »(p. 123). La référence au souf­fle est omni-présente chez Jean. Dans le dia­logue avec Nicodème, mais aus­si en Jn 6 : C’est le souf­fle qui fait vivre, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont du souf­fle, elles sont de la vie. Gros­jean com­mente ain­si : « …ne vous fix­ez pas sur les mots, ne vous fix­ez pas sur des notions, c’est la res­pi­ra­tion qui per­met de vivre. […] nous ne pou­vons respir­er que par la res­pi­ra­tion divine » Et, plus loin : « Le lan­gage de Jésus nous donne donc moins un univers de sig­ni­fi­ca­tions qu’il ne nous com­mu­nique le va-et-vient vital de son haleine. Ce lan­gage n’illumine que par la con­ta­gion de son mou­ve­ment » (IC p. 123).

Si l’on peut faire de ce pas­sage une lec­ture mys­tique, je crois qu’il étaye égale­ment l’attachement de Jean Gros­jean à un cer­tain lyrisme, non pas celui, nar­cis­sique, de l’expression du moi roman­tique, mais celui qui prône une langue portée par le souf­fle et le mou­ve­ment, ce qui car­ac­térise le Christ de Gros­jean me sem­ble-t-il. N’écrit-il pas : « Le lan­gage aus­si, à mesure qu’il est dit, ne fait que périr pour que naisse le sens. Si la phrase s’immobilise dog­ma­tique, le lan­gage est mort. Les for­mules sont des idol­es, les con­clu­sions sont des idol­es, mais si les phras­es se pré­cip­i­tent en bavardage c’est aus­si un blas­phème car la vol­u­bil­ité n’est pas non plus de la vie ». Mou­ve­ment du lan­gage porté par le souf­fle, mais avec mesure, mod­éra­tion et pré­ci­sion : un lyrisme con­tenu pour qu’il dure et vive plutôt que ne s’essouffle.

 

Jean Gros­jean a donc choisi Jean parce qu’il accorde la pri­mauté au lan­gage et au souf­fle, ce qui lui cor­re­spondait intime­ment, mais aus­si parce que Jean souligne « un trait tout per­son­nel de Jésus que les syn­op­tiques ne notent qu’en pas­sant : une sin­gulière ironie qui se mêle à la ten­dresse comme l’hostilité, à l’étonnement comme à la souf­france » (IC p. 28). Ironie, ce trait si humain, per­met en fait à Jean Gros­jean de davan­tage incar­n­er son Jésus.

 

Le problème de l’Ironie dans la tradition exégétique

Orig­i­nal­ité de Grosjean ? 

Reste que l’Ironie pose un sérieux prob­lème. En France, dans les derniers com­men­taires parus de l’évangile de Jean, aucune men­tion n’est faite d’une éventuelle ironie. Ain­si, Alain Mar­chadour, dans Venez et vous ver­rez, Nou­veau com­men­taire de l’Evangile de Jean [4], non seule­ment ne con­sacre pas une ligne à ce trait du Christ johan­nique, mais ne cite même pas Jean Gros­jean comme tra­duc­teur. Or, Mar­chadour con­naît Gros­jean puisqu’il cite un de ses réc­its, Le Messie. J’imagine donc mal que Mar­chadour ne con­naisse pas L’ironie chris­tique… et j’en con­clus que s’il le passe sous silence, c’est volon­taire­ment. Et ce n’est là qu’un exem­ple par­mi d’autres.

En revanche, à l’étranger, en Angleterre [5] ou en Alle­magne, plusieurs théolo­giens protes­tants n’ont pas hésité à qual­i­fi­er le Christ, en maintes occa­sions, d’ironique. Mais ne soyons pas injuste : il y a tout de même un théolo­gien et pas­teur français, François Vouga [6], qui évoque l’ironie du Christ, cepen­dant, il exerce son min­istère en Alle­magne, et la plu­part de ses références théologiques appar­ti­en­nent aux champs ger­manique et anglo-sax­on… Il est l’auteur d’une somme inti­t­ulée Le cadre his­torique et l’intention théologique de Jean, paru en 1977. Rap­pelons ici que L’Ironie Chris­tique date de 1991. On peut donc légitime­ment émet­tre l’hypothèse que Gros­jean a eu con­nais­sance de ce livre. Gros­jean était un grand lecteur de théolo­gie, c’est d’ailleurs pour cela qu’il s’est per­mis tant de rudesse à leur égard — je pré­cise au pas­sage que Bult­man, grand exégète de Jean, n’avait absol­u­ment pas les faveurs de Gros­jean qu’il fustige dans L’Ironie Chris­tique, au détour d’un com­men­taire, et pour cause : Bult­man fut, si j’ose dire, à la théolo­gie ce que Jacob­son fut à la littérature !

Mais ce n’est pas le lieu de s’étendre sur les querelles théologiques. Rela­tons sim­ple­ment que les théolo­giens protes­tants eux-mêmes ne s’accordent pas entre eux pour déter­min­er les pas­sages où appa­raît ce que François Vouga appelle la « tech­nique du malen­ten­du », c’est-à-dire de l’ironie. A pro­pos de « malen­ten­du » juste­ment, il est à not­er que Gros­jean reprend à plusieurs repris­es ce mot : « Le malen­ten­du est sa manière [à Jésus] de rompre notre dis­cours » (p.75) ; « Le malen­ten­du y est comme la base du dia­logue qui est lui-même la base du lan­gage ». (p. 109) Per­ma­nence du vocab­u­laire qui me fait croire que Jean Gros­jean a bel et bien lu François Vouga.

 

Quelle est l’intention de l’Ironie ?

Pour Gros­jean, l’ironie per­met un chem­ine­ment d’une « finesse vitale », car « chaque parole sans s’opposer à la précé­dente la prend légère­ment à con­tre-pied » (p. 109) Cette ironie peut pren­dre la forme, avec les malveil­lants, d’une fausse can­deur ; mais elle peut se faire très sar­cas­tique à l’égard des disciples.

Le théolo­gien Wead [7], repris par François Vouga, « définit les malen­ten­dus johan­niques comme un type d’ironie […] lit­téraire par lequel l’auteur dis­joint la réal­ité que con­naît le lecteur et l’apparence que les pro­tag­o­nistes du réc­it pren­nent pour la réal­ité [8] ». Ce type d’ironie joue à deux niveaux : d’une part Jésus pra­tique l’ironie face à ses inter­locu­teurs qui ne le com­pren­nent pas, c’est pourquoi il mul­ti­plie les pro­pos pour les amen­er à met­tre en ques­tion leur com­préhen­sion de l’existence et leur mode d’être [9] ; d’autre part, le lecteur n’est pas a pri­ori le des­ti­nataire, mais le spec­ta­teur de l’ironie : par exem­ple, si la Samar­i­taine ne com­prend pas ce qu’est l’eau de vie, le lecteur lui le sait.

Reprenons la dis­tinc­tion que Wead établit à pro­pos de l’ironie : il y a l’ironie de type socra­tique qui s’en prend aux pré­ten­tions de l’interlocuteur pour met­tre en évi­dence son igno­rance, et celle de Sopho­cle dont l’enjeu est de dévoil­er la vraie sit­u­a­tion dans laque­lle se trou­vent les parte­naires afin de les amen­er à mieux se com­pren­dre. D’après Vouga, ces deux types d’ironie sont étroite­ment liés dans l’argumentation du Jésus de Jean, argu­men­ta­tion qui essaie de trans­former ses inter­locu­teurs, de les faire pass­er d’une com­préhen­sion de soi à une autre, de la non-vie à la vie [10].

L’ironie de Jésus a bien la rudesse de l’ironie socra­tique, puisqu’il s’agit pour lui de dépos­séder l’homme des cer­ti­tudes der­rière lesquelles il s’abrite, mais l’intention pro­fonde de Jésus étant d’amener son inter­locu­teur au Fils et, par lui, à Dieu, son ironie n’a plus cette néga­tiv­ité qu’elle avait chez Socrate. L’intention théologique qui sous-tend cette ironie en adoucit la cor­ro­siv­ité. Faut-il par­ler désor­mais d’ironie chrétienne ?

De même Jean Gros­jean pointe dans L’Ironie Chris­tique les moments ironiques de Jésus, et affirme lui aus­si que les inter­locu­teurs de Jésus ne com­pren­nent pas réelle­ment qui il est, et que « lorsque l’homme veut ou doit appréhen­der la Révéla­tion, il y a néces­saire­ment malen­ten­du ». Impar­fait, nous sommes tou­jours à côté, sourds, attachés à nos biens, aux con­ven­tions sociales etc. L’usage que fait Jean, selon Jean Gros­jean, de l’ironie, est donc avant tout péd­a­gogique, et, pour se faire, Jean n’hésite pas à en faire un usage vio­lent, avec, en ligne de mire, l’amour-propre. Par ailleurs l’intérêt lit­téraire de l’ironie est qu’elle est un ressort dra­ma­tique en même temps qu’elle insuf­fle de la vie et donne de l’épaisseur, de la chair aux per­son­nages — ce que ne rend pas un réc­it pure­ment his­torique et factuel comme celui de Luc.

Cepen­dant Gros­jean ne fait pas que point­er les moments ironiques du Christ, il pra­tique lui-même une ironie qui est en quelque sorte une surenchère de l’ironie johan­nique. En fait, je ne pense pas que Gros­jean se soit mis à l’école de l’ironie johanique, je crois plutôt que l’ironie lui était déjà très famil­ière… et que, peut-être, l’intention de cette ironie a évolué sous l’influence de Jean.

 

Surenchère de l’ironie.

Gros­jean se moquait des con­ve­nances autant que des références, des tra­di­tions, des écoles – et nous allons ici le véri­fi­er. Sou­vent, cette surenchère de l’ironie ne con­cerne pas directe­ment le Christ, mais, tout en prenant place dans le com­men­taire qui se fait là réc­it, fait écho à sa pro­pre vie — celle de Jean Gros­jean. Ain­si ce pas­sage, qui est le début du com­men­taire de Jean VII, 53 :

« Les parvis étaient jonchés de cor­nets de frites écrasés et de bul­letins NRF en lam­beaux. Le jour qui se lev­ait n’éclairait pas encore les épaves des caniveaux, bouteilles cassées, boîtes à sar­dines, écorces d’oranges. »

Au sujet de ce pas­sage, il faut aus­si pré­cis­er que les « parvis » étaient un lieu si fon­da­men­tal pour Gros­jean qu’il don­na à l’un de ses recueils le titre de « Parvis » : c’est un lieu de vie par excel­lence, en dehors de la sin­a­gogue — de l’église — puisque devant, un lieu où les hommes par­lent et font vivre et cir­culer la parole, un lieu où le Christ aimait par­ler. Quant à la pique con­tre le NRF, faut-il y voir un règle­ment de compte interne à la maison ?…

Par ailleurs, à pro­pos du ver­set Eton­nés les Juifs dis­aient : Com­ment con­naît-il les textes sans avoir étudié ? Gros­jean com­mente : « Le Messie n’offusque pas seule­ment le clergé, mais aus­si le corps pro­fes­so­ral. Certes, il faut appren­dre. Les hiron­delles entraî­nent leurs jeunes à vol­er en rond dans la cour, puis en zigza­gs entre les arbres du verg­er. Il y a des obsta­cles à con­tourn­er dans l’écriture et une patience à acquérir pour aller d’Avant-lès-Marcilly à Dar-es-Salaam ». Avant-lès-Mar­cil­ly est le lieu de la mai­son de cam­pagne de Gros­jean ; Dar-es-Salaam : point de référence ici à cette ville de Tan­zanie, bien sûr, mais à ce que cela sig­ni­fie, mot à mot, à savoir « Mai­son de la Paix ».

Enfin, pour nous famil­iaris­er et nous faciliter l’appropriation de cet évangile, Jean Gros­jean en trans­pose le con­texte dans notre quo­ti­di­en, dans notre univers men­tal, et ce sur un ton ironique afin d’accentuer l’effet, la pro­fondeur autant que la rad­i­cal­ité du Christ. Ain­si, à pro­pos du ver­set C’est là le pain qui est venu du ciel, non pas ce que les pères ont mangé et ils sont morts. Quelqu’un qui mâche ce pain va vivre pour tou­jours (Jésus s’en prend ici « à l’auréole des Anciens qui encom­bre les cœurs »), Gros­jean écrit : « Mais on vient leur dire que Napoléon était un imbé­cile, Jeanne d’Arc une menteuse, Verc­ingé­torix un frous­sard, que la Marne fut une boucherie inutile, etc. […] » Son inten­tion est d’amener le lecteur à saisir « à quelle pro­fondeur (notre) cul­ture va être dévastée par ce maître-là » (IC p. 121) pour peu que l’on se fie à lui totalement.

Cette lib­erté de ton s’exerce aus­si à l’encontre des insti­tu­tions qu’il cri­tique verte­ment, avec cette fois-ci une ironie plus vio­lente. Quoi qu’il en soit, tout le monde en prend pour son grade, et, en pri­or­ité, ceux qui déti­en­nent le pou­voir : « Les pou­voirs sont vite abusifs (même et surtout s’ils sont religieux). » ; ou encore :  « Les reli­gions, qu’elles soient des insti­tu­tions ou des spir­i­tu­al­ités, red­outent le souf­fle cor­rosif de l’inspiration. Le prophète n’est util­is­able que mort : on l’embaume, on l’interprète. » (p.36) Le Christ de Gros­jean est celui qui casse les idol­es, les cou­tumes, les idées : « Tous les moyens d’aller à Dieu sont ren­ver­sés pour que ce soit Dieu qui vienne à sa guise, imprévis­i­ble­ment ». Par ailleurs, à pro­pos de l’expression « Souf­fle cor­rosif de l’inspiration », il y a fort à pari­er que Gros­jean ne pense pas seule­ment aux prophètes. Il a for­cé­ment à l’esprit les poètes, du moins ceux qui recon­nais­sent la par­tic­i­pa­tion du Souf­fle dans l’acte créa­teur, et qui s’en remet­tent à l’inspiration.

Cri­tique des let­trés égale­ment : « Les let­trés ne savent pas lire : ils can­ton­nent l’écriture dans une autonomie qui la rend sourde-muette » Cette cri­tique, qui s’adresse aux exégètes, me sem­ble aus­si val­able pour tout un pan de la créa­tion lit­téraire con­tem­po­raine, celle héri­tière du tex­tu­al­isme, celle qui s’est coupé du souf­fle. Gros­jean, au détours de ses com­men­taires, s’inscrit certes dans la lignée des exégètes de saint Jean, mais il en prof­ite aus­si pour se pos­er dans le champ littéraire.

Enfin, la tra­di­tion chré­ti­enne n’est pas épargnée non plus : en guise de com­men­taire du pas­sage « Mon règne n’est pas de ce monde… », il avance que « les Juifs qui ont lig­oté l’écriture par leurs tra­di­tions, ont lig­otés aus­si le Nazaréen pour le livr­er à Rome. Mais les chré­tiens n’ont pas fait mieux. Leurs tra­di­tions ont lié les évangiles et, de peur que ces liens se rompent, on livr­era les livres à des sur­veil­lances romaines. » (p. 239)

 

     Mais l’ironie de Gros­jean lui-même n’est qu’une des facettes per­son­nelles du livre. Si elle en rend la lec­ture « joyeuse », alerte, jubi­la­toire même, ses com­men­taires dévoilent par ailleurs les soubasse­ments de ce que j’appellerai son « art poétique ».

 

L’Ironie Christique, un art poétique

Gros­jean, en poète, se méfie de la dialec­tique, de l’analyse. Le lan­gage du Christ nous dit-il, est « comme la nuée lumineuse, (…) à la fois clair et obscur. L’enrober d’un autre vocab­u­laire pour lui don­ner une sorte de net­teté intel­lectuelle serait mal­hon­nête » (p. 118). Pour Gros­jean, « La révéla­tion nous vis­ite plus par osmose que par logique » (p. 119) « Par osmose », comme le souf­fle, en somme. Aus­si la poésie est-elle peut-être le moyen le moins impar­fait pour appréhen­der le mys­tère divin, car Jésus, lan­gage fait chair, « ne peut pas sans trahi­son être rassem­blé dans une for­mule » (p.130).

 

La poésie en guise de com­men­taire:

On retrou­ve dans l’IC un Gros­jean atten­tif, comme dans sa poésie, aux détails, « aux petits riens qui dis­ent tout [11] » de la nature, des gestes du quo­ti­di­en. Il rap­pelle par exem­ple que « la quo­ti­di­en­neté n’est pas faite pour les chiens. Si on s’y ennuie comme sur le chemin d’Emmanüs (…), c’est pour­tant là que le Messie nous fréquente » (IC p. 40) A mon sens l’essentiel de l’œuvre de Jean Gros­jean peut être lu comme une médi­ta­tion con­tem­pla­tive de la créa­tion à tra­vers le prisme des Ecri­t­ures. D’où le reproche peut-être qui lui fut fait de trop sou­vent « décrire », mais, ain­si qu’il l’a rap­pelé à Jacques Réda dans une let­tre pub­liée par la revue Nunc [12] : « Je ne décris pas, j’écris ». Témoignage de sa vivac­ité d’esprit, et, de l’ironie qu’il réser­vait à ses détracteurs.

Cet attache­ment poé­tique à ce qui est ténu, infime, est à rap­procher de la poésie de Pierre Oster, lui aus­si atten­tif au moin­dre fétu, au brin d’herbe, à la brise, chargés de sens pour peu que l’on veuille bien pren­dre le temps de leur accorder quelque atten­tion par le regard, l’oreille et le lan­gage dont on use pour les nom­mer et leur don­ner souf­fle. Tout cela est ques­tion d’angle de vue. A ce pro­pos, lorsque Gros­jean com­mente « Viens, tu ver­ras », il dit : « Quit­tez un peu votre lieu, aban­don­nez votre point de vue et alors vous allez voir ce que vous allez voir ». (p. 47)

C’est aus­si poé­tique­ment qu’il appréhende le temps mes­sian­ique lorsqu’il com­mente le pas­sage de la Pâque. Poésie toute bucol­ique qui passe par la per­son­ni­fi­ca­tion de divers élé­ments de la nature :

« Le print­emps avec ses primevères qui se cachent dans les touffes d’herbe, ce n’était pas l’année dernière, c’est cette année, quand le Messie monte à Jérusalem par­mi des collines bleues de beau temps. Et les Monts de Moab sont mauves de jalousie der­rière la mer Morte parce qu’ils ne peu­vent rien voir par-dessus l’épaule du Mont des Oliviers.[…]

La voix (de Jésus) pou­vait sem­bler ten­dre par moments, mais d’une ten­dresse plutôt railleuse. Quant au vrai print­emps avec tous ses arbres de par­adis en pleine fleur, toute cette blancheur que les mésanges agitées éparpil­lent comme de la neige sur les vio­lettes timides, il n’est venu que cette année, après les derniers froids, après des noces où le vin a man­qué » (p. 56)

Superbe frag­ment de réc­it poé­tique, mais que Gros­jean n’hésite pas à court-cir­cuiter dès la ligne suiv­ante en écrivant que « jusque là, il faut avouer que le mes­sian­isme était comme un tracteur arrêté au milieu d’un champ »… Autodéri­sion… comme s’il se dis­ait : « stop tu com­mences à te pren­dre au sérieux ».

Quoi qu’il en soit, nous avons là quelques exem­ples assez typ­iques de ses com­men­taires poé­tiques, mais qui mêlaient, peut-être pour les ren­dre moins solen­nels, plusieurs niveaux de lan­gage, du plus soutenu au plus fam­i­li­er (cf. p.58). Nous rejoin­drons ici l’analyse de J‑Y Debreuille qui explique qu’« indi­vid­u­alis­er ain­si des espèces, des espaces et des instants dans ce monde si quo­ti­di­en que sou­vent on ne le perçoit plus, c’est le faire pass­er de l’être-là à l’existence véri­ta­ble [13] » J’ajouterai, moins savant, que c’est lui insuf­fler de la vie par un lan­gage inspiré.

 

Mise en scène : l’usage du réc­it comme fac­teur de sens spir­ituel.

L’Ironie chris­tique témoigne aus­si de son art du réc­it : quand il com­mente le pas­sage de la femme adultère, Gros­jean reprend les ter­mes de l’évangile : « … Per­son­ne ne t’a con­damnée ? — Per­son­ne, mon­sieur. — Eh bien moi non plus. Tu peux t’en aller, mais main­tenant… » Et Gros­jean enchaîne aus­sitôt avec un nou­veau para­graphe : « Et main­tenant il fait grand jour. On voit bien qu’il n’y a plus foule au tem­ple. Les pèlerins sont repar­tis vers leur province et les ban­lieusards sont retournés à leur gagne-pain. » (p. 145) Gros­jean glisse ici des per­son­nages sup­plé­men­taires, rajoute de la vie, comme pour étof­fer le con­texte, des per­son­nages de notre temps qui plus est, créant un choc tem­porel, dont le but, nous l’avons vu, est de nous faire réa­gir, de nous con­cern­er, afin que l’on fasse nôtre le lan­gage du Christ. Ce procédé n’est pas nou­veau chez Gros­jean, j’en veux pour preuve ce pas­sage tiré de La Gloire : « Tel est le soir à Gol­go­tha. Au loin les trains s’enfuient. Le vent soulève déjà dans l’ombre des tour­bil­lons blêmes [14]. »

De même, au moment de la fête des tentes, Jésus dit aux apôtres de rejoin­dre les autres. Frag­ment de Jean : « Là-dessus, il (Jésus) est resté en Galilée », et Gros­jean pour­suit la phrase de l’évangile, dans une prose toute poétique :

« dans l’amitié du brouil­lard et des cor­beaux, avec les arbres qui se tien­nent debout dans les pre­miers brouil­lards et qui se cou­vrent de cor­beaux par instants. […] Alors les arbres écoutaient ces con­ver­sa­tions de cor­beaux, à mots ouverts, dont les phras­es rauques se ponc­tu­aient de silences pour laiss­er les larmes du brouil­lard s’égoutter des ramures sur une terre dont les pier­res luisantes durent plus longtemps que nos amis. » (IC p. 132)

 

Mise en scène som­bre qui pré­fig­ure ce que sait Jésus de l’issue trag­ique qui l’attend, un Jésus assom­bri aus­si d’être ain­si aban­don­né de ses dis­ci­ples. Pour repren­dre les mots de la pré­face d’Erasme au Nou­veau Tes­ta­ment, mots qui s’appliquent tout par­ti­c­ulière­ment à l’Evangile de Jean et à ce que Jean Gros­jean n’aura eu de cesse de guet­ter : « c’est le Christ lui-même, par­lant, guéris­sant, mourant, ressus­ci­tant, enfin entier, que [ces écrits] ren­dent présent, de telle sorte que tu le ver­rais moins bien si tu l’avais devant les yeux pour le regarder [15] ».C’est là l’enjeu du réc­it qui remet en scène des per­son­nages anciens, et, pour le Christ, de don­ner à enten­dre et ren­con­tr­er comme pour la pre­mière fois, celui qui est le lan­gage, avec l’intention de nous amen­er à l’écouter et le suiv­re. Gros­jean, pour la faire partager, quête « la vérité du dedans d’une scène évangélique [16] » Et ce qui en fait toute la force, c’est cette ten­sion entre tran­scen­dance et imma­nence qui tra­verse toute son œuvre de poésie comme de prose.

Jean Gros­jean, en quête d’un rap­port entre les mots et les choses, oscille entre atti­tude prophé­tique et atti­tude apopha­tique. Tan­tôt la parole est pro­jetée sur le monde, tan­tôt elle émane de celui-ci. Dans les deux cas, elle con­duit à la révélation.

 

L’Ironie chris­tique est bien un com­men­taire d’évangile, certes, mais à mille lieues de ce à quoi nous avait habitué la tra­di­tion exégé­tique. Il s’agit plutôt à vrai dire d’une lec­ture intime qui relève de la médi­ta­tion poé­tique et même par­fois mys­tique (on sait l’admiration de Gros­jean pour la mys­tique Rhé­nane), la seule à même d’appréhender le mys­tère chris­tique qui restera tou­jours pour la rai­son une pierre d’achoppement. Quel Christ nous présente Gros­jean à tra­vers l’évangéliste Jean ? Un homme de chair en mou­ve­ment et ani­mé d’un souf­fle, d’une res­pi­ra­tion qu’il fait siens, en poète. Un Jésus usant de l’ironie, mais à des fins apos­toliques, ce qui lui per­met, à Jean Gros­jean, de renouer avec la rad­i­cal­ité et le scan­dale du lan­gage de Jésus.

D’autres écrivains revis­i­tent depuis plusieurs décen­nies les Ecri­t­ures. Il y a bien sûr le célèbre écrivain ital­ien Erri De Luca, mais il ne faudrait pas oubli­er le Français Claude-Hen­ri Roc­quet auteur de plusieurs réc­its bibliques. Par ailleurs, je voudrais égale­ment citer l’américain William Goyen, auteur d’un mag­nifique Livre de Jésus, qui n’est autre qu’une ré-écri­t­ure de l’évangile sous le signe du feu, et qu’il a com­posé après sa con­ver­sion sur­v­enue à l’issue d’une énième mais déci­sive lec­ture de l’évangile.

Mais Jean Gros­jean, en poète, nous par­le aus­si de son Christ tel qu’il le vit, du Christ qui l’a accom­pa­g­né tout au long de sa vie, bien qu’il ait quit­té l’Eglise : par sa manière de le met­tre en scène, de l’entourer de poésie, il nous le fait revivre et sen­tir, afin de vive sa parole à tra­vers son écri­t­ure — n’est-ce pas toute l’œuvre de Jean Gros­jean qu’il faudrait relire à l’aune de cette inten­tion ? Dans le même temps Jean Gros­jean se livre et dévoile sa per­son­nal­ité, qui peut être dure, espiè­gle, ironique sou­vent — à moins que… comme l’écrivait José Bergamin, dans La tête aux oiseaux, « la véri­ta­ble ironie ne [soit] pas celle que l’écrivain met dans son œuvre, mais celle qui s’interpose entre son œuvre et lui »…

 Enfin, j’avancerai l’idée que L’ironie chris­tique est la clé de voûte de l’œuvre de Jean Gros­jean,  en même temps qu’une véri­ta­ble syn­thèse. Tout y est présent : sa foi (ou plus pré­cisé­ment « sa manière de fier »), ses humeurs, ses colères, sa poésie, son art du réc­it poé­tique : en somme, c’est une forme d’auto-biographie lit­téraire. L’Ironie chris­tique témoigne par­faite­ment du pro­jet lit­téraire qui fut le sien et qu’il a exprimé ain­si : « Attaché à la langue française dans son génie pro­pre et à la Révéla­tion qui a été rédigée selon une autre struc­ture men­tale j’ai ten­té de faire pass­er celle-ci dans celle-là ou de tir­er celle-là vers celle-ci [1]. »

 

 


[1] Cité par Jean-Luc Max­ence, op. cit., p. 69.

 


[1] Alain, Les Arts et les Dieux, « Déf­i­ni­tions », Paris, Gal­li­mard, Bib­lio­thèque de La Pléi­ade, 1958.

[2] Emil Cio­ran, Car­nets, 1957–1972, 5 nov. 1960.

[3] Mar­cel Jousse, L’Anthropologie du geste, Gal­li­mard, col. Tel, 2008.

[4] Alain Mar­chadour, dans « Venez et vous ver­rez, Nou­veau com­men­taire de l’Evangile de Jean, Paris, Bayard, 2012.

[5] Citons par exem­ple le livre de George John­ston inti­t­ulé The Glo­ry of Christ in the New Tes­ta­ment et plus par­ti­c­ulière­ment le chapitre « Ecce Homo! Irony in the Chris­tol­ogy of the Fourth Evan­ge­list »

[6] François Vouga est un pas­teur et théolo­gien français, mais exerçant son min­istère en Alle­magne ce qui le range davan­tage dans le champ théologique ger­manique et anglo-saxon.

[7] D.W. Wead, The lit­er­ary Devices in John’s gospel, Bâle, 1970, cité par François Vouga.

[8] François Vouga, Le cadre his­torique et l’intentionnalité théologique de Jean, Paris, Beauch­esnes, p. 33

[9] François Vouga, ibid., 1977, p. 33

[10] François Vouga, ibid, p. 34.

[11] Jean-Luc Max­ence, Jean Gros­jean, ops cit. p. 58.

[12] Nunc n°21, « Dossier Jean Gros­jean » p.

[13] Jean-Yves Debreuille, « L’invitation à sour­dre de Majestés et pas­sants à Hiv­er », dans Jean Gros­jean poète et prosa­teur, L’Harmattan, 1999, Actes du col­loque de Besançon, p. 78–79.

[14] Jean Gros­jean, La Gloire, Gal­li­mard, col. NRF/Poésie, 1969, p. 199.

[15] Cité par Alain Mar­chadour, « Venez et vous ver­rez », nou­veau com­men­taire de l’Evangile de Jean, Intro­duc­tion, p. 18.

[16] Jean-Luc Max­ence, Jean Gros­jean, Seghers, col. « Poète d’aujourd’hui », p. 59.

 

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