L’œuvre poétique de Marc Alyn : un itinéraire alchimique
Les trois volumes des œuvres poétiques de Marc Alyn se déclinent comme une merveilleuse somme poétique dans les éditions de La Rumeur Libre, Andrea Iacovella, l’éditeur étant lui-même un extraordinaire visionnaire du livre et de la collection, créateur d’une sorte de bibliothèque absolue, bibliothèque universelle qui a pu être rêvée par un philosophe et mathématicien comme Kurd Lasswitz ; ou encore véritable architecte, lancé dans une quête d’un Graal littéraire, renvoyant à la Bibliothèque de Babel de Borgès.
Cette vision, ou véritable pensée philosophique du livre, s’exprime dans le soin apporté à chaque partie de ce volumen qui se déploie comme un fabuleux monument aux lisières du rêve et de l’imaginaire.
Chacun de tomes est initié par une préface magistrale, la première de Jean-Jacques Celly, la deuxième par Georges-Emmanuel Clancier, et la troisième signée Pierre Brunel. Chaque recueil s’ouvre également par une notice explicative retraçant, au sein de l’histoire littéraire, le parcours d’un poète qui commence dès l’âge de 18 ans à être reconnu pour une poésie nouvelle entée dans les fééries de l’imaginaire. Les trois titres des tomes des œuvres poétiques, comme piliers d’un remarquable édifice, sorte de temple poétique, renvoient d’ailleurs tous à une forme de pénétration dans un monde sacré, « L’aventure initiatique », « Le Rêveur éveillé », et « L’Image, la magie ».
Le premier tome se présente comme la quête initiatique de « l’enfant de poésie » qu’a été le poète. C’est dans une quête alchimique le premier stade de l’initiation, celui de « l’œuvre au noir », sorte de cheminement qu’emprunte le poète en Hermès Trismégiste pour découvrir les sentiers de la création.

Marc Alyn, Œuvres poétiques, Tome I, « L’Aventure initiatique » (1956-1991), 2024, 448 pages, 21 € ; Tome II, « Le Rêveur éveillé » (1992-2004) ; Tome III « L’Image, la Magie » (2006-2023), La Rumeur libre, 2024.
Des bonheurs d’écriture jalonnent cet élan vers le mouvement sacré d’une vocation, véritable témoignage sur les étapes d’une architecture, celle d’une œuvre en poésie, celle d’un destin de poète : « Peut-être, ayant rêvé, seconde après seconde, notre vie, serons-nous quelque jour vécus par notre rêve ». Celui qui s’est rêvé Fantomas ou prestidigitateur, celui qui a contemplé l’apocalypse du feu, celui qui choisit le pseudonyme de Marc Alyn, celui qui a vécu la passion de la mère pour les livres d’aventure et de mystère, et celle du père pour la magie des livres, celui-ci devient le poète, le grand rêveur de mots, « passages secrets se profilant et menant aux demeures austères du Merveilleux », désir de l’Autre, du divin et de l’absolu « s’exaltant pour les couleurs mystiques des rosaces des cathédrales », ainsi le poète de l’extrême, nouveau Rimbaud auréolé de jeunesse, s’engage-t-il avec bonheur dans l’oxymore comme danse de liberté qui brise ses liens, comme cristal de rythme :
Plein feu !
je suis sur la balance
du désespoir et de l’extase
de la tendresse et de la cruauté.
je dépends d’un seul mot
comme fruit de sa branche
quand le vent vient musarder
Traces de pluie, empreintes de l’arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l’invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d’eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige, cette poésie cosmique s’affirme dans un deuxième temps alchimique comme « l’œuvre au rouge », dans la force d’une parole devenue fulgurante par la traversée de l’imaginaire. "Le Rêveur éveillé " du Tome II, affirme désormais sa fantasmagorie, s’ouvre au monde, rêve qu’il s’envole :
au printemps les mésanges se nichent entre ses feuilles
pour becqueter joyeux don texte lettre à lettre
et lui parler d’amour avec des mots d’insectes.
Le texte se fait archétypal, dans la force originelle d’une brûlure :
langue d’avant la langue
ouragan déferlant sur les soleils futurs
nébuleuses chiendent archipels tropiques !
le Verbe originel à jamais se répand
clarté embrasant les vitraux
source qui lie le prologue à la fin
l’éclair inaugural à l’ultissime braise
Le tome III est celui de « l’œuvre au blanc » à travers la maîtrise du poème en prose. C’est l’ultime ouvrage achevé par le poète et il constitue l’acmé du travail poétique, comme s’il parvenait, par sa recherche de perfection dans cette forme poétique bien particulière qu’est le poème en prose, à placer le diadème ou l’auréole sur son œuvre tout entière. Le poème en prose semble répondre à cette exigence, un concentré en même temps qu'une « devanture » de ce que la littérature fait, des compétences qu'elle met en œuvre, des opérations de reconnaissance et de méconnaissance auxquelles elle soumet la singularité des œuvres. Le genre poétique du poème en prose, permet ainsi, par sa forme même, d’établir une réflexion forte et achevée sur le processus de création et son lien à l’intertextualité avec Baudelaire par exemple.
Ce recueil n’est pas, en effet, un tout autonome et fermé dont les éléments composent un système clos. Il présuppose un dialogue avec l’Autre, avec les autres créateurs, en particulier les peintres, dont T’ang. Le poème et la calligraphie adviennent alors par ce qu’il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence. Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n’accapare l’attention ni ne l’obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d’écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l’écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l’eau, de « la respiration des oiseaux privés d’ailes ». Poésie qui n’est accessible qu’à partir d’un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles du poète initié, désormais réconcilié au monde :
Il n’y avait jamais personne
au bout du fil.
Seule une abeille aux ailes diaphanes
nous pénétrait de son bourdonnement
porteur d’une verbe intraduisible.