Loïc Demey, Jour Huitième

Par |2023-04-21T13:21:24+02:00 21 avril 2023|Catégories : Critiques, Loïc Demey|

Le huitième jour est sym­bole de recom­mence­ment, renais­sance, pre­mier jour après la semaine qui a précédé, pre­mier jour après l’apoc­a­lypse. Et d’une forme d’apoc­a­lypse, il est ques­tion dans le livre de Loïc Demey. Il s’ag­it d’un réc­it poé­tique, qui se développe autour d’une cat­a­stro­phe écologique. Il débute par un poème (retours à la ligne) jour pre­mier ; s’en­suiv­ent trois textes en prose, puis sur le même mod­èle, la même fréquence, jour deux­ième,  trois textes en prose, etc. jusqu’au jour huitième qui clôt le livre.

 Loïc Demey débute à la manière biblique :

Au com­mence­ment le ciel
au com­mence­ment la terre
le haut le bas les ténèbres du ciel l’abîme sur terre
le rien l’ab­sence le vide partout le noir par­fait le chaos
l’en­droit sonne creux per­son­ne juste terre juste ciel
terre de nuit noire liq­uide pro­fonde recouvrante
de l’eau rien que de l’eau le noir sous un ciel ténébreux
la lumière soit jaune bonne blanche la lumière fut
la lumière pour sépar­er la nuit du jour
dénouer le jour et la nuit
lumière jour nuit noire obscure per­son­ne le vide rien
sur terre
au soir le matin
jour pre­mier

Loïc Demey, Jour Huitième, Images de Rochegaussen, Cheyne Édi­teur, 2022, 80 pages, 19 €.

Puis le monde tel que nous le con­nais­sons appa­raît : L’en­fant pleure sa per­ruche envolée. / Par la porte de la cage à demi ouverte, vers la fenêtre entre­bâil­lée sur la rue et la pluie qui tombe, tombe, depuis des jours que le ciel se com­porte comme ça.

Le décor est plan­té, l’ar­gu­ment dévoilé : Elles ne ressem­blent pas aux pluies que nous con­nais­sons.[…] La mon­tée des flots accule les bêtes con­tre la clô­ture. L’eau leur monte aux nar­ines, les épuise puis les engloutit. 

Car c’est l’i­non­da­tion énorme, inco­ercible, comme en ont con­nue réelle­ment plusieurs pays ces derniers mois. On songe aus­si de manière inévitable au mythe du Déluge, dont la men­tion la plus anci­enne se retrou­ve dans des textes sumériens, de nom­breux siè­cles avant Jésus-Christ. Il a toute­fois tou­jours valeur de puni­tion : «  Cet homme fit le réc­it à Gil­gamesh de la colère des grands dieux, qui avaient voulu dépe­u­pler la Terre parce que les hommes, de plus en plus nom­breux, fai­saient un vacarme qui per­tur­bait le repos des dieux. » De même, les cat­a­stro­phes cli­ma­tiques engen­drées par l’homme lui sont châ­ti­ment :

Le tor­rent de boue cas­cade la ville, déracine les bancs et les pan­neaux pub­lic­i­taires. Il emporte les abribus, retourne les voitures sont dev­enues des bateaux fous.

On notera l’emploi de mots rares, ren­forçant le sen­ti­ment d’é­trangeté : une main qui pendille, Ils niflent puis reni­flent (nifler sig­ni­fie agac­er, irrit­er, mais ici on sup­posera le jeu avec les mots), les rats d’é­gout se clapis­sent au grenier…

L’en­fant qui appa­raît dès le pre­mier texte en prose sera le sym­bole d’in­no­cence et de recom­mence­ment pos­si­ble après la cat­a­stro­phe. Per­son­nage sans nom, arché­type d’en­fant. Où est passé l’en­fant qui jouait juste à côté ? Nous appelons l’en­fant ! l’en­fant ! l’en­fant ! se trou­vait là, pour­tant, à la tombée du sommeil.

Un autre per­son­nage est sans nom lui aus­si : l’autre. Il est par essence celui qu’on ignore voire qu’on déteste sans rai­son, fig­ure du SDF (et plus tard, du sage), présent dès les pre­mières pages, Reparu à crue de riv­ière […] Le bien par­ti qui eut la bonne idée de débar­rass­er le trot­toir, le per­ron de l’église et les quelques march­es devant la mairie, De s’ef­fac­er de nos yeux qui l’ex­am­i­naient de tra­vers […] L’autre, ain­si nous préféri­ons l’ap­pel­er, afin de ne pas ris­quer enten­dre, au con­tour d’une phrase, son prénom.

Des pro­tag­o­nistes sup­plé­men­taires com­plè­tent le paysage dan­tesque : les ani­maux sauvages, s’im­posant dans les lieux d’où on les avait chas­sés : Ils avan­cent à décou­vert et hument l’air, ressen­tent la présence puis héris­sent les poils, Les ani­maux exhibent les crocs, les gen­cives, ils bavent, font des ruades. 

Et plus loin :

Papil­lons.
Han­netons, blaireaux, crapauds.
Lièvres, cerfs et ser­pents se succèdent.
Du matin au matin prochain, une espèce après l’autre, sans se 
mélanger. Sous notre nez au vent, ils ont investi nos rues, nos parcs et 
nos ronds-points.
Un loup gris aus­si, l’un de nous a crié. Sans en être sûr.
La nature au bon­heur du vide, les ani­maux ont pris notre place.

Descrip­tion du cat­a­clysme et du com­porte­ments des hommes :

Il se tien­nent en déséquili­bre sur la crête de leur mai­son, s’agrippent à la chem­inée, tanguent et qué­man­dent du sec­ours. », « Fougueux, nous déra­ci­nons des câbles et des tuyaux, Au moyen de nos mains, de nos ongles fendus, les doigts fléchis, râpés, ensanglan­tés, le sol nous fouillons. 

Mais égale­ment, sans se dépar­tir du pro­pos, des moments de pure poésie :

Ain­si le ciel ain­si la terre
achevés finis définis
le con­tenu le contenant
révo­lus la con­cep­tion le déploiement
l’ac­com­plisse­ment de la création
la sat­is­fac­tion du tra­vail bien fait
au repos mérité une relâche un répit
une accalmie avant la hausse des eaux
des fléaux des températures
l’œuvre défaite par la con­quête effrénée
le très le trop exagérément
puis­er extraire aug­menter agrandir
à out­rance tir­er sur la corde tendue
qui flanche plie fléchit
men­ace de se fendre
nous red­outions le manque
c’est l’ex­cès qui nous accable
au soir le matin
jour sep­tième

Comme une évi­dence, l’en­fant et l’autre s’al­lient, sont le modèle.

L’en­fant cueille du petit bois, récolte des brindilles bal­ayées par le vent sous la charmille et à l’en­coignure des murets.
L’autre écorce une branche, taille de menus copeaux au fil de son couteau.Il défeuille un jour­nal, déchire le papier.
Pré­pare un foyer.

L’autre est celui qui sait, qui a une parole prophétique.

La nature se trou­vait grande et nous l’avons ren­due immense, il dit en pas­sant et repas­sant devant nous.
Tenez, l’autre propose.
Voici le feu que l’en­fant nous tend à bout de torche. Recevez-le et don­nez-lui un nid d’herbes sèch­es, un enc­los rond cer­clé de roches.
[…] Avec patience nour­ris­sez-le. Per­me­t­tez-lui de pouss­er, lente­ment de grandir.
[…] Prenez le feu, l’autre annonce. Et n’ou­bliez pas qu’il est vivant.

L’in­con­séquence des hommes est pointée, depuis le cat­a­clysme dont ils sont à l’o­rig­ine jusqu’à leur aveuglement.

Le brouil­lard a cou­vert le feu s’est éteint.
Je savais, dit l’en­fant, que vous n’en pren­driez pas soin, que tou­jours vous agis­sez de cette façon. De faire, de pré­ten­dre, de penser que tout pour­ra sans cesse s’arranger.

Si l’ensem­ble a une tonal­ité som­bre à l’in­star des désas­tres qui frap­pent déjà notre planète, la fin du livre pro­pose une lueur, certes nuancée.

L’i­non­da­tion reflue, se replie.
[…] En nous, le sauvage a repoussé.
A réfuté le mythe pre­mier, fon­da­teur et déjà destructeur.
[…] Les chaleurs extrêmes, les sub­mer­sions et débor­de­ments, l’au­tomne en été, les hivers printaniers.
[…] Au milieu de la chaussée, l’en­fant est penché sur une fis­sure. Dans cette entaille, une graine a roulé. Une plante a grandi.
Le long de sa tige grimpe une coccinelle.
Sur­git une mésange qui cap­ture l’in­secte dans son bec. L’en­fant s’ex­clame, heureux. Court et saute dans les bras de l’autre.
L’en­fant rit.
Les oiseaux sont revenus.

Le livre est habile­ment con­stru­it, l’écri­t­ure inven­tive sans dérouter. De la Genèse à l’anéan­tisse­ment, avec une pos­si­ble résur­rec­tion, cet ouvrage con­stitue une décli­nai­son poé­tique des maux qui affli­gent notre monde et une forme de réflex­ion en fil­igrane qui méri­tent qu’on les décou­vre ain­si que les belles inter­ven­tions plas­tiques qui le jalonnent.

Présentation de l’auteur

Loïc Demey

Loïc Demey est pro­fesseur d’Education Physique et Sportive dans un col­lège. Il vit en Lorraine.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

Je, d’un acci­dent ou d’amour, Cheyne éditeur.

D’un cœur léger, Cheyne éditeur.

Aux amours, Buchet Chastel.

 

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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