Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière de poétesse, elle a enseigné l’anglais à l’école secondaire et a été écrivaine résidente dans de nombreuses universités canadiennes. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques, plus récemment des universités McGill et Simon Fraser. Professeur émérite à l’Université de Victoria, elle a lu sa poésie, qui a été traduite en plusieurs langues, sur tous les continents et a animé de nombreux ateliers d’écriture, particulièrement à Wintergreen et à Naramata, et aussi enseigné au Banff Centre for Arts and Creativity. Elle vit sur l’île de Vancouver.
Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Elle est l’auteure de 16 recueils de poésie dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won’t Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day: Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat et What the Soul Doesn’t Want. Elle a aussi publié un récit biographique, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants : Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister dans le cadre du livre The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea. Elle a aussi dirigé deux ouvrages : Desire in Seven Voices et Addiction: Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari le poète Patrick Lane (1939–2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004).
Lorna Crozier, pour le projet Planet Earth Poetry Poets Caravan. Si vous souhaitez explorer les archives d’une carte interactive des poètes : www.shorturl.at/hAEJ7
Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses anthologies et ont été traduits en plusieurs langues. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award. Dans Through the Garden: A Love Story (with Cats), publié en 2022 (Toronto: McClelland & Stewart), elle évoque sa vie avec le poète et écrivain Patrick Lane.
Les vilains enfants
Une institutrice a fait ramper le vilain enfant
sous son bureau et l’a forcé à y rester
jusqu’à la récréation. Cela lui semble étrangement sexuel
à présent, cette senteur sombre et musquée.
Une autre a obligé le vilain enfant à se tenir debout
dans une corbeille à papier, a enfoncé
de la gomme à mâcher sur le bout de son nez.
Il est resté planté là jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, jusqu’à ce qu’il chavire
avec fracas. Une institutrice a frappé la vilaine enfant
avec la baguette lorsque celle-ci a mal épelé un mot durant le tournoi d’orthographe.
Une autre a obligé la vilaine enfant à se lever,
pour montrer à la classe qu’elle s’était mouillée,
une flaque jaune autour de son pupitre.
Une autre institutrice a fait manger ses mots au vilain enfant,
jusqu’à ce que celui-ci s’étouffe avec le papier, la bouche bleue à cause de l’encre.
Un instituteur a touché l’enfant, tellement mal,
là où il n’était pas censé le faire,
Une autre a cassé les orteils de la vilaine enfant,
lorsque celle-ci a refusé d’arrêter de sauter à la corde,
une autre a coupé les doigts du vilain enfant
parce qu’il n’arrêtait pas de tambouriner sur son pupitre.
Une autre a coupé en morceau le vilain enfant.
Nous l’avons regardée enterrer le corps
sous la cage à écureuil
là où chaque hiver sur le métal froid
les vilains enfants laissent leur langue.
The Bad Child1
One teacher made the bad child
crawl under her desk and stay there
till recess. It seems strangely sexual
to him now, the dark, the musky smell of her.
Another made the bad child stand
in a waste-paper basket, pushed
wet gum on the end of his nose.
He stood there till he fainted, keeled over
with a crash. One teacher hit the bad child
with the pointing stick when she spelled a word wrong in the spelling bee.
Another made the bad child rise,
show the class she had wet herself,
a yellow pool around her desk.
One teacher made the bad child eat his words
till he gagged on paper, mouth blue from ink.
One touched the child, so very bad,
where he wasn’t supposed to,
another broke the bad child’s toes
when she wouldn’t stop skipping,
one cut off the bad child’s fingers
because he drummed and drummed his desk.
One chopped the bad child into bits.
We watched her bury the body
beneath the monkey bars
where every winter on the cold metal
bad children leave their tongues.
Concombres
Les concombres se dissimulent
dans un camouflage feuillu,
surgissant
quand on s’y attend le moins
tels des exhibitionnistes au parc.
En vérité,
ils font tous une fixation
anale. Attention
lorsque vous vous penchez pour les ramasser.
Cucumbers2
Cucumbers hide
in a leafy camouflage,
popping out
when you least expect
like flashers in the park.
The truth is,
they all have an anal
fixation. Watch it
when you bend to pick them.
LES VARIATIONS GOLDBERG
Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée
de tout. La lumière et son absence.
La pluie. Le chat sur le rebord de la fenêtre qui attrape des mouches.
Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg,
pour la dernière fois.
Les variations infinies de toi,
faisant du café, commandant des semences pour le jardin,
m’appelant pour que je vienne faire l’amour à l’étage. Près de notre lit,
dans Equinox la photo d’un astronaute,
silhouette solitaire
flottant dans le bleu froid
de l’espace, relié à rien, ne touchant
rien. Les doigts de Gould sur les touches d’ivoire.
Ce n’est pas du Bach qu’il joue
depuis sa tombe, le cœur arrêté.
Si libre de la gravité, l’esprit s’élève
telle une graine ornée de plumes, seule
simplement retenue par une fine coquille d’os.
Pas Bach, mais la musique avant qu’elle ne soit devenue
un tantinet humaine.
Est-ce l’extase,
cet étrange éloignement ? La pluie tombant
de si loin. Les Variations
Goldberg de Gould. Tes mains. Le bleu
froid froid. Ma peau.
The Goldberg Variations3
Never have I felt so unconnected
to everything. Light and its absence.
Rain. The cat on the windowsill catching flies.
Glenn Gould playing the Goldberg Variations
his last time.
The endless variations of you,
making coffee, ordering seeds for the garden,
calling me upstairs to love. By our bed,
in Equinox a photo of the astronaut,
solitary figure
floating in the cold blue
of space, connected to nothing, touching
nothing. Gould’s fingers on ivory keys.
It isn’t Bach he’s playing
from the grave, the stopped heart.
So free of gravity the mind lifts
like a feathered seed, only
a thin shell of bone holding it in.
Not Bach, but music before it became
the least bit human.
Is this ecstasy,
this strange remoteness? Rain falling
from such a distance. Gould’s Goldberg
Variations. Your hands. The cold
cold blue. My skin.
La vie au jour le jour
Je n’ai pas d’enfants, mais lui en a cinq, dont trois sont grands et deux sont restés avec leur mère. Cela n’avait nulle importance lorsque j’avais trente ans et que nous nous sommes rencontrés. Il n’y aura pas d’enfants, a‑t-il lancé, la première nuit où nous avons couché ensemble et je m’en fichais, je pensais que nous ne durerions pas de toute façon, ces terribles disputes, lui et moi nous battant pour être le premier à faire les valises, le premier à mettre les voiles. Une fois, je suis arrivée à la voiture avant lui, je me suis enfermé à l’intérieur. Il a sauté sur le capot, puis a donné un coup de pied dans les phares. Nos amis disaient que nous nous entretuerions avant la fin de l’année. Aujourd’hui, nous sommes dix ans plus tard. Aucun de nous ne veut partir. Nous sommes de la même famille, nous sommes un foyer l’un pour l’autre, la voix dans l’embrasure de la porte, criant « Entre, entre, la nuit tombe ». Pourtant, on me demande souvent si j’ai des enfants. Parfois, je réponds oui, parfois nous avons tellement de choses que nous formons une autre personne, je peux la sentir dans la nuit se glisser entre nous, raconter à mes rêves comment elle a passé sa journée. Bonne nuit, dit-elle, bonne nuit, petite mère, et elle part avant que je ne me réveille. Sur les pelouses, elle danse dans sa robe blanche, ses cheveux de rêve volent.
Living Day by Day4
I have no children and he has five, three of them grown up, two with their mother. It didn’t matter when I was thirty and we met. There’ll be no children, he said, the first night we slept together and I didn’t care, thought we wouldn’t last anyway, those terrible fights, he and I struggling to be the first to pack, the first one out the door. Once I made it to the car before him, locked him out. He jumped on the hood, then kicked the headlights in. Our friends said we’d kill each other before the year was through. Now it’s ten years later. Neither of us wants to leave. We are at home with one another, we are each other’s home, the voice in the doorway, calling Come in, come in, it’s growing dark. Still, I’m often asked if I have children. Sometimes I answer yes, sometimes we have so much we make another person, I can feel her in the night slip between us, tell my dreams how she spent her day. Good night, she says, good night, little mother, and leaves before I waken. Across the lawns she dances in her white, white dress, her dream hair flying.
Nommer la lumière
Nommer la lumière comme l’Inuit la neige. La lumière autour des mains de mon père mourant dans son lit, ses doigts usés et recroquevillés. Les animaux à naître, endormis. La lumière de l’utérus et la lueur des rêves, elles vous ralentissent comme l’eau. Le corps de mon père s’est envolé en fumée, des cendres sous mes ongles. Dix lunes ont surgi de mes doigts au-dessus du lac où nous l’avons dispersé, la rive lumineuse d’alcali et de pierres éclaboussées de lichen. Sa brève brillance dans l’air, je la porte à moi maintenant, dans ce lieu où les nuits hivernales sont les plus sombres parce qu’il n’y a pas de neige.
Naming the Light5
Naming the light as the Innuit the snow. The light around my father’s hands as he lay dying, his worn fingers curled. Unborn animals, sleeping. Womb-light and the glow of dreams, they slow you down like water. My father’s body flew up in smoke, ashes under my nails. Ten moons rose from my fingers above the lake where we scattered him, the shore luminous with alkali and lichen-splattered stones. His brief shining in the air I hold to me now in this place where winter nights are darkest because there is no snow.
Notes
[1] Le poème « The Bad Child » est tiré de Everything Arrives at the Light. Toronto: McClelland & Stewart, 1995.
[2] Le poème « cucumbers » est tiré de Sex Lives of Vegetables: A Seed Catalogue, 1990, Transformer Press.
[3] Le poème « The Goldberg Variations » est tiré de Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier, selected with an introduction by Catherine Hunter, Wilfrid Laurier University Press, 2005.
[4] Le poème « Living Day by Day » est tiré de The Long Poem / Remembering bp Nichol. Spec. issue of Canadian Literature 122–123 (Autumn/Winter 1989), pp. 92–92.
[5] Le poème « Naming the Light » est tiré de Marx & Later Dialectics. Spec. issue of Canadian Literature 147 (Winter 1995), p. 10.
Présentation de l’auteur
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