Lou Raoul, les labourables

Par |2025-03-06T06:56:29+01:00 6 mars 2025|Catégories : Critiques, Lou Raoul|

Le livre s’ouvre avec cette indi­ca­tion : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres car­rés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de char­ru­age » (d’où le titre les labourables). Dans le con­texte du con­fine­ment cela fait une sor­tie de un kilo­mètre de long sur une bande de 5 mètres de large, étant don­née la con­trainte de ne pas s’éloigner d’un périmètre de un kilo­mètre autour de son domicile.

Peut-être la dis­tance par­cou­rue en faisant « sept tours de verg­er » le 3 novem­bre 2020 alors qu’une fois à l’intérieur et à la fenêtre on rêve de pren­dre un train pour Brest. Le désir de mou­ve­ment provoque un ren­verse­ment dans l’esprit. Si l’espace n’est plus offert à nos pas, alors faire en sorte que le temps lui se déplace. Lou Raoul nous pro­pose un compte ren­du sub­jec­tif sous forme de jour­nal (son char­ru­age, son labour quo­ti­di­en), de la péri­ode com­prise entre 3 novem­bre et 30 décem­bre 2020. Deux mois d’enfermement, de cou­vre-feu et d’observations : objets et lieux, états d’âme, rêver­ies, ques­tion­nement sur l’écriture et les gestes ordi­naires de la vie de tous les jours que bien sou­vent on ne remar­que pas sauf cir­con­stances par­ti­c­ulières. Le ressen­ti de se retrou­ver ani­mal encagé s’exprime avec des mots appro­priés à la domes­ti­ca­tion ani­male : paille, bar­belés… mais n’est-ce pas ce que les humains sont effec­tive­ment devenus,  et con­crète­ment dans l’esprit des puis­sants et des dirigeants : un trou­peau à con­trôler, à enfer­mer, à élim­in­er s’il n’est plus con­sid­éré comme utile car sa force de tra­vail ne pour­rait plus être exploitée. La soli­tude à combler, l’inquiétude à calmer, le désœu­vre­ment à trans­former en tra­vail d’écriture. Il y a aus­si les con­ver­sa­tions enten­dues dans le loin­tain et les rires d’enfants qui jouent, des signes de vie aux­quels s’accrocher quand l’absurde de la sit­u­a­tion envahit la con­science et que les nou­velles col­portées par les média ne peu­vent ni ras­sur­er ni apporter de répons­es. Alors la désobéis­sance pour faire sens et garder sa rai­son. On ose, on décide d’aller plus loin qu’autorisé, on baisse le masque, on risque l’amende, mais on soigne sa san­té men­tale car on a besoin du con­tact avec plantes, arbres, prairies, étangs, se sen­tir par­tie du paysage plutôt qu’en prison dans des apparte­ments en ville… plutôt imag­in­er con­stru­ire une yourte. 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guat­tari édi­teur, col­lec­tion [appareil], avec les pho­togra­phies de Frédéric Bil­let, 60 pages, 12 euros

Les rues sont qua­si vides, mais les CRS patrouil­lent, con­trô­lent, tan­dis que les trafics illicites con­tin­u­ent comme d’habitude. L’infantilisation de la pop­u­la­tion qu’on cherche à cul­pa­bilis­er accentue le déni des décideurs à ne pas regarder les dégâts psy­chologiques aux­quels il fau­dra pour­tant bien faire face après. Cobayes et sac­ri­fiés, c’est ce qu’auront été les humains alors ten­tés par la fuite dans l’alcool… et bien évidem­ment, cette « crise », cette pandémie n’empêche pas, ne dimin­ue pas le nom­bre des SDF, des sans-abris qui se con­finent dès 18h dans des « sem­blants d’habitats » quand la ville de Rennes pour­suit des chantiers de con­struc­tions où ces exclus n’iront jamais vivre, et si ce n’est pas cal­cul délibéré alors c’est un aveu d’impuissance glob­al des gens dére­spon­s­abil­isés qui ne s’engagent pas, qui ne s’emparent plus de vie poli­tique que par des votes épisodiques, j’allais dire pathétiques.

 

Les mots ne sont pas là pour ton malaise
celui-ci n’est pas à dire est inutile 

                                ∗

accepter n’est pas se sat­is­faire par défaut 

S’amorce comme un mou­ve­ment de rébel­lion car l’appel du gou­verne­ment à la résilience, à l’obéissance, implique le sac­ri­fice de valeurs humaines élé­men­taires, implique de fer­mer les yeux sur :

 

le délite­ment organisé
les vio­lences policières
les pseu­do-con­seils infan­til­isants 

Alors oui, quoi crain­dre le plus : le virus ou les déci­sions des gou­ver­nants ? Le virus ou le cli­mat de peur, de sus­pi­cion, instau­ré ? Et quand l’heure de la man­i­fes­ta­tion sonne, la répres­sion est prête à cogn­er. Heureuse­ment il y a l’écriture : écrire pour rester debout, humain digne de sa posi­tion ver­ti­cale entre ciel et terre. 
Et décem­bre arrive qui s’achemine vers « les fêtes » et la fin d’une année étrange pen­dant laque­lle écrire un « jour­nal de terre » per­met de garder les pieds au sol et de se pro­jeter vers l’été. L’air de rien, sans faire d’éclats, tout sim­ple­ment et sans effets par­ti­c­uliers, à par­tir de

son expéri­ence et de son intim­ité, Lou Raoul et son labour d’écriture sème de vraies ques­tions, invite à regarder le fonc­tion­nement de la société, à com­pren­dre nos mécan­ismes intérieurs pour faire face ou pour fuir, pour lut­ter ou pour sup­port­er. 

Les pho­tos de Frédéric Bil­let, qui sait cap­tur­er les couleurs jusqu’à nous restituer l’odeur des cam­pagnes et des rues, nous don­nent l’envie d’un ailleurs où le regard s’évade grâce aux lignes de fuite, tout en nous offrant des images d’où se déga­gent la sen­sa­tion d’intimité à l’unisson du texte poé­tique de Lou Raoul. Un duo fort réussi.

Présentation de l’auteur

Lou Raoul

Lou Raoul vit en Bre­tagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle pub­lie dans divers­es revues (Ver­so, Décharge, N4728, Liqueur 44…). Out­re les cinq recueils pub­liés aux édi­tions, sont parus Sven (édi­tions Gros Textes) et Else comme absen­tée (édi­tions Hen­ry), tous deux en 2011, ain­si que Exsangue (pré#carré édi­teur, 2012) et, en 2014, Kim m’apprivoise aux édi­tions Approches. Son tra­vail d’écriture, qui oscille entre prose nar­ra­tive et poésie, se retrou­ve dans les chantiers qu’elle mène en spec­ta­cle vivant et en arts plas­tiques. Son dernier livre, Most, a été pub­lié par les édi­tions La Drag­onne en juil­let 2016

Bib­li­ogra­phie

  • Otok, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2017.
  • Most, Édi­tions La Drag­onne, 2016.
  • Kim m’apprivoise, Approches Édi­tions, 2015.
  • Tra­vers­es, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2014.
  • Exsangue, Édi­tions Pré # Car­ré, 2012.
  • Else avec elle, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2012. (prix PoésYve­lines 2013)
  • Else comme absen­tée, Édi­tions Hen­ry, 2011.
  • Les jours où Else, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2011.
  • Sven, Édi­tions Gros Textes, 2011.
  • Ouvert l’album, 2011.
  • Roche Jagu / Roc’h Ugu, Édi­tions Encres Vives, 2010.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laiss­er pren­dre : il n’est pas ques­tion que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de per­son­nages, inter­roger les iden­tités, donc pose la question […]

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024. 

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