Louis Adran, Cinq lèvres couchées noires
Le recueil de Louis Adran narre le périple de cinq soldats regroupés comme un troupeau de « bétail » sous la forme du pronom « nous ». Les lieux dans lesquels évoluent les soldats demeurent imprécis.
Grâce à une écriture suggestive, les poèmes apparaissent comme des tableaux aux effets de clair-obscur peints par le poète : « J’ai tôt peint la lumière où passerait le dernier d’entre nous laissé noir au visage […] celui-là, le dernier d’entre nous, aux chevilles racées pour rien sous les branches, à la lèvre retenue, esquissée seulement au fil des foulards féminins dénichés Dieu sait où / j’ai peint puis caché la lumière sous les arbres. »
Ne semblent finalement demeurer que les « lèvres », symbolisant peut-être la réduction des corps à une parole poétique capable de transmettre la mémoire dans un processus alchimique : « Avec cette lèvre abandonnée dans mes souvenirs nous ferons des denrées rares des métaux précieux ».
Louis Adran, Cinq lèvres couchées
noires, Cheyne, collection « Grands
fonds », 2020, 80 pages, 17€.
La parole poétique est poignante et saisit des impressions sur le vif, accentuées par des effets de juxtaposition dans la prose poétique. Elle transporte le lecteur dans un rythme à la fois haletant et pourtant imprégné d’une attente troublante : « Nous solitaires crânant dans les branches pauvres et les squares, comptant sous nos pas chaque jour les couleurs du bitume et le beau taillis d’attendre ». Cette atmosphère n’est pas sans rappeler celle du Désert des Tartares de Dino Buzzati et du Rivage des Syrtes de Julien Gracq cité en exergue du recueil. Les poèmes sont porteurs d’une tension palpable, d’une impression de silence et d’un sentiment d’étrangeté : « nous n’avions pour toute langue que ces gestes furtifs, dans l’obscurité rien que ces roulis de bras ces levées de pouces pour dire « tout déraille », « ça va », « le type se pointe », « enfin » / puis l’homme est venu, les hommes, d’allure macabre chacun et serrant sous les gabardines d’un vert fauve le brillant d’une arme sans doute, un crochet de boucher ou peut-être le revolver à six coups du livre d’enquêtes aux coins cornés que je cachais sous une armoire. »