voici Louis Aragon qui part ; il n’a que le temps de vous saluer
André Breton, 1924.
Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire, Jarry, Lautréamont… Aragon et Breton se découvrent, parlent de poésie, en 1919. Ils veulent refonder l’entendement humain. Ce sera l’acte poétique de La Révolution surréaliste dès 1924, après le court épisode Dada. Une revue bien sûr, mais pas seulement une revue publiant de la poésie. Une revue qui est entièrement poésie, quelle que soit la forme de ce qui est publié. Une arme « méta-poétique », un appel, un recours, au poème. Méta-poétique. Une arme politique donc. La poésie est politique par nature. Non qu’elle soit forcément engagée, au contraire. Plutôt en ce qu’elle est par nature… dégagée. De quoi ? De l’entendement conditionné dans lequel Aragon et Breton se voyaient vivre. Ce même état de l’être dans lequel nous vivons maintenant, sans aucun doute. Refonder l’entendement humain, dégager l’humain de ce conditionnement dans lequel il s’enferme presque volontairement, s’éloignant de la seule réalité, au-delà des voiles, ce surréel ou plus que réel qui, au départ, se mêle au merveilleux. Ils veulent retourner le gant. Amis, Breton et Aragon vont beaucoup au cinéma, lisent de drôles de romans « noirs » du XIXe siècle. Entre autres. Ils cherchent, engagent une démarche qui est plus que ce que l’on dit parfois du surréalisme. Et Aragon l’évoque dans l’un des premiers numéros de La Révolution surréaliste : ce qui l’intéresse, c’est la métaphysique. Ce sont des alchimistes au fond, et leur démarche, forme athanor d’eux-mêmes.
Mais cela évoluera au fil des numéros. La politique concrètement se mêlera de La Révolution surréaliste, et cela n’ira pas sans difficultés. Plutôt révolution ou plutôt surréalisme ?, vaste débat.
Louis Aragon a beaucoup contribué à la revue. Il est présent dans chacun de ses numéros, par des textes personnels autant que par sa participation à nombre de textes collectifs, enquêtes ou lettres. Il polémique parfois, dans le courrier des lecteurs, avec l’un ou l’autre de ceux que les surréalistes aimaient à qualifier de « cons ». L’adresse aux cons, un art qui semble s’être perdu dans le monde de la poésie contemporaine. C’est fort regrettable. Les contributions d’Aragon sont autant des rêves (rares cependant) que des textes surréalistes, peu de poèmes (une seule fois). Des « chroniques » surtout, s’étendant parfois sur cinq, six, huit pages. Aragon est à son aise. La revue est autant sienne qu’elle est celle de Breton, et du reste il paraît bien seul parfois quand, au détour d’une enquête, il contredit un peu Breton. Les relations entre les deux hommes, amicales bien sûr ; mais cela ne signifie pas obligatoirement calmes. Cela transparaît ici ou là. On y lit certains des textes les plus importants d’Aragon, des textes qui, comme Entrée des succubes, beau dialogue avec le Breton d’Entrée des médiums, ou encore des extraits du Paysan de Paris et du Traité du style, marquent le souvenir. Aragon a beaucoup écrit, de l’ordre d’une trentaine de volumes de poèmes, une quarantaine de volumes de prose. Tout n’atteint pas à la même puissance que ces textes du premier Aragon. Écrire cela ne fâchera personne.
Les participations d’Aragon à la revue suivent l’évolution de son parcours personnel. On peut lire des références à ce qui le meut de l’intérieur, ce que Lionel Ray a appelé, en son Poète d’aujourd’hui, « l’obsession identitaire » d’Aragon. Il y a traces de cela en plusieurs des textes des premières années, dans les poèmes en particulier. Moins ensuite. Bien plus souvent se croisent des textes visant à penser le rapport entre ce que nous percevons comme étant le réel et la réalité du réel, ce plus que réel qui est au cœur de l’état de l’être surréaliste. Ce sont les textes sur la modernité, l’invention, l’opium, la liberté… Ici, la connaissance philosophique et la poésie sont inséparables : « nul doute qu’à la pomme de Newton, Hegel eût préféré ce hachoir que j’ai vu l’autre jour chez un quincaillier de la rue Monge et qu’une réclame assure : le seul qui s’ouvre comme un livre ». En ces années d’éclosion du surréalisme, un poète comme Aragon, mais il en est de même pour chacun de ses amis, ne se promène pas rue Monge par hasard. Du reste, le surréalisme n’accorde aucune importance au hasard. Il n’y voit que coïncidence des opposés. Et ce « que » n’est pas rien. Il est même fort probable qu’il soit tout. Ou presque. Aragon est de ces hommes qui visitent un « abîme ». Cet Aragon-là est celui du début, du premier numéro même de La Révolution surréaliste. Il écrira encore en 1926 que « Nous sommes donc en plein dans le siècle des apparitions ». Paroles visionnaires, propos qui ont enjambé, il y a peu, le millénaire. Paroles qui disent encore et toujours sur nous, qui sommes toujours ce « nous ». Métaphysique écrivait-il, et rappelions nous. Cet Aragon-là ne se lit pas à l’aune de l’engagement communiste (ou stalinien, chacun y verra les petits qu’il souhaite). Pas encore du moins. Au contraire, même.
En janvier 1927, Aragon a adhéré au parti communiste français. La Révolution surréaliste verra son douzième et dernier numéro paraître en décembre 1929, avec le Second Manifeste du surréalisme de Breton. En 1929, il a rencontré Elsa Triolet. Sa rupture avec le surréalisme se fait en 1932. Plutôt la fin d’une aventure qu’une rupture du reste. Dans les trois dernières années de la revue, le ton des interventions d’Aragon change. Il s’est toujours opposé violemment à la bourgeoisie, dès ses premiers écrits, dans la revue et ailleurs ; il a toujours refusé que l’être de l’humain soit soumis au règne de l’argent. En ce domaine, Aragon est de tous les tracts, toutes les protestations. Mais dans les premiers numéros, il n’adhère pas aux thèmes des révolutionnaires du communisme français, il les critique, les attaque même. Ainsi, en 1925, Aragon répond aux critiques adressées à son encontre par les animateurs de Clarté, qui lui reprochaient son évocation de « Moscou la gâteuse ». Lénine est mort depuis un an. Citation : « Mon cher Bernier, il vous a plu de relever comme une incartade une phrase qui témoignait du peu de goût que j’ai du gouvernement bolchevique, et avec lui de tout le communisme (…) La révolution russe, vous ne m’empêcherez pas de hausser les épaules. À l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle. Il siérait, vraiment, que vous traitiez avec un peu moins de désinvolture ceux qui ont sacrifié leur existence aux choses de l’esprit ». En 1925, cela va vite, et cela se bouscule même dans la vie de ces hommes-là. Moins de deux années après, Aragon sera engagé dans le mouvement communiste. Parcours visible dans les pages de la revue, avec des références allant s’accentuant, à Marx par exemple. Aragon, homme et poète complexe qui ne se comprend pas si l’on ne médite pas sur l’une de ses phrases : « Souvent aussi j’ai ressenti ma solitude ». Il lui est alors aussi arrivé d’écrire de petites piques à l’encontre de Freud. Puis en 1927 il écrit sur le déclin attendu de la bourgeoisie, trois mois avant d’adhérer au parti. On lit sous d’autres plumes, dans les numéros des deux dernières années, des textes tels que celui de Pierre de Massot à la gloire de la Tchéka et de Djerzinski. Ses éloges de la dictature stalinienne du prolétariat, Aragon les écrira ailleurs.
Le « grand drame » dont Aragon se voulait le « messager » à l’orée de La révolution surréaliste est toujours à notre porte. En cette étrange époque où la « mobilisation » du monde de la « poésie » française consiste à signer des pétitions pour le maintien du partage de subventions ou pour que l’État continue de financer la poésie au printemps, relire Aragon, celui d’avant les errances staliniennes, – eh bien ! – cela réchauffe le cœur. Et donne envie de signer de vieux manifestes. Oui, en ce temps tragique où plus que jamais le recours au poème est nécessaire, relire cet Aragon-là, c’est se souvenir combien le réel en son entier est rond et bleu. La poésie, c’est l’instant du non conformisme intégral.
Ce texte a paru dans le numéro 54 de la revue Faites entrer l’infini, “Aragon dans son siècle, par 25 écrivains d’aujourd’hui”, décembre 2012. Disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d’Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.