Il y a chez Luce Guil­baud une emprise de la mer. Elle est à la fois une pas­sion et un élé­ment qui for­gent pro­fondé­ment sa sen­si­bil­ité. Elle est chan­tée dans nom­bre de ses recueils. Dans celui-ci paru aux Edi­tions Lan­sk­ine, quelqu’un, une femme, reste debout près des flots et pense à celui qui est en mer. Le titre à lui seul con­cen­tre la teneur du recueil. En une même for­mu­la­tion lap­idaire, il rassem­ble le temps, le lieu et une invite à une expéri­ence libéra­toire sug­gérée par le « large ».

Lieu d’abord non nom­mé, situé par référence à l’estuaire de la Char­ente, mi-réel, mi-rêvé. Le recueil ensuite prend du champ et s’ouvre à une autre mer, sans marées celle-là, le temps d’une croisière près de Rhodes. Et dans « la mer de vos absences », on passe à un véri­ta­ble lieu men­tal. Tel est bien le signe d’une com­po­si­tion très flu­ide du recueil, comme l’attestent aus­si les vari­a­tions de tonal­ité. Tan­tôt grave, en mineur, lorsque la poète évoque les êtres chers dis­parus, tan­tôt majeure, à l’humour léger offert en partage au lecteur, dans « Arme­ment min­i­mum con­seil­lé (pour rire) ».

 

Luce GUILBAUD, Demain l’instant du large, Editions Lanskine,

Luce Guil­baut, Demain l’instant du large, Edi­tions Lan­sk­ine, 51 pages, 12 €.

Chez Luce Guil­baud, la mer sépare mais elle « renoue » aussi :

 Celui qui part sur la mer me renoue
revient
le même                    et plus.

 Peu d’êtres sont évo­qués mais chez la poète, le sen­ti­ment de la mer n’est pas sépara­ble de la rela­tion à l’autre. Com­pagnon par­ti en mer : « Face à toi je suis femme de proue ». Ou la grand-mère, fig­ure mar­quante déjà présente dans d’autres recueils, en par­ti­c­uli­er dans Comme elle dirait la mer. 

Comme si la mer était le lieu des con­traires, à la fois lieu de sépa­ra­tion en même temps que lien puis­sant entre les êtres.

Le recueil foi­sonne de nota­tions, d’impressions : l’air du large, la lumière des nuages, les lignes qu’on laisse traîn­er au fil de l’eau, le bois flot­tant à la dérive, la lune très présente dans ces pages. L’air, la terre, l’eau, les trois élé­ments sont offerts dans ces vers pour dire les rythmes et les mou­ve­ments du vivant océanique.

L’écriture est habitée par une res­pi­ra­tion qui tra­verse les vers dans un grand souf­fle poé­tique. Luce Guil­baud, comme Jules Super­vielle qu’elle évoque à tra­vers L’Enfant de la haute mer, sait ouvrir un espace imag­i­naire en mobil­isant des images sin­gulières. Telles ces « ciels brûlés cousus à la carène », ce « lavis de larmes ou ciel échoué ». Ce qui frappe, c’est que les ter­mes de la vie mar­itime sont trans­posés aux sen­ti­ments en un superbe échange lan­gagi­er. Ainsi :

 le sourire tresse ses cordages
si tu tiens le trident
pour récolter l’écume

 Écri­t­ure tra­ver­sée aus­si par les mythes, celui de Méduse, d’Ariane ou des sirènes.

La promeneuse de mers est cap­tive de cette explo­ration du regard, de ce tête-à-tête avec l’illimité :

vagues sans cesse 
dès l’origine
et nous à l’heure des marées
prenons le pouls du temps

 Et la mer prend ici une dimen­sion de flux éter­nel source de médi­ta­tion. Métaphore de la vie, de l’écoulement du temps, présente dès le titre du recueil. Avec ses aléas, les moments heureux, les morts. Le rythme et la mise en forme graphique en por­tent témoignage : il y a des « creux », des hauts et des bas, à l’image des vagues intran­quilles, qui empor­tent le lecteur :

                                           Ciel
ce qui s’approche tombe
bru­tal épais plus vite
pas d’issue […]

                                        tornade
(l’assaille une douleur remontante
tombée sur la nuque
dans la vitesse d’échappée)

 

La mer devient image pri­mor­diale, ouverte sur l’infini que le titre d’un des poèmes résume par­faite­ment, « La mer sans conclusion ».

Et plus encore le poème « La mer de vos absences », belle évo­ca­tion des morts aimés que des fils invis­i­bles relient aux vivants :

 Tous mes absents sont au large
cohorte de cris silence
dans la mer intérieure

 Comme Mar­guerite Duras, présente en fil­igrane ici dans le clin d’œil au Marin de Gibral­tar, la poète peut dire : « Regarder la mer, c’est regarder le tout ». C’est la grâce de ce recueil de grand vent que de nous y inviter.

image_pdfimage_print
mm

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de let­tres. tit­u­laire d’un DEA de lit­téra­ture con­tem­po­raine, elle a enseigné vingt ans les let­tres en pré­pas sci­en­tifiques. Elle recherche l’échange avec des créa­teurs venus d’ailleurs (D.Baranov, « Les Allumées de Péters­bourg ») ou de sen­si­bil­ités artis­tiques dif­férentes (plas­ti­ciens tels Olga Boldyr­eff, Michel Remaud, Isthme-Isabelle Thomas).Elle a ani­mé des ren­con­tres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bre­tagne et Loire chez Julien Gracq », par­ticipé aux « Ren­con­tres de Sophie-Philosophia » sur les Autres et égale­ment sur Guerre et paix. Ses pre­miers textes por­tent sur la sit­u­a­tion des femmes puis sur Mar­guerite Yource­nar. Elle a pub­lié des études lit­téraires (édi­tions Ellipses, SIEY), trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poé­tique. Elle écrit dans Ter­res de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste, Poez­ibao, À la lit­téra­ture, Place de la Sor­bonne, Europe. Son livre La Petite plage (La Part Com­mune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tan­guy. Elle a par­ticipé à des livres pau­vres avec la poète et col­lag­iste Ghis­laine Lejard. Son écri­t­ure lit­téraire entre sou­vent en cor­re­spon­dance avec le regard des pein­tres, notam­ment G. de La Tour, W.Turner, R.Bresdin, Gau­guin. Son dernier livre Madeleine Bernard, la Songeuse de l’invisible est une biogra­phie lit­téraire de la sœur du pein­tre Émile Bernard, édi­tions Her­mann. BIBLIOGRAPHIE LES BLESSURES FOSSILES, La Part Com­mune, 2008 LES BALCONS DE LA LOIRE, La Part com­mune, 2012. L’ENFANT DES VAGUES, Apogée, 2014. LA PETITE PLAGE pros­es, La Part Com­mune, 2015. NOSTALGIE BLANCHE, livre d’artiste avec Michel Remaud, Izel­la édi­tions, 2016. LA VILLE AUX MAISONS QUI PENCHENT, La Cham­bre d’échos, 2017. LE CŒUR EST UNE PLACE FORTE, La Part Com­mune, 2019. LA VIBRATION DU MONDE poèmes avec l’artiste Isthme, mars 2021 édi­tions du Qua­tre. MADELEINE BERNARD, LA SONGEUSE DE L’INVISIBLE, mars 2021, édi­tions Her­mann. Paul Celan, sauver la clarté, édi­tions Unic­ité, 2024.