La “seule voix qui vaille”1

Partager l’indicible de la perte et pren­dre appui sur les mots pour ten­ter d’habiter le seul lieu “qui vaille”, celui de l’absence.

Dans ce recueil au titre pro­gram­ma­tique, en écho à la très belle épigraphe de Jean-Paul Goux, Luce Guil­baud engage la pre­mière étape d’un chemin de deuil qui s’avèrera pro­gres­sive­ment, mais avec évi­dence, une “leçon de présence”2.

Dès l’ouverture du livre adressé à l’aimé, au com­pagnon de toute une vie, Louis, “prince amer de l’écueil”, le poème en effet affirme “(vouloir) penser”, explor­er ce lieu de l’absence, si forte­ment présent : “Tu me suis   m’appelles en silence / (…) t’effaces / et pour­tant pès­es    si lourd”.

C’est dans son pro­pre corps, fouil­lant la déchirure, dans le poème lui-même, inter­ro­geant le pou­voir des mots, et dans le paysage du jardin et des marais, par­cou­ru avec l’aimé et qui a irrigué tant de ses oeu­vres poé­tiques ou plas­tiques, que Luce Guil­baud tour à tour mène sa quête.

à ton corps dis­per­sé / jusqu’à mon explosion

Luce Guil­baud, La perte que j’habite, avec un dessin de Sylvie Turpin, Coll. Cahiers du Loup bleu, Ed. Les Lieux-Dits, 2023.

Si la poète peut dire la douleur de la perte et “réveiller les couteaux” des sou­venirs, c’est qu’elle sait qu’“on peut vivre (…) dans la déchirure. On peut très bien.“C’est qu’elle sait, et nous le fait com­pren­dre, que la perte trou­ve refuge en son pro­pre corps, qu’elle en redéfinit la géographie.

Que l’explosion n’est qu’un temps, comme n’est qu’un temps le cri (“ce qui rugit depuis le gouf­fre /        ————— je ne l’oublierai pas ! // jamais ne me sera ren­du /      l’éclat des luci­oles dans la cham­bre ni /      le regard qui me dis­ait vivante”).

Que le cri de douleur est cri d’amour (“aimer tou­jours      aimer encore / c’est main­tenant tou­jours /            et j’y suis toute entière”).

Et que pour “avance® dans cet entre-deux de désas­tre” est le poème.

 

main­tenant que les mots m’abandonnent (…) / dis-le moi / toi qui march­es devant

 

La sidéra­tion de la perte provoque d’abord chez la poète une véri­ta­ble aphasie. Mais la “muette liée” n’a que les mots pour se con­fron­ter à cet indi­ci­ble. Elle cherche donc “entre les mots /                là où l’on n’entend / ———- Rien” et la page se creuse de blancs, par­fois aus­si de signes graphiques (lignes, tirets).

Sans cesse mesur­er l’insuffisance du lan­gage et son “bruit d’illusion”, sans fin pour­tant repren­dre le méti­er. Tiss­er. Et faire texte.

Et pour cela, elle prend appui, dès le troisième poème, sur les mots des autres.

Ceux de Louis, “qui marche devant”, dans une si juste inver­sion de l’image d’Orphée con­duisant Eury­dice hors du monde souter­rain, car c’est bien l’aimé dis­paru qui la guide alors sur la voie du poème et le chemin de vie.

Ceux des pairs aus­si :  Georges Séféris, Rober­to Juar­roz, Pas­cal Quig­nard, Mari­na Tsve­taïe­va, Aimé Césaire, Howard Nemerov et Louis Aragon qui sem­blent, tous deux à leur manière, dans les tous derniers textes du recueil, délivr­er les clefs de sa lec­ture : “(…) les poèmes ne sont pas le but. / Retrou­ver le monde. Voilà le but”, retrou­ver “le lieu du nous où toute chose se dénoue”.

 

l’autre de nous / (…) qui ouvre le regard et les images du livre de vivre

Marcher comme écrire (“les pieds suiv­ront (et les let­tres)”) pour retrou­ver en effet le corps d’un monde qui vibre de la présence du dis­paru en chaque lieu avec lui par­cou­ru : “sur­veiller l’horizon / où peut-être tu attends”, “tenir ta main dans la terre remuée.”

Si le paysage, “dévasté”, “désolé”, ne dit d’abord que la perte (“J’avance près de ton ombre absente / nous n’irons plus par les forêts”) et son pro­pre mutisme (“le print­emps sera sans réponse”), il se révèle en effet pro­gres­sive­ment tout à la fois le lieu du sou­venir et celui de la vie-même.

Là où “les pier­res s’effritent / et pré­par­ent leurs ruines” vibre “un ray­on de soleil très bas”. “Remuer les jambes” alors, “met­tre les pas dans les pas” : mal­gré l’épuisement et l’irrémédiable “mécanique” des jours, et au prix d’un puis­sant effort, d’un courage sans cesse rebat­tu, repren­dre la marche comme on reprend le poème, par­courir le livre du monde, appren­dre à savoir “ce qu’il faut garder de ce qui fut vécu” et vivre encore.

Dans l’enclos du jardin ou la vasti­tude des paysages du marais, face au ciel déchiré,  ou tout au ras du sol, de l’eau, con­tre les êtres et les choses, “ros­es d’hiver”, “hort­en­sia”, “noeuds joints du lichen” dans “le cerisi­er”, et les oiseaux … la poète fait “pro­vi­sion de réel”.

“c’est ici”, affirme-t-elle, le lieu du “com­bat” : “marcher autour et recon­stru­ire la digue /            entre les mots”, “atten­dre entre les mots lev­és / le jour qui passe      se dépasse”, “cherche® l’ouverture”…

Appren­dre à y enten­dre les voix amies des grues qui “savent / le com­men­taire qui me devance” et la voix de l’aimé “sans souf­fle entre les herbes”. Sans plus d’illusion d’ailleurs sur le pou­voir de ces voix que sur celui des mots, répéter “ta voix” “jusqu’à l’effacement”…

Et “un doigt sur les lèvres”, par­venir un instant “à voir” “ce que je fuis”, et relâch­er l’étreinte : “tu as lâché ma main / ou est-ce moi ?

Alors sans doute peut-elle “étein­dre la lampe / pour que ton absence s’étende près de moi.”

les mots entraî­nent et tis­sent” — en guise de post scrip­tum

 

“aimer se coud à la main”, Luce Guil­baud le sait bien, qui tisse son poème comme tapis­serie. Celle “d’une dame” de haute ver­tu, “sur un tapis de fleurs      d’une anci­enne verdure”.

“Avec l’autorité d’un savoir dérobé”, la force et la justesse de ce qui a été pleine­ment tra­ver­sé, ain­si nous rend-elle à “l’énigme” de cette “perte qu(’elle) habite”.

Notes

  1. Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2019 (posthume) : “à pied / le matin plutôt / mais l’après-midi aus­si / une tou­jours même prom­e­nade / et / quelque­fois / pas après l’autre / des mots chem­i­nent // plus tard dans la journée / le soir la nuit / après un jour dix ou vingt ans / si tout s’est tu / le corps assis par­le // ​​​​de cette seule voix qui vaille”

     2. Luce Guil­baud, Une leçon de présence, Al Man­ar, 2023

     3. Hen­ry Bauchau, La déchirure, Actes Sud, 2021 (pre­mière édi­tion 1966)

 

Présentation de l’auteur

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François Coudray

Né en 1977 dans les Alpes, François Coudray vit et tra­vaille actuelle­ment à Istan­bul (Turquie) après une dizaine d’années passées aux Philip­pines puis en Uruguay. Il est l’auteur d’une dizaine de livres et de livrets de poésie. Ses pro­jets l’engagent à faire dia­loguer, en français et dans d’autres langues, écri­t­ure et arts plas­tiques, mais aus­si musique et arts de la scène. Il col­la­bore régulière­ment comme auteur, tra­duc­teur ou chroniqueur, à plusieurs revues lit­téraires (Décharge, Arpa, Terre à ciel, Con­tre-allées, Cat­a­stro­phes, la forge, D’Ailleurs, Poésie/première, Ecrit(s) du Nord, Triages, N47/4728, …). PUBLICATIONS (EN POÉSIE) — ça veut dire quoi par­tir, avec une “let­tre-pré­face” de Richard Rognet, Alcy­one, 2022 — Prix des Décou­vreurs 2024. — on se retrou­vait avec (nos corps),  avec la plas­ti­ci­enne Vanes­sa Duran­tet, La tête à l’en­vers, coll. Fibre.s, 2021. — croise­ment des silences, avec le céramiste Charles Hair et le plas­ti­cien Chris­t­ian Per­ri­er, la fab­rique poïein, n°193, 2019. — l’en­fant de la falaise, avec des encres de Sacha Cot­ture et une post­face de Gérald Bou­card, L’Harmattan, col­lec­tion « Témoignages poé­tiques », 2018. — L’herbe noire, avec cinq pein­tures de Jean-Michel Mar­che­t­ti, édi­tions du Frau, 2016. — trois couleurs pour Eloïse, images et con­cep­tion plas­tique de Nicole Cour­tois, col­lec­tion privée, 2016. — chaque jour, images et con­cep­tion plas­tique d’Er­ick Men­gual, la fab­rique poïein, n°146, 2015 — une mon­tagne, L’Harmattan, col­lec­tion « Témoignages poé­tiques », 2014. — suite pour une mon­tagne, Encres vives, n°435, 2014. — corps, images et con­cep­tion plas­tique de Nicole Cour­tois, la fab­rique poïein, n°127, 2013. — la fuite du fleuve, images et con­cep­tion plas­tique de Nicole Cour­tois, la fab­rique poïein, n°112, 2013. Antholo­gies et ouvrages col­lec­tifs — Quelque part, le feu (sous la direc­tion de Clau­dine Bertrand), Hen­ry, 2023. — SVP (Serveur vocal poé­tique) ver­sions 3 et 4 (antholo­gies télé­phoniques, sous la direc­tion de Julien Buc­ci), Com­pag­nie Home Théâtre, 2022 et 2023 (égale­ment disponibles au for­mat papi­er : Saisir et Tra­vers­er, La Chou­ette Imprévue, 2022 et 2023). — frau(x) (sous la direc­tion d’Odile Fix), édi­tions du Frau, 2019 INTERNET : www.m‑e-l.fr/,ec,1179 — https://www.printempsdespoetes.com/Francois-Coudray For­ma­teur pour l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger, il ani­me égale­ment depuis 2019 l’opération POÉCLIC, engageant un dia­logue entre la poésie et les poètes fran­coph­o­nes d’aujourd’hui et les jeunes fran­coph­o­nes d’Amérique latine et d’Europe du sud-est (de la mater­nelle à la ter­mi­nale). POÉCLIC 2024 : https://www.poeclic.com