Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à Carvin (Pas-de-Calais) et à la Tribune du Mineur (puis “La tribune de la région minière”) où il tenait une rubrique régulière. Son dernier recueil, Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés(oui, il travaille aussi avec des photographes), édité loin de là à Châteauroux-les-Alpes ce2019 par Gros Textes (80 p.), rassemble des proses poétiques, des souvenirs presque toujours in memoriam, des carnets de voyage et une suite de courts poèmes dédiés à la figure mythologique d’Icare fils de Dédale ; comme son titre (long) l’indique assez précisément.
Ce court livre – ou bref recueil – a pu être en quelque sorte complété par les textes publiés récemment sur ce même site (n° 193, mars2019) et intitulés du reste et d’autres poèmes.
Chez l’Alighieri (oui, auteur – vous l’aurez remarqué – de nouveau à la mode), Icare devient, avec Phaéton, un emblème de témérité juvénile punie, que Dante (le personnage de 35 ans) garde bien toujours en tête au cours de son périlleux voyage d’outre-tombe (et « le malheureux Icare sentit/sur lui fondre la cire et tomber ses plumes,/son père lui criant : “Tu vas à mal !”, » – Enfer xvii, vers109-11). Chez Wasselin, cette figure se confond peut-être avec celle d’Ésaque se jetant de désespoir dans la mer et sauvé enfin par la grande Téthys qui le transforma en oiseau aquatique (le plongeon) ; mais elle n’en est pas moins efficace : « seul aujourd’hui/l’oiseau qui tombe/tête vers le bas/évoque ton souvenir » ; ou encore : « la roue du destin te broie/Icare dans les ronces/bec sur la terre trop dure » (p.68–69). Où notre effroi écologique rejoint par delà les temps la compassion pour qui risque de se noyer, semble condamné à un tel destin.
Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés, Lucien Wasselin, éditions Gros textes, 2018, 82 pages, 6€.
Ce qui nous touche ici, comme chez Baudelaire déjà évoquant « le vieux Paris », c’est avant toute conviction la mémoire inscrite dans notre cosmoset notre logos familiers : « Le paysage est un palimpseste. Je n’ai pas retrouvé l’estaminet Busset-Lamant. […] Le mot estaminet existe-t-il encore ? Se souvient-on de ce que fut un estaminet ? » (p.11). Oui, nous sommes faits de terre, de mots, et d’êtres qui nous ont entourés, qui nous prennent à témoins :
Habitation. la maison à la sortie du village, sur la route qui mène au bourg, la vieille qui l’habitait s’en est allée discrètement. personne ne nous a mis au courant. qui d’ailleurs l’aurait fait ?
– ici, l’absence de verbe principal ausculte au plus près – et exprime sans pathos – le pur surgissement de l’émotion, sans laquelle, croyons-nous, pas de poésie. Et, pour l’ami Pierre Garnier : « que peut le poème qui n’est ni un anti-anémique, ni un anti-septique, ni un anti-inflammatoire comme l’est rheum officinale [la rhubarbe chinoise] ? » (p.57). Que peut la poésie « en temps de détresse » ?
Même Icare peut nous dire quelque chose « au pays de la marchandise », où « chacun rampe/les mains dans les poches » (p.74). Lucien Wasselin semble prendre à son compte le temps présent vite oublieux, et une mémoire historique à la Perec, qui le dépasse infiniment. Exemple, ce lieu insistant, du côté de Carvin et de la Deûle :
Une meute court dans la mémoire. Je la retrouve ruelle des petits chiens. Je presse
le pas et je me souviens que Cyprien Quinet mourut au camp de Hersbruck, mis en pièces
par les chiens des SS. (p. 10)
Par où nous basculons sans solution de continuité vers les inédits récents déjà nommés, parus ici même : à l’opposé des non-lieux qui désormais nous dépaysent partout. Je leur laisse le soin de ne pas conclure, puisqu’aussi bien, s’il est permis, l’écriture de Wasselin donne souvent l’impression d’être en attente, sur le point de délivrer une parole autre, par pudeur retenue, impuissante, ou en cours de cheminement obstinée et oublieuse, comme notre mémoire…
sainte prisca
18 janvier 1943 Émilienne Mopty
elle fut à la tête des manifestantes
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurstrahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazisfait-on des vers
avec l’horreur
soixante-dix ans aprèssi ce n’est pour conjurer l’oubli
(voir : https://www.recoursaupoeme.fr/lucien-wasselin‑2/ )
Présentation de l’auteur
- Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1) - 4 juillet 2021
- Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien - 6 mai 2021
- Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Amelia Rosselli, Corrado Govoni - 6 septembre 2020
- Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Andrea Zanzotto, Giovanni Raboni - 6 mai 2020
- Questionnements politiques et poétiques 5 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Patrizia Valduga - 6 mars 2020
- Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana - 5 janvier 2020
- Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante - 1 septembre 2019
- Eugenio De Signoribus : Petite élégie (à Yves Bonnefoy) - 6 juillet 2019
- Amont Dévers, treizième livraison - 4 juin 2019
- Amont dévers, douzième livraison - 1 avril 2019
- Philippe Denis, Pierres d’attente - 3 février 2019
- Amont dévers, onzième livraison - 3 février 2019
- Eugenio de Signoribus : Air du Dernier appel - 3 décembre 2018
- Amont Devers : dixième livraison - 5 novembre 2018
- Amont dévers, neuvième livraison - 4 septembre 2018
- Amont dévers 8 - 3 juin 2018
- Giovanni Pascoli, une traduction inédite : Le 10 Août (élégie) - 6 avril 2018
- Amont dévers — une anthologie poétique (7) - 1 mars 2018
- Pour un poète italo-iraquien disparu : Hasan A. Al Nassar - 26 janvier 2018
- Amont dévers — une anthologie poétique (6) - 19 novembre 2017
- Amont dévers — une anthologie poétique (5) - 2 septembre 2017
- Amont dévers — une anthologie poétique (4) : La poésie, le disparaissant… - 31 mai 2017
- Amont dévers — une anthologie poétique (3) - 31 mars 2017
- Quelques “paroles d’Afrique” - 28 mars 2017
- Amont dévers — une anthologie poétique (2) - 20 janvier 2017
- Giovanni Pascoli, Gog et Magog - 4 avril 2016
- Questionnements politiques et poétiques 3 : Giovanni Pascoli et la “fin d’un monde” - 4 avril 2016
- Avec une autre poésie italienne : L’élégie de Pascoli - 5 mai 2014
- Avec une autre poésie italienne : Une « lande imprononçable » peut-être - 6 septembre 2013
- Avec une autre poésie italienne : Giovanni Raboni - 15 mars 2013
- Avec “Une autre poésie italienne” : Amelia Rosselli - 2 novembre 2012