Luigi Carotenuto, Deviens une fleur

Par |2024-11-07T06:25:58+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Critiques, Luigi Carotenuto|

« La poésie peut advenir dans la sim­ple écoute du mur­mure des choses, c’est un exer­ci­ce d’attention qui s’apparente à la médi­ta­tion, au-delà du vacarme de l’actualité » dit Lui­gi Carotenu­to lors d’une inter­view1. Dans ce nou­veau livre, le poète s’éloigne du style ironique et désen­chan­té de ses pre­mières publications.

À tra­vers une poésie sus­pendue entre ciel et terre, entre obscu­rité et clarté, où les con­traires ne s’opposent plus mais par­ticipent de l’Unité, Lui­gi Carotenu­to exprime la spir­i­tu­al­ité qui l’habite. Mais la poésie n’est-elle pas elle-même un chemin vers la spir­i­tu­al­ité ? Le lecteur entre donc dans une boucle, mais une boucle lais­sée entrou­verte, comme l’enso auquel il est fait allu­sion dans l’un des textes :

j’ai tracé le con­tour de tes yeux
et de ton nombril
pour par­venir au centre
de toi
je laisse une ouver­ture à peine de l’épaisseur d’un cheveu
comme dans l’enso zen

Ain­si, « l’Ouvert devient le nom poéti­co-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurisse­ment du temps infi­ni et muet2. »

 

Lui­gi Carotenu­to écrit le silence, un silence par­cou­ru de ful­gu­rances, de visions, où le blanc de la page instau­re le temps néces­saire à la médi­ta­tion. Cette poésie, apaisée, ouvre un chemin de lumière, « Cette lumière de silence qui se tient en chaque chose, le poème tente d’en inven­ter en quelque sorte une équiv­a­lence : son pro­pre silence, creu­sant la page, peut quelque­fois ray­on­ner aus­si3. »

Deviens une fleur est un livre qui ray­onne : Le soleil est dans chaque flamme, écrit l’auteur. Dans un style dépouil­lé et solaire, où chaque vers s’ouvre comme autant de pétales le long d’un chemin ini­ti­a­tique, il nous invite à entrevoir l’éternel à par­tir de l’impermanence des choses, nous rap­pelant ain­si que tout principe de vie ne trou­ve un équili­bre que dans la com­plé­men­tar­ité des con­traires. De même que la lumière naît de l’ombre : dans le noir, veiller sur l’ombre/qui sert de berceau au blanc, on assiste à un ren­verse­ment de la per­cep­tion de la mort et de la vie :

la mort nous libère tous 
dit un proverbe populaire
comme si tout était fini
quand on s’apprête à commencer

 

Lui­gi Carotenu­to, Deviens une fleur, édi­tions du Cygne, avril 2024, 50 pages, 12€ — Tra­duc­tion Irène Dubœuf à par­tir de Far­si fiori, Gat­tomer­li­no, juin 2023, 86 pages, 10€.

La plu­part des vers de Deviens une fleur s’adressent à un inter­locu­teur. Il s’agit sou­vent d’un enfant – peut-être inspiré de ceux que côtoie l’auteur dans son milieu pro­fes­sion­nel – et qui devient ici sym­bole de pureté et d’avenir, peut-être aus­si de l’enfant épris de lumière qu’a été le poète4, cet enfant qui se révèle dans l’écriture et qui, sans le savoir, détient la sagesse d’un maître intérieur. 

Enfant,
tu n’as pas idée
de tout le bien qui nous attend,
– dans le soleil il n’y a pas d’incertitude
les ruines sont des coquillages
ouverts
des fleurs écloses
des mains offertes
pour recevoir la lumière.

Au fil des pages, on com­prend que l’emploi du « tu », qui désigne autant l’autre (y com­pris le lecteur) que le poète lui-même, est la man­i­fes­ta­tion de la mise à dis­tance néces­saire à l’épanouissement de l’être intérieur.

se détach­er de soi
pour
devenir des fleurs

Dans la sérénité du recueille­ment et la grâce du détache­ment, Lui­gi Carotenu­to dis­tille ses vers avec sobriété, sim­plic­ité et déli­catesse, et si les apho­rismes et l’emploi de l’impératif sont évo­ca­teurs de pré­ceptes, Deviens une fleursem­ble davan­tage une con­fi­dence for­mulée à mi-voix, un « bruisse­ment d’ailes5 » – qui n’est pas sans rap­pel­er l’effet papil­lon de la théorie du Chaos – la trans­mis­sion d’une con­sci­en­ti­sa­tion qui, exprimée par la poésie, devient une com­mu­nion d’âme à âme dans laque­lle se révèle l’énergie créa­trice de la parole.

 Dire éter­nel est déjà un bruisse­ment d’ailes

Car ce livre est un livre à penser. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut le lire, qu’on peut saisir la quin­tes­sence de cette poésie intem­porelle d’une con­ci­sion extrême dont les mots soigneuse­ment choi­sis dans le champ lex­i­cal de la fleur sug­gèrent autant la beauté éphémère que la méta­mor­phose, l’épanouissement et l’éveil (le Sahas­râra, lotus au mille pétales6). D’autres sym­bol­es jalon­nent le texte : le car­ré, le cer­cle, les couleurs… tous pou­vant être inter­prétés de divers­es manières car c’est à cha­cun de trou­ver son pro­pre chem­ine­ment. Si la numérolo­gie n’est pas indis­pens­able à la com­préhen­sion des textes, elle n’en éclaire pas moins les trois par­ties dont le nom­bre respec­tif de poèmes sym­bol­ise suc­ces­sive­ment la dual­isme, l’unité et l’union. À not­er que le chiffre 3, sym­bole d’accomplissement, peut être perçu comme dépasse­ment de l’illusion par l’amour7, menant à la paix intérieure. 

Ce recueil est à l’image de la médi­ta­tion : un détache­ment appar­ent que l’on se gardera d’assimiler à une absence d’émotion : celle-ci, maîtrisée, prend ici le nom d’émerveillement. La douceur lumineuse et la dis­crète sen­su­al­ité qui en éma­nent induisent un calme et une grat­i­tude qui don­nent envie d’adresser à l’auteur ces mots d’Arthur Rim­baud : « Le monde a soif d’amour, tu vien­dras l’apaiser8. »

 

Notes

[1] Extrait de l’Interview de Grazia Calan­na parue sur le site de la revue cul­turelle l’Estro­Ver­so le 5 févri­er 2024.

[2] Entre­tien avec Pas­cal Boulanger, par Car­ole Mes­ro­bian, Recours au poème, jan­vi­er 2024.

[3] Gérard Bocholi­er, Le poème, exer­ci­ce spir­ituel, Ad Solem, 2014.

[4] « Depuis que je suis petit/je défie le soleil/en le regar­dant droit dans les yeux ». Tra­duc­tion d’un inédit extrait de Ra pat­ti ro suli (Du côté du soleil) de Lui­gi Carotenu­to, recueil écrit en sicilien accom­pa­g­né d’une tra­duc­tion ital­i­enne de l’auteur.

[5] Titre de la troisième et dernière par­tie du recueil.

[6] Cen­tre cérébral supérieur au-delà des six chakras dans le tantrisme hindou.

[7] Dic­tio­n­naire des sym­bol­es, Jean Cheva­lier — Alain Gheer­brant, Bouquins éditions/ Jupiter, réédi­tion de 2012.

[8] Arthur Rim­baud, Soleil et Chair, poème écrit en 1870 et pub­lié pour la pre­mière fois dans Reli­quaire, poésies, L. Genon­ceaux, 1891.

Présentation de l’auteur

Luigi Carotenuto

Lui­gi Carotenu­to, poète ital­ien né en 1981 à Gia­rre (Sicile), vit à Castell’Arquato.

Il a pub­lié qua­tre recueils de poèmes. Les deux derniers, Kranken­haus (Gat­tomer­li­no 2020) et Far­si fiori (Gat­tomer­li­no 2023) ont été traduits en français par Irène Dubœuf et pub­liés, sous les titres Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits (édi­tions du Cygne, Paris 2021) et Deviens une fleur (édi­tions du Cygne, Paris 2024). Le poète a col­laboré au Dizionario criti­co del­la poe­sia ital­iana 1945–2020 (Dic­tio­n­naire cri­tique de la poésie ital­i­enne 1945–2020) de Mario Fre­sa (Soci­età Editrice Fiorenti­na, Flo­rence 2021) par des arti­cles sur Jolan­da Insana et Gio­van­ni Testori. Il fig­ure dans l’anthologie des poètes siciliens traduits en langue anglaise Con­tem­po­rary Sicil­ian Poet­ry de Ana Ilievs­ka et Pietro Rus­so, Ital­i­ca press, États unis, 2023. Ses textes sont pub­liés dans divers­es revues ital­i­ennes et étrangères, traduits en français, anglais, espag­nol, serbe. Depuis 2010 il col­la­bore avec la revuel’EstroVerso, de Grazia Calan­na. Com­pos­i­teur, il a écrit des pièces instru­men­tales, des chan­sons pop, des chan­sons pour les enfants, en grande par­tie inédits.  Il dirige la rubrique « Par­ti­celle sonore » de la revue en ligne Niedern­gasse de Pao­la Sil­via Dol­ci dans laque­lle il tente de revêtir de sons les textes et voix des auteurs choisis.

© Pho­to August Colum­bo.

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com

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