Luigi Carotenuto, Krankenhaus

Après avoir publié L’ami de la famille et Je vous emmène aux éditions Prova d’autore, – deux recueils entre dérision et humour désenchanté qui nous confrontaient à l’absurdité d’un monde où tout est futilité, leurre et fugacité – et Taccuino olandese, une prose poétique onirique parue dans la revue internationale de poésie italienne Gradiva, le poète Luigi Carotenuto nous propose un nouveau recueil dont le titre en allemand brouille les repères dès sa prise en main.

L’épigraphe, quant à elle, évoque l’architecture de la Russie de Pierre-le-Grand.  Quel est, quels sont le(s) lieu(x) du poème ? On l’ignore, et peu importe : très vite on comprend que le lieu unique est l’hôpital et que tous les hôpitaux se ressemblent. Ce qui prédomine chez l’auteur, par ailleurs musicien, ce sont les sons. Ainsi Krankenhaus est plus que le titre d’une chanson1, c’est avant tout un signifiant qui, prononcé à voix haute, évoque la fêlure, la brisure, la rupture. Et c’est bien de cela dont il s’agit dans ce recueil qui s’ouvre sur l’image d’un os fracturé et se poursuit par la brisure d’une vie qui s’en va.

Unité du sujet, la mort, et unité de ton pour ces poèmes écrits dans des temporalités parallèles : un temps qui anticipe la mort du père comme pour mieux l’apprivoiser, un autre qui se souvient « déplacements continus du psychisme qui s’abandonne au vide ou le comble avec ce qui reste : la mémoire » écrit le poète Leonardo Barbera dans la préface.

Luigi Carotenuto, Krankenhaus, Gattomerlino 2020, 42 pages, 10 €.

Deux temporalités qui sur le papier finissent par se confondre : tous les vers sont écrits au présent (présent de narration et présent réel) car l’hôpital « sature le temps », tout se concentre sur le présent, dans l’attente de l’inéluctable. Le présent, c’est aussi l’abolition du temps, la possibilité de dire l’immuable au cœur même du changement.

 

Je suis incapable de dévotion.
Cependant, si tu veux, je peux trouver
tes défauts les meilleurs, ces qualités
présentables qui n’ont rien d’enviable.

 

C’est avec une tendre ironie que le poète fait face à l’indicible, à l’inconnu, à la mort et qu’il avoue avec humilité son impuissance face à la vieillesse et la souffrance :

 

Je ne peux te donner de leçons sur la façon de souffrir
avec grâce sur le fil du monde
c’est une affaire d’équilibriste
je titube depuis toujours.
Que puis-je t’offrir ?

 

Luigi Carotenuto reste fidèle à son style : aucune désespérance dans ce vécu qui, bien qu’intime, résonne en chacun de nous. Au cœur de la gravité il ne perd jamais de vue l’enfant qui est en lui. Pour supporter l’insupportable, il a recours au jeu. Le mot lui-même est présent dans de nombreux vers chez ce poète qui dès l’enfance a « appris à jouer avec le feu/ au pied du volcan/ risquant chaque jour le destin d’Empédocle »2.

« L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux »3 disait Nietzche. Le poète, lui, « titube » entre Eros et Thanatos « Je sens le désir, / la muette course des couleurs », « Je veux me nourrir de tout le visible » écrit-il au milieu de la violence de la douleur, de l’angoisse face à l’absence, à la perte prochaine, une souffrance qu’il exprime en revivant les jeux de son enfance, comme si, la partie achevée, tout pouvait à nouveau redevenir comme avant.  « Déréalisation » transitoire créant une illusion de réalité que l’on peut s’approprier et maîtriser, le jeu n’est rien d’autre qu’un « scherzo », c’est-à-dire une plaisanterie :

 

Ton absence est une plaisanterie
de mauvais goût. Si nous jouons à cache-cache,
je me rends, j’ai fini de compter depuis longtemps.
C’est toi qui a gagné.

 

Plus loin, c’est à un jeu de cartes que le poète fait allusion :

 

Changer de jeu bouleverse tout.
C’est ainsi que tu veux abandonner la partie ? 

 

et, ailleurs, c’est aux jeux-vidéo des bars où pour « rejouer » le passé, il suffirait de mettre un jeton dans la machine :

 

J’oubliais, distrait, que tu étais parti.
J’allais à la cuisine dans l’idée de te trouver affairé
et j’étais déçu comme un enfant
qui n’a plus de jetons.

 

Distanciation ironique et jeu fictionnel permettent d’alléger la vie, mais « il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant »5. Qu’importe, le poète sait bien qu’« il faut jouer pour devenir sérieux »5 mais aussi que « Dans tout homme véritable se cache un enfant : un enfant qui veut jouer.6 »

Les vingt-neuf poèmes, brefs et incisifs, sont numérotés, comme pour leur donner une place précise dans un temps qui se défait. On rencontre parfois un aphorisme formé d’un seul vers, le plus long poème ne dépasse pas dix vers, et c’est précisément de cette densité distillée avec légèreté dans le blanc des pages (blancheur qui évoque autant les murs de l’hôpital que le silence de l’absence, de la mort, de la douleur) que naissent l’intensité et la profondeur de l’écriture de Carotenuto, poète aux images fortes qui sait rendre concret l’impalpable en introduisant de la matérialité au sein même de l’immatériel : 

 

J’ai mis des chaussures appropriées
pour supporter le choc de l’absence.

 

Une douleur vibrante qui résonne dans les assonances et allitérations lesquelles s’enrichissent, dans la traduction, de rimes intérieures : « L’hôpital […] applique les sutures/sature les couleurs, le temps. »

 En peu de mots le lecteur comprend que la mort du père risque d’entraîner la mort symbolique de ce fils qui était son double, son reflet :

Peut-être est-ce moi ce petit point au fond du miroir ? 

 

Un point, autrement dit presque rien. Une vie soudain réduite à l’incarnation d’une ombre. Mais si la mort du père est inévitable, on se prend à penser que celle du poète peut être sauvée par l’écriture. Georges Perros n’écrivait-il pas, dans Papiers collés : « Poème. Un homme est mourant. MOURANT. On le transporte à la clinique. On le sauve. Le poème, c’est l’opération ». Mort symbolique donc, passage obligé pour renaître et entamer un lent cheminement vers son moi véritable.

  On retient de ce nouveau recueil des images concrètes (on pourrait presque parler d’hyperréalisme) dans lesquels les objets usuels interfèrent et frappent de plein fouet pensées et émotions, des poèmes dans lesquels alternent le « Je » et le « Tu » pour un dialogue qui prend la forme d’une longue lettre poétique, hommage du poète à son père, hommage à ses racines, Catane, ville dont les derniers vers nous cachent la beauté ensevelie. Catane, métaphore d’un jardin secret…

À noter que Krankenhaus est paru cette année en version française aux éditions du Cygne accompagné d’autres poèmes de l’auteur sous le titre Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits.

 

Quatre poèmes extraits de Krankenhaus, Gattomerlino 2020 / Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits

 

traduction de l’italien: Irène Dubœuf

 

9

Lo sportello lo apro a forza stamane.
La radio canta una messa atea di fame e miserie.
Mi sembra allora che sia vero, mentre accendo il climatizzatore
e s’inceppa, che si può anche morire
se perfino gli elettrodomestici
a volte si guastano.

9

La portière, je l’ouvre avec peine ce matin.
L’autoradio chante une messe athée sur la faim et la misère.
Il me semble alors que c’est vrai,
tandis que j’allume le climatiseur et qu’il se bloque,
que l’on puisse aussi mourir
si même les appareils électroniques
tombent en panne.

17

Ogni giorno siamo sempre più creativi
nell’inventarci miracoli, nel trovare scuse
per tirare avanti, nel fingerci interi.

 

17

Chaque jour, nous sommes de plus en plus créatifs
dans notre invention de miracles, l’élaboration d’excuses
pour aller de l’avant, faire semblant d’être entiers.

 

25

Raccogliamo la solitudine per strada.
Ripulita, rivestita, la portiamo in società: bestiolina
inoffensiva che attacca l’uomo raramente.

 

25

Nous recueillons la solitude dans la rue.
Nettoyée, habillée, nous l’emmenons en société : petite bête
inoffensive qui rarement attaque l’homme.

 

29

Mi domando il senso di tanto brulicare di persone
in piazza, di facce assenti a due passi da Catania Vecchia.
La bellezza può darsi l’abbiano tutta sepolta,
nascosta per bene.

29

Je me demande ce que signifie tout ce monde grouillant
sur la place, ces visages absents à deux pas de la vieille Catane.
La beauté, il se peut qu’on l’ait complétement enterrée,
soigneusement cachée.

Notes

1.  Jazzkantine 1998

2. Poème inédit paru sur Facebook le 17 septembre 2019.

3. « L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu . C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

4.  Winnicott, 1975

5. Aristote

6. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Présentation de l’auteur

Luigi Carotenuto

Luigi Carotenuto, poète italien né en 1981 à Giarre (Sicile), vit à Castell’Arquato.

Il a publié quatre recueils de poèmes. Les deux derniers, Krankenhaus (Gattomerlino 2020) et Farsi fiori (Gattomerlino 2023) ont été traduits en français par Irène Dubœuf et publiés, sous les titres Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits (éditions du Cygne, Paris 2021) et Deviens une fleur (éditions du Cygne, Paris 2024). Le poète a collaboré au Dizionario critico della poesia italiana 1945-2020 (Dictionnaire critique de la poésie italienne 1945-2020) de Mario Fresa (Società Editrice Fiorentina, Florence 2021) par des articles sur Jolanda Insana et Giovanni Testori. Il figure dans l’anthologie des poètes siciliens traduits en langue anglaise Contemporary Sicilian Poetry de Ana Ilievska et Pietro Russo, Italica press, États unis, 2023. Ses textes sont publiés dans diverses revues italiennes et étrangères, traduits en français, anglais, espagnol, serbe. Depuis 2010 il collabore avec la revuel’EstroVerso, de Grazia Calanna. Compositeur, il a écrit des pièces instrumentales, des chansons pop, des chansons pour les enfants, en grande partie inédits.  Il dirige la rubrique « Particelle sonore » de la revue en ligne Niederngasse de Paola Silvia Dolci dans laquelle il tente de revêtir de sons les textes et voix des auteurs choisis.

© Photo August Columbo.

Poèmes choisis

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