Luminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Fileuse de l’invisible, Marina Tsvetaeva
Elle est poète, elle est d’origine roumaine, elle est née en Moldavie, elle est psychanalyste lacanienne, elle a un prénom qui pressent la lumière1 et elle écrit en français. J’ignore pourtant tout d’elle. Tant mieux. Elle se nomme Luminitza C.Tigirlas.
Il apparaît d’emblée que les trois ouvrages transmis (je sollicitais originellement celui sur Tsvétaïéva) sont soit composés en duo poétique avec des défunt.es (Lucian Blaga et MarinaTsvétaïéva), soit préfacé par un contemporain (Xavier Bordes). Comme si sa pensée s’appuyait sur ces autres-là (élu.es par son esprit et/ou son cœur) pour avancer parfois seule sur le chemin des mots. Serait-ce possible d’écrire sans les autres, sans la fusion qu’ils suscitent, éclairent ou incarnent ?
Le recueil de ses propres poèmes Noyer au rêve, s’inspire de l’arbre, cet être vivant des origines qui n’a que l’apparence de l’immobilité. Arbre et fruits sont des caisses de résonance à sa quête intérieure. Le poète-préfacier Xavier Bordes perçoit dans la noix une métaphore « noyau et cœur », façon de dire « la multiplicité de l’humain ».
Luminitza C.Tigirlas, Noyer au rêve, préface de Xavier Bordes, Editions du Cygne, 2018, 12€
L’autrice y révèle un certain plaisir de jouer avec les sons : noix et nu et nous ; obus et rebuts et abus ; je le flaire et j’attends – fleurette jatte t’en. Jeu dont il n’est pas impossible qu’il inaugure un lien entre ces choses déjà alliées par le son. Elle manifeste le goût de mots composites (parfois logiques, parfois insolites) qui avancent côte à côte dans le poème, liés par le tiret (dit du 6) : suicidés-poètes, cri-enfançon, chant-rire, vent-éditeur, marie-cœur. Ceux-ci gardent l’indépendance de leurs parties, sans parvenir à la coagulation du mot-valise. Renvoient-ils à son intérêt pour les « partitions à deux voix » ? Ce dialogue en est-il véritablement un, puisque l’ « un parle » et que l’« une répond à côté ».
Tigirlas se sent « faiseuse de vagues » et redécoupe le temps en le décalant : en jour « premier », puis « immédiat », puis « suivant », puis « jour d’après », puis « jour de l’après-coup », puis « prochain », puis « imminent », puis « huitième » (dans l’ordre de ses jours). Cette subtilité lui permet d’établir un temps personnel, lié à l’événement (« après-coup, imminent »). Elle découpe aussi les jours de la semaine en « phonème » improvisé : Lundi devient « Lu », Ma, Me, Sa (saule). Dimanche devient « dis manche », comme pour tenter une autre conception de ce temps qu’elle inscrit dans un planning en forme de flèche !…
Le second ouvrage consiste en une lecture d’un auteur roumain, Lucian Braga, dont la langue est cernée par le hongrois et l’allemand. Le seul titre Avec Lucien Braga signale ce lien puissant entre la présente autrice et l’auteur étudié, des connivences intellectuelles et sans doute politiques : Braga refuse le réalisme socialiste et s’oppose à l’idéal communiste des pays de l’Est. Il y a travaillé comme archiviste et a été contraint… de mettre ses propres ouvrages au rebut! Ses œuvres circuleront en copies clandestines. Dans son magnifique Manole, maître bâtisseur, Braga évoque un architecte Manole, lequel doit sacrifier (sacré et ça créé) une femme pour que l’église soit construite. Or celle qui va être emmurée sera la sienne, Mira. Cette dernière se mue alors en « autel vivant dressé contre la malédiction ». Elle entre dans « le mur étroit », ignorant qu’elle participe à son propre holocauste. « La mort est un jeu » lui fait croire son amant-bâtisseur. Des proximités sonores sont soulignées entre l’amour et l’(a)mur, entre le prénom Mira et le miracle (miracol en roumain). Bref, un récit douloureux qui illustre – certes symboliquement - l’acte de création.
Rien n’est simple. Dans son périple de l’esprit, L. Tigirlas convoque diverses autorités pour éclairer cet acte sacrificiel : les psychanalystes Freud (le rêve et l’inconscient) et Lacan (Blaga serait « lacanien avant l’heure » avec l’inconscient-lalangue2 ) ; les écrivains Dostoievski, Claudel (Tête d’or), Bataille, Yourcenar (le lait de la mort), Celan (la fugue de mort), Goethe (l’homme démonique est le créateur/artiste), Rilke; l’historien des religions Mircea Eliade ; les philosophes Spinoza (sur le désir), Socrate (la voix divine de son démon) et Heidegger (la mort de Dieu) ; et même la grand-mère (bunica)... Autant de références qui contribuent à sa fascination. Elles lui permettent d’accéder à la compréhension en une psychanalyse par le biais du littéraire : « Le silence dérivant de l’emmurement de l’amour s’est révélé être l’épuration d’un désir de mort ».
- Son troisième ouvrage, d’une nature émotionnelle distincte, est une approche de la fulgurante poétesse russe Marina Tsvétaïéva (autrice de Le ciel brûle, Insomnie, Tentative de jalousie). En accord avec le préfacier Zéno Bianu qui conçoit celle-ci comme une « exilée de tout », L . Tigirlas valorise sa nature hérésiarque « qui troue la face lisse du conventionnel »3. Pour appréhender cette créatrice, elle convoque de nouveau l’ami Rainer Maria Rilke (« plus qu’un poète »), Joseph Brodsky, Pasternak… La poétesse russe est comme « une fileuse de l’invisible ». Elle approche ainsi Ariane dont le fil sauva Thésée du Minotaure : un autre « sacrifice par amour » (au demeurant, elle donnera ce prénom à sa fille Ariadna).
L’émotion s’introduit subrepticement dans les poèmes. Brodsky est ainsi sensible à la « logique pianistique » de Tsvétaïéva. Cette force émotionnelle est comme une frappe sur les touches de piano : « toute nouvelle exclamation prend son élan de son même de la précédente ». Selon L. Tigirlas, « l’œil ou l’oreille réagissent avant la raison ». Introduire dans le texte russe l’expression allemande – exemple Du Lieber, (cad tu m’es cher) - relève d’un élément de « lalangue», cette lallation désignant la langue maternelle. Brodsky, lui-même poète, sait découvrir « un sanglot caché dans le vers », des complaintes et des incantations. Il en conclut que « Tsvétaïéva-poète est identique à Tsvétaïéva-personne ; entre la parole et l’acte, l’art et l’existence, il n’existait pour elle ni de virgule, ni même de tiret : Tsvétaïéva posait là le signe égal ». Comment ne pas comprendre pourquoi Rilke lui adressa son Elégie ? Pourquoi Brodsky a si bien pénétré l’esprit de Tsvétaïeva dans son poème sur le temps Novogodniéié, (traduit comme Lettre du nouvel an en français): « La vie a moins de relation avec le temps que la mort, et que du point de vue du temps, la mort et l’amour sont la même chose ». Deux incarnations du temps (vie et mort) dont l’une, la mort, est précisément celle dont surgit l’amour. Un défi à notre pensée !
Et moi, qui ai voulu consulter ce regard sur Tsvétaïéva… Sur cette poétesse qui donne des coups de boutoir à la sagesse, des coups de tranchet à la vie, des coups de poings à la grammaire et à la ponctuation. Son audace est inouïe, tout en employant des mots d’une simplicité exemplaire. On la croirait sur un ring, prête à cogner un adversaire qui est finalement elle-même, tout en parlant la « langue menteuse et noire des humains ». Aucune idée extrême ne l’effraie : « Dieu est un baobab », la montagne est « le torse d’un conscrit renversé par la mitraille » ou « la langue est épuisée »... Ce pourquoi, elle écrit « sans table pour le coude » et « sans front pour la plume ». Tous ses innombrables tirets, points d’exclamation, répétitions sont des pulsations, des goulées d’air avalées pour échapper à l’étouffement de soi. Une façon si particulière d’aller droit au but, tout en traversant mille escales !
Notes
(1) Luminita, lumière en roumain.
(2) Dixit Lacan dans Encore : « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage ».
(3) Le portrait de couverture, un fusain de Joël Cunin, capte bien l’angoisse extrême de la poétesse.