L’usage des guillemets dans la poésie de Pierre Dhainaut

Par |2024-09-06T06:08:41+02:00 6 septembre 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Pierre Dhainaut|

« Elle (la voix) offre au présent de tous les temps / le verbe “offrir”, elle en est le visage »

Alors qu’aux Etats-Unis, par exem­ple, ou dans le monde his­panique, la pra­tique en était courante1, me rap­pelait Pierre Dhain­aut, les années 60–70 ont vu se dévelop­per en France de manière con­séquente les lec­tures publiques de poèmes, non par des comé­di­ens2 mais par les poètes eux-mêmes. La mise en voix des poèmes a résol­u­ment mod­i­fié l’écriture des poètes dans notre pays, où la poésie était plus intel­lectuelle qu’incarnée. 

C’est dans cette mou­vance que Pierre Dhain­aut a réin­tro­duit dans ses pro­pres textes la ponc­tu­a­tion au ser­vice de la lec­ture à voix haute : « La ponc­tu­a­tion qui porte le rythme et la voix, je l’envisage comme phoné­tique et non pas comme logique », me dis­ait-il. « Beau­coup la nég­li­gent. Autant prof­iter de tous les signes de ponc­tu­a­tion mis à notre dis­po­si­tion. » Pierre Dhain­aut choisit cepen­dant d’ignorer le point-vir­gule « qui n’est pas pour la poésie. » Il aime la vir­gule et surtout les deux-points, « le plus beau des signes », écrivait Yves Bon­nefoy, dont Pierre Dhain­aut partage l’enthousiasme : « Les deux-points, c’est la poésie ! On sup­prime avec eux tous les ter­mes de logique. » Cet arti­cle choisit de s’intéresser pour sa part à l’usage que le poète fait des guillemets : « Quand je cite un mot, je préfère le met­tre entre guillemets, même si j’aime aus­si les par­en­thès­es. Les guillemets val­orisent le mot. Ils oblig­ent à lui accorder notre atten­tion. » L’importance que Pierre Dhain­aut accorde aux guillemets, guillemets à la française, guillemets à l’anglaise, loin d’être con­ven­tion­nelle ou théâ­trale, nous sem­ble au fonde­ment de sa poésie de la parole et de l’écoute.

 

Sémi­naire “Poésie et spir­i­tu­al­ité” lec­tures par Pierre Dhain­aut, Mai­son de la Poésie et de la Langue française. 

Les guillemets, dis­ent les dic­tio­n­naires, ont pour fonc­tion d’encadrer une cita­tion, une parole rap­portée. Ils s’ouvrent sur une parole et se refer­ment sur elle. Leur sens est clair. Leur forme l’est moins. Com­ment décrire ce signe, « sorte de dou­ble cro­chet » selon Lit­tré, « dou­ble vir­gule » selon Bescherelle ? Les dic­tio­n­naires admet­tent une cer­taine com­plex­ité séman­tique : « Signe typographique […] que l’on emploie […] pour isol­er un mot, un groupe de mots, un pas­sage, etc…, cité, rap­porté, ou sim­ple­ment mis en valeur. » Le mot entouré de guillemets « n’est pas loin d’exister pour soi », écrivait Sartre dans Sit­u­a­tions I.

Si l’usage des guillemets chez Pierre Dhain­aut relève bien de la cita­tion : parole rap­portée par la main der­rière le verbe « dire », mot proféré qu’on isole dans le vers, il appa­raît très vite, non seule­ment que cet usage se fait de plus en plus fréquent au fil des recueils, mais qu’il procède d’une atten­tion intense portée au mot que les guillemets enca­drent. Pour le dire autrement les guillemets témoignent de la disponi­bil­ité du poète face au mot qu’ils por­tent à vif sur ses lèvres « que rien ne refer­mera » plus (Plus loin dans l’inachevé, Arfuyen, 2010). Le signe exhale tou­jours chez Dhain­aut un mot unique qu’il encour­age ou retranche, ou une série de mots dont il mesure l’équivalence : « Résis­ter, pronon­cer “parole”, / à la place d’“effroi”, / et l’air s’exalte, s’affranchit / des clô­tures, tres­saille […] » (Ibid.). Les guillemets sont « l’oriflamme » des poèmes de Pierre Dhain­aut, leurs « entrou­ver­tures » fécon­des. Ils sont le signe haute­ment poé­tique, et celui qui car­ac­térise en pro­fondeur sa poésie. Ils ouvrent le poème « à l’essor / du pre­mier instant ou du pre­mier cri » (Ibid.). Ils con­vo­quent tous les organes de la phona­tion qui, alliés aux souf­fles du monde, fécon­deront le mot pour en faire une parole : « Ailleurs, / ailleurs, au ras du sol, / en dis­ant “flamme” ou “lame”, / en ne désir­ant qu’entrouvrir / la bouche : ain­si l’espace / regagne-t-il l’espace, / tout un vocab­u­laire / s’y ébran­le, s’y embrase, / inonde […] » (Ibid.). Les guillemets sont comme les deux mains autour d’un jeune feu qu’on attise, et peu importe si le mot encadré est à l’ouverture du poème, en son sein ou à sa clô­ture, il ray­onne dans le poème, comme le cail­lou jeté à l’eau est au cen­tre des ondes.

Nuits de la Lec­ture 2021 : Pierre Dhainaut.

Les guillemets : aér­er l’espace autour du mot

Le mot qui vient au-devant du poète, ouvre ses lèvres, a besoin d’espace et d’air pour réson­ner, « ressuscite[r] une grève » sur la page vide. Les guillemets lui con­quièrent cet espace où le mot s’aère pour l’œil comme à l’oreille. Ils oblig­ent le poète et le lecteur à emprunter un autre souf­fle, un autre rythme pour restituer la présence entière du mot qui est là pour lui-même dans « l’instant augur­al ». Les guillemets élèvent le mot qu’ils sem­blent chérir entre leurs deux rives silen­cieuses, rassem­blent ses « syl­labes de souf­fles » pour lui faire franchir l’ombre, le doute, l’écorce et la pierre, lui offrent enfin « l’espace où le sens se révèle, se régénère » dans le frot­te­ment de la voix qui éprou­ve sa pro­pre ardeur. Ain­si Pierre Dhain­aut écrit : « Ten­dresse / de la paume, / con­fi­ance de l’oreille, // le nom “aubier” / s’y con­cen­tre, / y ray­onne, // le juste écho, / l’arche / au grand air » (Plus loin dans l’inachevé, p 62).

Les guillemets sig­naleraient ain­si chez Dhain­aut la source de la parole s’ouvrant en ondes sonores, en échos fer­tiles, en paraboles allè­gres et fraîch­es, pro­pres à célébr­er l’élémentaire, le sim­ple, l’espoir, la présence : « Nul besoin de beau­coup de vent pour que volent / des samares, elles sont disponibles, et même / à terre, elles con­tin­u­ent de trem­bler : / c’était l’automne, c’était l’enfance, / allè­gres, alors, nos façons de par­ler, / nous dis­po­sions d’“ailettes”, d’“hélices”, / avant de rassem­bler nos souf­fles / et de les ren­voy­er en haut des arbres […] » (« Âge d’or du présent », Un art à l’air libre, Al Man­ar, 2022). « Ailettes » et « hélices », ain­si dotées sur la page d’une dou­ble paire d’ailes, désig­nent-elles avec affec­tion (« nos façons de par­ler ») les petits objets de forme héli­coï­dale dont dis­po­saient les enfants pour faire vol­er les samares tombées à terre ou sont-elles les mots à profér­er dans le poème comme un sésame pour y insuf­fler cet « appel d’air » pro­pre à ouvrir un ciel au-dessus du poème, à pro­longer le trem­ble­ment des mots ? Je dirais assuré­ment les deux, car parole est à l’origine parabole où image et mot se rejoignent ici par sim­ple voca­tion. Le mot précède le regard : le fruit de l’érable a la forme d’une « ailette », d’une « hélice ».

Les guillemets réin­tro­duiraient au sein du poème, « comme une vit­re claire et le monde par- delà », l’espace de l’immédiat que le lan­gage est d’ordinaire impuis­sant à exprimer. Du mot3 proféré, resti­tué intact entre guillemets, aux choses du monde, il n’y a qu’un pas radieux. Le mot-parole aide à trou­ver les autres mots du poème et ce à quoi il ouvre : « Ce nom de “vent” mur­muré vent de face / invite à nous ren­dre avec lui / par­mi les hautes herbes, oscil­la­tion, // jubi­la­tion, le désir du matin / sera d’entrevoir ce qu’elles désig­nent / à l’horizon d’une langue étrangère […] » (Ibid.). J’oserais dire qu’entre les guillemets dhain­au­tiens, le souf­fle est « chez lui […], hors de lui, à son rythme », en-deçà de l’élan qu’il appelle, déjà éclat dans son écrin de guillemets. Les guillemets ouvrent un espace « où se féconde la réso­nance », ils nous trans­portent au monde par le seul pou­voir de la proféra­tion : « Deux “l“ à “grisolle”, / le ciel le con­firme / des champs, des dunes, / que l’alouette envoûte » (Ibid.). La chair des mots épouse le paysage qui est de la genèse du poème : un champ, une dune, deux « l » ou deux « t », l’aile de l’alouette, son cri avec deux « l ». La ponc­tu­a­tion chez Dhain­aut est toute séman­tique et poétique.

« “Corolles”, “oranges”, “orbites”… / un de ces mots choi­sis au hasard, // au pluriel, sur la feuille / où tu l’auras recopié avec soin / tu ne poseras pas même un cail­lou, // et surtout, en quit­tant la cham­bre, / tu lais­seras la fenêtre béante » (Voca­tion de l’esquisse, La Dame d’Onze heures, 2011). Les guillemets prédis­posent le mot à l’envol. Ils sont la mar­que d’une dépos­ses­sion revendiquée du poète sur le ter­ri­toire de la page lais­sée aux hasards des vents. Les vents ont la con­fi­ance du poète : « Les mots revendiquent / des mots moins stériles. »  Lais­sons-les faire, agir par sur­prise : « un mot le sait bien, / n’importe lequel / dans le don des lèvres : les autres suiv­ront // en l’imprévisible… » (Ibid.). Les guillemets relèvent de cet « art [poé­tique] à l’air libre », espace « clair­voy­ant » : « …on reste à recevoir les souf­fles, / à les inter­préter : ils dis­ent “vig­i­lance”, // “rien d’inaccessible”, dis­ent-ils encore. Qu’une voix / les regroupe, elle appar­tient à l’air / dont elle prend le relais pour le ren­dre […] » (Ibid.).

Vif, limpi­de, imprévis­i­ble de Pierre Dhain­aut et Marie Alloy : présen­ta­tion, Médiathèques d’Issy-Les-Moulineaux.

Les guillemets : porte-voix ou conque de la résonance

 

« Ce mal­heureux nom de “tym­pan”, quel poème a réus­si à en faire une mem­brane sonore ? », « On devrait pou­voir dire “une écorce rauque” » (« Jour­nal des bor­ds », p. 80, Plus loin dans l’inachevé).  Les guillemets mesurent, dans ce cas pré­cis, le poten­tiel sonore du mot, son adéqua­tion à la chose qu’il désigne : « tym­pan » sonne bien mal­heureux pour une mem­brane des­tinée à véhiculer le son : « tym­pan » est sourd. Le poète lui sub­stitue plus loin la juste périphrase : « une écorce rauque », ajus­tant le son à la chose, comme le musi­cien accorde son instru­ment. Ain­si que l’affirme Pierre Dhain­aut, l’écriture du poème néces­site l’écoute des mots. Les guillemets sont boîte acous­tique, dou­ble lèvre à l’orée du mot, tym­pan dou­ble à sa sor­tie : ils invi­tent à une incar­na­tion sen­si­ble du mot et en restau­rent l’âme fraîche, mesurent son poten­tiel poé­tique : « […] en prononçant “neige”, à peine / desser­res-tu les lèvres, tu ressus­cites / tous les hivers d’enfance : // sans lim­ites, le présent, / flo­cons, pétales, tu trou­veras demain […] » (« À ce qui nous devance, dit le poème… », Voca­tion de l’esquisse). Les guillemets exhaussent cer­tains mots chers à Dhain­aut, lui con­fèrent pou­voir d’éternité et pou­voir per­for­matif, comme en cet exem­ple : « Aucun orme, aucun frêne, / pour­tant tu ver­ras mieux la route / si tu dis “l’orme”, “le frêne” […] / “pierre” aus­si patiem­ment / t’enseignerait la bien­v­enue » (Ibid.), ou cet autre où le mot entre guillemets devient for­mule mag­ique : « Dans chaque livre, pour le dédi­er à tous les enfants […], employ­er au moins une fois le mot “samare” » (dernière page de Plus loin dans l’inachevé).

Il s’agit donc d’« écouter, écouter, jusqu’à ce que nous ne puis­sions plus dire “le silence”, jusqu’à ce que le silence soit aus­si sen­si­ble que la rumeur des vagues » (Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets sont la conque de réso­nance. Ils mar­quent le seuil où, pour le poète comme pour le lecteur, il s’agit d’identifier « les vents com­plices » à l’œuvre dans le mot/le nom ain­si souligné, de le recon­naître : « Ces noms aux­quels on reproche de cern­er, de capter, les poèmes font appa­raître ce qu’ils désig­nent comme si c’était la pre­mière fois. […] Alors ils sont sem­blables à ceux des per­son­nes que nous aimons : leur vis­age, pourquoi le silence de la con­tem­pla­tion n’est-il pas suff­isant ? Vient sans retard à nos lèvres le nom qui nous émeut, et même si nous ne le prononçons pas à voix haute, il agrandit la présence […] » (Ibid.). Les guillemets oblig­ent le poète au sen­ti­ment d’adhésion. Adhér­er à la chair du mot qui sort de la bogue des guillemets : « Le mot “prêles“3 a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. » Atten­tion, vig­i­lance redou­blées par le sig­nal des guillemets, tu entends bien, « tu t’entends bien » avec le mot « sur­venu à l’improviste », où s’incarne déjà le poème volatile et tout vibra­toire. Il faut dire cent fois « rouge », « rouge », « rouge » pour que le coqueli­cot fleurisse en toute sai­son. Dire « rouge », comme « le sim­ple heurt d’une cuil­lère con­tre un bol », écrit Dhain­aut dans Paysage de genèse, s’inspirant d’un con­te zen. Les guillemets prévi­en­nent de l’éveil du mot précé­dant la parole agrandie en le poème : « éveil » se dit « accueil » chez Dhainaut.

Et la parole agrandie devient alors parole de joie qui défer­le sur le poème, même lorsqu’il doute : « Aux mots les plus sim­ples / de nous affranchir / […] / dirait-on “silence”, / l’âme se retrempe / dont la soif redou­ble, / elle attis­era / de cristaux de sel / la parole heureuse » (Ibid.). Et le mot « joie » devient lui-même mot-sub­stance dans le titre d’une des sec­tions du recueil Voca­tion de l’esquisse : « Avec “joie” nous diri­ons “ressac” » : la joie ne s’éprouvera », nous dit Pierre Dhain­aut, que « si nous taisons le mot pour le par­faire ». Le bruit tout-puis­sant, la parole intense, le ressac les ramèneront dans toute leur présence à « l’extrémité du poème ». La parole entre guillemets reviv­i­fie ain­si les mots atones : « Aux galets / si l’on par­le // même le nom “reflux” / défend / de se flétrir » (Ibid.) ; ou encore : « Ce nom de “mur”, tu ne le dirais plus / avec rudesse, tu entendrais / pleine­ment bat­tre et bat­tre / et bat­tre un pouls : tes doigts ensuite / sur les poignets entendraient la houle, / la houle intérieure » (Pour voix et flûte, AEn­crages & Co, 2020). De « mur » à « mur­mure », le mot s’est viv­i­fié, insuf­flant son bat­te­ment répété à tout le rythme du poème.

Les guillemets : paumes ardentes autour du mot

 

Si les guillemets sont comme l’écorce autour du mot-fruit, du mot sub­stance, que redou­ble « l’écorce rauque » de nos tym­pa­ns, ils fig­urent aus­si les mains du poète qui cou­vent le mot, l’éveillent, le réchauf­fent, pro­pres à en « recueil­lir les présages » (Voca­tion de l’esquisse ). Les mains du poète œuvrent au-dessus des mots, jusqu’à ce que « les bor­ds [effleurés] se retirent [… et qu’une] nuée de grains, une vapeur de voyelles, de con­sonnes [rem­plis­sent l’écart] sans faille : / en se fiant au rythme, en se ram­i­fi­ant, / le moin­dre geste y fera appa­raître une flamme / au-dessus des flammes, leur aura se dilate […] » (ibid.). Cou­ver les mots « jusqu’à ce que le mot / te réchauffe les doigts. // À tra­vers l’écorce, il en a la force » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Chez Pierre Dhain­aut, la main aus­si touche le silence et accom­pa­gne l’essor du mot vif, « le devenir du pre­mier souf­fle » (Pour voix et flûte).

« Hori­zon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a‑t-il / de com­mun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, hori­zon, pourquoi atten­dre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Voca­tion de l’esquisse). Exem­ple rare chez Pierre Dhain­aut de poème, où les mots « Hori­zon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait atten­dus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont sur­pris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sor­tent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas pronon­cés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, con­fus­es encore, trem­blantes […] ». On trou­ve d’autres exem­ples de mots- sub­stances sans guillemets dans le recueil Voca­tion de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et con­vo­qués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avo­cettes, ros­es trémières », c’est-à-dire con­vo­qués avant la pal­pi­ta­tion de toute aile, avant toute incar­na­tion synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.

Il faut un corps pour être présent au poten­tiel poé­tique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souf­fle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procè­dent du corps : « Tu te sou­viens de “vul­néraire” // mais ce qu’il sig­ni­fie, tu te deman­des / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de ten­dresse » (Voca­tion de l’esquisse). Il faut aus­si le cœur : « le baume, la fleur, quand nous dés­espéri­ons / un voca­ble espérait pour nous » (Ibid.).

« Tu n’auras un corps que [si les mots] reten­tis­sent », « mou­ettes dont les ailes claque­nt, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit appren­dre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la voca­tion du mot qu’ils élisent à don­ner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sor­tir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleine­ment l’espace du poème. Ces mots-sub­stances, Dhain­aut les appelle aus­si par­fois mots-amorces : « Cer­tains mots sont des amorces : d’un seul, par­fois, sor­ti­ra un poème. À celui d’amorce, par exem­ple, as-tu été atten­tif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix édi­to­r­i­al, et non entre guillemets, ce qui surprend.

 

Des guillemets et non des italiques

 

« Est-ce qu’on égalise la ponc­tu­a­tion ? », telle était la ques­tion de Pierre Dhain­aut à cet édi­teur qui souhaitait rem­plac­er les guillemets de ses poèmes, jugés trop encom­brants sur la page, par des italiques, cen­sées val­oris­er le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponc­tu­a­tion. Les italiques ne sont pas équiv­a­lentes aux guillemets chez Pierre Dhain­aut. Certes, nous dis­ent les dic­tio­n­naires, on peut utilis­er les italiques pour les cita­tions cour­tes ne présen­tant pas de dis­con­ti­nu­ité avec le texte, mais les italiques procè­dent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïn­ci­dent pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en incli­nent les let­tres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le sig­na­lent sim­ple­ment comme remar­quable à l’œil. Les italiques n’ont pas la fac­ulté de « con­fi­er à l’oreille, au pas­sage, le secret de ce qui doit suiv­re » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhain­aut répète la néces­sité de l’avènement sonore du pre­mier mot : « Ce mot-là, par exem­ple, “corolle”, / ce qu’il sig­ni­fie, nous le con­nais­sons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la pre­mière fois nous faire enten­dre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // “corolle”, “corolle”, infati­ga­ble­ment red­it, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous lais­sons le soin de nous répon­dre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frap­pant l’œil, restent mutiques, con­tre­dis­ent chaque fois, sur la page pub­liée où les guillemets ont été sup­primés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhain­aut vocalise : « Au seul mot alou­ette / le monde chante, / il a tant de syl­labes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chu­choté du mot : « alou­ette » ! « embruns » ! Les italiques sont du lan­gage, les guillemets de la parole. Les italiques iso­lent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ain­si, le poème « se sent libre, il sub­stitue à “corolle” / “orig­ine”, “ori­flamme”, “ori­ent”, / un autre, un autre encore, con­tin­uelle­ment : // l’espace n’aperçoit aucun obsta­cle / au tré­fonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se per­dre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets par­ticipent de la lutte pour la présence en poésie, présence sen­si­ble con­tre représen­ta­tion, lib­erté con­tre possession.

Ecou­tons une dernière fois Pierre Dhain­aut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souf­fles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de mora­toire : inter­dic­tion, me dis­ais-je, de les employ­er désor­mais. Déci­sion aber­rante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répéti­tions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassem­blent presque tous, comme si cha­cun était le pre­mier à les décou­vrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre sub­stance. Les mêmes peu­vent revenir, chaque fois nou­veaux. De poème en poème ce doit être notre unique inter­ro­ga­tion : les avons-nous aidés à créer cette mer­veille de quelques syl­labes asso­ciées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous auri­ons été inca­pables de pressen­tir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le tra­vers­er » (Plus loin dans l’inachevé ).

Les mots-sub­stances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tré­fonds de la gorge », n’attendent que le frémisse­ment de la voix et de l’air pour ray­on­ner en le poème d’un nou­veau cer­cle d’aubier. Ces mots sor­tant de la boîte aimée et fran­chissant les lèvres en amont du poème sig­na­lent leur force de présence immé­di­ate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhain­aut : « [la couleur] s’ouvre au vocab­u­laire, se propage et s’exalte, / “cœur”, “orée”, “hori­zon”, “coqueli­cot” : / nous chercherons le seul pays qui con­vi­enne // à la pour­pre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insou­ciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encom­brent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souf­fle et ailes de mou­ettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et por­tent le chant.

Notes

1. Lors de notre entre­tien, Pierre Dhain­aut s’est en par­ti­c­uli­er rap­pelé avoir enten­du à la télévi­sion Pablo Neru­da lire ses poèmes en espag­nol et trou­vé cela extra­or­di­naire : « J’ai com­pris que la voix pou­vait glo­ri­fi­er le poème. » L’audition des lec­tures du poète russe Joseph Brod­sky le con­fir­mait un peu plus tard dans sa con­vic­tion. La lec­ture à voix haute par les poètes russ­es est en effet une pra­tique traditionnelle.

2. A ce pro­pos, rap­pelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhain­aut avait ren­du à Lau­rent Terzi­eff, le comé­di­en-poète, qui savait « trans­met­tre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, pub­lié à L’Herbe qui trem­ble en 2013. Pierre Dhain­aut évoque Terzi­eff comme « un comé­di­en intérieur ».

3. Dans le recueil, l’éditeur a rem­placé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »

4. Cet arti­cle ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhain­aut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beau­coup tra­vail­lé. L’article emprunte ses cita­tions à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occur­rences. Sans doute en aura-t-on lais­sé qui auraient mérité com­men­taire. À chaque lecteur de pour­suiv­re l’ouvrage.

Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhain­aut est né à Lille en 1935. Avec Jacque­line, ren­con­trée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa car­rière de professeur).

Après avoir été influ­encé par le sur­réal­isme (il ren­dit vis­ite à André Bre­ton en 1959), il pub­lie son pre­mier livre, Le Poème com­mencé (Mer­cure de France), en 1969.

Ren­con­tres déter­mi­nantes par­mi ses aînés : Jean Mal­rieu dont il édit­era et pré­fac­era l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bon­nefoy aux­quels il con­sacr­era plusieurs études.

Déter­mi­nante égale­ment, la fréquen­ta­tion de cer­tains lieux : après les plages de la mer du Nord, le mas­sif de la Char­treuse et l’Aubrac.

Une antholo­gie retrace les dif­férentes étapes de son évo­lu­tion jusqu’au début des années qua­tre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mer­cure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Intro­duc­tion au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Lev­ées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Édi­tions des van­neaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de lit­téra­ture fran­coph­o­ne Jean Arp) et Voca­tion de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plu­part sont dédiés aux petits-enfants. Plus récem­ment encore : une “auto­bi­ographique cri­tique”, La parole qui vient en nos paroles (édi­tions L’Herbe qui trem­ble, 2013) et Rudi­ments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité cri­tique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nom­breuses col­lab­o­ra­tions avec des graveurs ou des pein­tres pour des livres d’artiste ou des man­u­scrits illus­trés, notam­ment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gre­go­ry Masurovsky, Yves Pic­quet, Isabelle Ravi­o­lo, Nico­las Rozi­er, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À con­sul­ter : la mono­gra­phie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Édi­tions des van­neaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) pré­paré par Judith Cha­vanne en 2010.

© Crédits pho­tos Mai­son de la Poésie Jean Joubert.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut

Plus je lis Pierre Dhain­aut, plus je pense qu’il est à l’ex­act opposé du Baude­laire de Spleen. Quand ce dernier laisse l’an­goisse atroce, despo­tique planter son dra­peau noir sur [son] crâne incliné, Pierre […]

Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie

Pub­lié chez un nou­v­el édi­teur (créé en 2013, Faï fioc ‑expres­sion occ­i­­tane- est le nom d’un quarti­er de Mar­ve­jols  en Lozère, où l’an­i­ma­teur de cette mai­son d’édi­tons organ­ise chaque année des rési­dences d’écriture […]

A propos de Pierre Dhainaut

En remon­tant dans les archives de Tra­ver­sées j’ai retrou­vé un numéro de la revue con­sacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiv­er 2007–2008). [Au pas­sage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de […]

Pierre Dhainaut, Un art des passages

« C’est pour respir­er moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhain­aut l’explicite dans un livre rassem­blant à la fois des poèmes inédits et des textes […]

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la nais­sance de la nou­velle mai­son d’édition de Math­ieu Hil­figer, Le Bal­let Roy­al, inau­gurée par le très beau livre de Pierre Dhain­aut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design […]

Ainsi parlait…

Un Hugo car­avagesque   Pour par­ler du grand auteur roman­tique français qu’est Vic­tor Hugo, il faut trou­ver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oubli­er de […]

Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

J’ai ren­con­tré l’œuvre de Pierre Dhain­aut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Tou­jours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définis­sait la poésie […]

Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une cham­bre. Des murs, on croit en les fix­ant sor­tir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un bran­card. Un cortège de couloirs. […]

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Sabine Zuberek

Née le 18 mars 1968 dans les Hauts-de-France, d’une famille ger­mano-slave arrivée en France à la fin des années 30, la langue française est tout entière à con­quérir pour cette famille où s’entremêlent et s’agrègent mes langues mater­nelles, sonores autant que privées. La langue française est pour mon père la langue d’élection qu’il est le seul à maîtris­er à la per­fec­tion, mais il tra­vaille tard. Mon arrière-grand-mère alle­mande prend soin de moi jusqu’à mes trois ans passés. C’est l’âge où j’entre à l’école, je n’y com­prends pas bien les autres élèves ni les enseignantes, mais j’adore y aller. J’apprends à lire et à écrire en quelques mois. C’est comme une révéla­tion. Je n’ai plus depuis cessé de lire ni d’écrire. Mon rap­port au monde étranger s’est con­stru­it dans la lec­ture et l’écriture. J’ai rem­pli des cahiers et dévoré la lit­téra­ture. J’ai une agré­ga­tion de Let­tres mod­ernes et un DEA de lit­téra­ture com­parée. J’ai longtemps tra­vail­lé sur l’œuvre de Blaise Cen­drars sous la tutelle de Philippe Bon­nefis et d’Alain Bui­sine à l’Université de Lille III. Je suis par la suite dev­enue enseignante. J’exerce aujourd’hui dans un lycée à Lam­ber­sart et vis à Lille. J’ai écrit un pre­mier roman en 2015, Le Chignon, qui n’a pas été pub­lié. Le Vol des bus­es a été mon pre­mier recueil de poésie. Plusieurs poèmes extraits de ce recueil (une dizaine) ont été pub­liés dans le numéro d’avril 2021 de la revue Terre à ciel dirigée par Cécile Guiv­arch (https://www.terreaciel.net/Sabine-Zuberek#.YwDEanZBzIU) ; deux autres poèmes, choi­sis par Jean Le Boël dans ce même recueil, l’ont été dans le col­lec­tif Ecrit(s) du Nord 39–40 aux Edi­tions Hen­ry. La revue Terre à ciel a égale­ment pub­lié un arti­cle que j’ai con­sacré au recueil de Pierre Dhain­aut, Pré­face à la neige, paru à L’Herbe qui trem­ble (https://www.terreaciel.net/Preface-a-la-neige-de-Pierre-Dhainaut-par-Sabine-Zuberek#.YwDEOnZBzIU). Avec Sabine Dewulf, nous inau­gurons cette année le Prix Pierre Dhain­aut du Livre d’artiste que nous avons créé avec le con­cours de la DAAC Lille.

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