L’usage des guillemets dans la poésie de Pierre Dhainaut
« Elle (la voix) offre au présent de tous les temps / le verbe "offrir", elle en est le visage »
Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, ou dans le monde hispanique, la pratique en était courante1, me rappelait Pierre Dhainaut, les années 60-70 ont vu se développer en France de manière conséquente les lectures publiques de poèmes, non par des comédiens2 mais par les poètes eux-mêmes. La mise en voix des poèmes a résolument modifié l’écriture des poètes dans notre pays, où la poésie était plus intellectuelle qu’incarnée.
C’est dans cette mouvance que Pierre Dhainaut a réintroduit dans ses propres textes la ponctuation au service de la lecture à voix haute : « La ponctuation qui porte le rythme et la voix, je l’envisage comme phonétique et non pas comme logique », me disait-il. « Beaucoup la négligent. Autant profiter de tous les signes de ponctuation mis à notre disposition. » Pierre Dhainaut choisit cependant d’ignorer le point-virgule « qui n’est pas pour la poésie. » Il aime la virgule et surtout les deux-points, « le plus beau des signes », écrivait Yves Bonnefoy, dont Pierre Dhainaut partage l’enthousiasme : « Les deux-points, c’est la poésie ! On supprime avec eux tous les termes de logique. » Cet article choisit de s’intéresser pour sa part à l’usage que le poète fait des guillemets : « Quand je cite un mot, je préfère le mettre entre guillemets, même si j’aime aussi les parenthèses. Les guillemets valorisent le mot. Ils obligent à lui accorder notre attention. » L’importance que Pierre Dhainaut accorde aux guillemets, guillemets à la française, guillemets à l’anglaise, loin d’être conventionnelle ou théâtrale, nous semble au fondement de sa poésie de la parole et de l’écoute.
Séminaire "Poésie et spiritualité" lectures par Pierre Dhainaut, Maison de la Poésie et de la Langue française.
Les guillemets, disent les dictionnaires, ont pour fonction d’encadrer une citation, une parole rapportée. Ils s’ouvrent sur une parole et se referment sur elle. Leur sens est clair. Leur forme l’est moins. Comment décrire ce signe, « sorte de double crochet » selon Littré, « double virgule » selon Bescherelle ? Les dictionnaires admettent une certaine complexité sémantique : « Signe typographique […] que l’on emploie […] pour isoler un mot, un groupe de mots, un passage, etc…, cité, rapporté, ou simplement mis en valeur. » Le mot entouré de guillemets « n’est pas loin d’exister pour soi », écrivait Sartre dans Situations I.
Si l’usage des guillemets chez Pierre Dhainaut relève bien de la citation : parole rapportée par la main derrière le verbe « dire », mot proféré qu’on isole dans le vers, il apparaît très vite, non seulement que cet usage se fait de plus en plus fréquent au fil des recueils, mais qu’il procède d’une attention intense portée au mot que les guillemets encadrent. Pour le dire autrement les guillemets témoignent de la disponibilité du poète face au mot qu’ils portent à vif sur ses lèvres « que rien ne refermera » plus (Plus loin dans l’inachevé, Arfuyen, 2010). Le signe exhale toujours chez Dhainaut un mot unique qu’il encourage ou retranche, ou une série de mots dont il mesure l’équivalence : « Résister, prononcer "parole", / à la place d’"effroi", / et l’air s’exalte, s’affranchit / des clôtures, tressaille […] » (Ibid.). Les guillemets sont « l’oriflamme » des poèmes de Pierre Dhainaut, leurs « entrouvertures » fécondes. Ils sont le signe hautement poétique, et celui qui caractérise en profondeur sa poésie. Ils ouvrent le poème « à l’essor / du premier instant ou du premier cri » (Ibid.). Ils convoquent tous les organes de la phonation qui, alliés aux souffles du monde, féconderont le mot pour en faire une parole : « Ailleurs, / ailleurs, au ras du sol, / en disant "flamme" ou "lame", / en ne désirant qu’entrouvrir / la bouche : ainsi l’espace / regagne-t-il l’espace, / tout un vocabulaire / s’y ébranle, s’y embrase, / inonde […] » (Ibid.). Les guillemets sont comme les deux mains autour d’un jeune feu qu’on attise, et peu importe si le mot encadré est à l’ouverture du poème, en son sein ou à sa clôture, il rayonne dans le poème, comme le caillou jeté à l’eau est au centre des ondes.
Nuits de la Lecture 2021 : Pierre Dhainaut.
Les guillemets : aérer l’espace autour du mot
Le mot qui vient au-devant du poète, ouvre ses lèvres, a besoin d’espace et d’air pour résonner, « ressuscite[r] une grève » sur la page vide. Les guillemets lui conquièrent cet espace où le mot s’aère pour l’œil comme à l’oreille. Ils obligent le poète et le lecteur à emprunter un autre souffle, un autre rythme pour restituer la présence entière du mot qui est là pour lui-même dans « l’instant augural ». Les guillemets élèvent le mot qu’ils semblent chérir entre leurs deux rives silencieuses, rassemblent ses « syllabes de souffles » pour lui faire franchir l’ombre, le doute, l’écorce et la pierre, lui offrent enfin « l’espace où le sens se révèle, se régénère » dans le frottement de la voix qui éprouve sa propre ardeur. Ainsi Pierre Dhainaut écrit : « Tendresse / de la paume, / confiance de l’oreille, // le nom "aubier" / s’y concentre, / y rayonne, // le juste écho, / l’arche / au grand air » (Plus loin dans l’inachevé, p 62).
Les guillemets signaleraient ainsi chez Dhainaut la source de la parole s’ouvrant en ondes sonores, en échos fertiles, en paraboles allègres et fraîches, propres à célébrer l’élémentaire, le simple, l’espoir, la présence : « Nul besoin de beaucoup de vent pour que volent / des samares, elles sont disponibles, et même / à terre, elles continuent de trembler : / c’était l’automne, c’était l’enfance, / allègres, alors, nos façons de parler, / nous disposions d’"ailettes", d’"hélices", / avant de rassembler nos souffles / et de les renvoyer en haut des arbres […] » (« Âge d’or du présent », Un art à l’air libre, Al Manar, 2022). « Ailettes » et « hélices », ainsi dotées sur la page d’une double paire d’ailes, désignent-elles avec affection (« nos façons de parler ») les petits objets de forme hélicoïdale dont disposaient les enfants pour faire voler les samares tombées à terre ou sont-elles les mots à proférer dans le poème comme un sésame pour y insuffler cet « appel d’air » propre à ouvrir un ciel au-dessus du poème, à prolonger le tremblement des mots ? Je dirais assurément les deux, car parole est à l’origine parabole où image et mot se rejoignent ici par simple vocation. Le mot précède le regard : le fruit de l’érable a la forme d’une « ailette », d’une « hélice ».
Les guillemets réintroduiraient au sein du poème, « comme une vitre claire et le monde par- delà », l’espace de l’immédiat que le langage est d’ordinaire impuissant à exprimer. Du mot3 proféré, restitué intact entre guillemets, aux choses du monde, il n’y a qu’un pas radieux. Le mot-parole aide à trouver les autres mots du poème et ce à quoi il ouvre : « Ce nom de "vent" murmuré vent de face / invite à nous rendre avec lui / parmi les hautes herbes, oscillation, // jubilation, le désir du matin / sera d’entrevoir ce qu’elles désignent / à l’horizon d’une langue étrangère […] » (Ibid.). J’oserais dire qu’entre les guillemets dhainautiens, le souffle est « chez lui […], hors de lui, à son rythme », en-deçà de l’élan qu’il appelle, déjà éclat dans son écrin de guillemets. Les guillemets ouvrent un espace « où se féconde la résonance », ils nous transportent au monde par le seul pouvoir de la profération : « Deux "l“ à "grisolle", / le ciel le confirme / des champs, des dunes, / que l’alouette envoûte » (Ibid.). La chair des mots épouse le paysage qui est de la genèse du poème : un champ, une dune, deux « l » ou deux « t », l’aile de l’alouette, son cri avec deux « l ». La ponctuation chez Dhainaut est toute sémantique et poétique.
« "Corolles", "oranges", "orbites"… / un de ces mots choisis au hasard, // au pluriel, sur la feuille / où tu l’auras recopié avec soin / tu ne poseras pas même un caillou, // et surtout, en quittant la chambre, / tu laisseras la fenêtre béante » (Vocation de l’esquisse, La Dame d’Onze heures, 2011). Les guillemets prédisposent le mot à l’envol. Ils sont la marque d’une dépossession revendiquée du poète sur le territoire de la page laissée aux hasards des vents. Les vents ont la confiance du poète : « Les mots revendiquent / des mots moins stériles. » Laissons-les faire, agir par surprise : « un mot le sait bien, / n’importe lequel / dans le don des lèvres : les autres suivront // en l’imprévisible… » (Ibid.). Les guillemets relèvent de cet « art [poétique] à l’air libre », espace « clairvoyant » : « …on reste à recevoir les souffles, / à les interpréter : ils disent "vigilance", // "rien d’inaccessible", disent-ils encore. Qu’une voix / les regroupe, elle appartient à l’air / dont elle prend le relais pour le rendre […] » (Ibid.).
Vif, limpide, imprévisible de Pierre Dhainaut et Marie Alloy : présentation, Médiathèques d'Issy-Les-Moulineaux.
Les guillemets : porte-voix ou conque de la résonance
« Ce malheureux nom de "tympan", quel poème a réussi à en faire une membrane sonore ? », « On devrait pouvoir dire "une écorce rauque" » (« Journal des bords », p. 80, Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets mesurent, dans ce cas précis, le potentiel sonore du mot, son adéquation à la chose qu’il désigne : « tympan » sonne bien malheureux pour une membrane destinée à véhiculer le son : « tympan » est sourd. Le poète lui substitue plus loin la juste périphrase : « une écorce rauque », ajustant le son à la chose, comme le musicien accorde son instrument. Ainsi que l’affirme Pierre Dhainaut, l’écriture du poème nécessite l’écoute des mots. Les guillemets sont boîte acoustique, double lèvre à l’orée du mot, tympan double à sa sortie : ils invitent à une incarnation sensible du mot et en restaurent l’âme fraîche, mesurent son potentiel poétique : « […] en prononçant "neige", à peine / desserres-tu les lèvres, tu ressuscites / tous les hivers d’enfance : // sans limites, le présent, / flocons, pétales, tu trouveras demain […] » (« À ce qui nous devance, dit le poème… », Vocation de l’esquisse). Les guillemets exhaussent certains mots chers à Dhainaut, lui confèrent pouvoir d’éternité et pouvoir performatif, comme en cet exemple : « Aucun orme, aucun frêne, / pourtant tu verras mieux la route / si tu dis "l’orme", "le frêne" […] / "pierre" aussi patiemment / t’enseignerait la bienvenue » (Ibid.), ou cet autre où le mot entre guillemets devient formule magique : « Dans chaque livre, pour le dédier à tous les enfants […], employer au moins une fois le mot "samare" » (dernière page de Plus loin dans l’inachevé).
Il s’agit donc d’« écouter, écouter, jusqu’à ce que nous ne puissions plus dire "le silence", jusqu’à ce que le silence soit aussi sensible que la rumeur des vagues » (Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets sont la conque de résonance. Ils marquent le seuil où, pour le poète comme pour le lecteur, il s’agit d’identifier « les vents complices » à l’œuvre dans le mot/le nom ainsi souligné, de le reconnaître : « Ces noms auxquels on reproche de cerner, de capter, les poèmes font apparaître ce qu’ils désignent comme si c’était la première fois. […] Alors ils sont semblables à ceux des personnes que nous aimons : leur visage, pourquoi le silence de la contemplation n’est-il pas suffisant ? Vient sans retard à nos lèvres le nom qui nous émeut, et même si nous ne le prononçons pas à voix haute, il agrandit la présence […] » (Ibid.). Les guillemets obligent le poète au sentiment d’adhésion. Adhérer à la chair du mot qui sort de la bogue des guillemets : « Le mot "prêles"3 a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. » Attention, vigilance redoublées par le signal des guillemets, tu entends bien, « tu t’entends bien » avec le mot « survenu à l’improviste », où s’incarne déjà le poème volatile et tout vibratoire. Il faut dire cent fois « rouge », « rouge », « rouge » pour que le coquelicot fleurisse en toute saison. Dire « rouge », comme « le simple heurt d’une cuillère contre un bol », écrit Dhainaut dans Paysage de genèse, s’inspirant d’un conte zen. Les guillemets préviennent de l’éveil du mot précédant la parole agrandie en le poème : « éveil » se dit « accueil » chez Dhainaut.
Et la parole agrandie devient alors parole de joie qui déferle sur le poème, même lorsqu’il doute : « Aux mots les plus simples / de nous affranchir / […] / dirait-on "silence", / l’âme se retrempe / dont la soif redouble, / elle attisera / de cristaux de sel / la parole heureuse » (Ibid.). Et le mot « joie » devient lui-même mot-substance dans le titre d’une des sections du recueil Vocation de l’esquisse : « Avec "joie" nous dirions "ressac" » : la joie ne s’éprouvera », nous dit Pierre Dhainaut, que « si nous taisons le mot pour le parfaire ». Le bruit tout-puissant, la parole intense, le ressac les ramèneront dans toute leur présence à « l’extrémité du poème ». La parole entre guillemets revivifie ainsi les mots atones : « Aux galets / si l’on parle // même le nom "reflux" / défend / de se flétrir » (Ibid.) ; ou encore : « Ce nom de "mur", tu ne le dirais plus / avec rudesse, tu entendrais / pleinement battre et battre / et battre un pouls : tes doigts ensuite / sur les poignets entendraient la houle, / la houle intérieure » (Pour voix et flûte, AEncrages & Co, 2020). De « mur » à « murmure », le mot s’est vivifié, insufflant son battement répété à tout le rythme du poème.
Les guillemets : paumes ardentes autour du mot
Si les guillemets sont comme l’écorce autour du mot-fruit, du mot substance, que redouble « l’écorce rauque » de nos tympans, ils figurent aussi les mains du poète qui couvent le mot, l’éveillent, le réchauffent, propres à en « recueillir les présages » (Vocation de l’esquisse ). Les mains du poète œuvrent au-dessus des mots, jusqu’à ce que « les bords [effleurés] se retirent [… et qu’une] nuée de grains, une vapeur de voyelles, de consonnes [remplissent l’écart] sans faille : / en se fiant au rythme, en se ramifiant, / le moindre geste y fera apparaître une flamme / au-dessus des flammes, leur aura se dilate […] » (ibid.). Couver les mots « jusqu’à ce que le mot / te réchauffe les doigts. // À travers l’écorce, il en a la force » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Chez Pierre Dhainaut, la main aussi touche le silence et accompagne l’essor du mot vif, « le devenir du premier souffle » (Pour voix et flûte).
« Horizon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a-t-il / de commun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, horizon, pourquoi attendre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Vocation de l’esquisse). Exemple rare chez Pierre Dhainaut de poème, où les mots « Horizon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait attendus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont surpris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sortent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas prononcés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, confuses encore, tremblantes […] ». On trouve d’autres exemples de mots- substances sans guillemets dans le recueil Vocation de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et convoqués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avocettes, roses trémières », c’est-à-dire convoqués avant la palpitation de toute aile, avant toute incarnation synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.
Il faut un corps pour être présent au potentiel poétique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souffle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procèdent du corps : « Tu te souviens de "vulnéraire" // mais ce qu’il signifie, tu te demandes / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de tendresse » (Vocation de l’esquisse). Il faut aussi le cœur : « le baume, la fleur, quand nous désespérions / un vocable espérait pour nous » (Ibid.).
« Tu n’auras un corps que [si les mots] retentissent », « mouettes dont les ailes claquent, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit apprendre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la vocation du mot qu’ils élisent à donner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sortir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleinement l’espace du poème. Ces mots-substances, Dhainaut les appelle aussi parfois mots-amorces : « Certains mots sont des amorces : d’un seul, parfois, sortira un poème. À celui d’amorce, par exemple, as-tu été attentif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix éditorial, et non entre guillemets, ce qui surprend.
Des guillemets et non des italiques
« Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à cet éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes, jugés trop encombrants sur la page, par des italiques, censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut. Certes, nous disent les dictionnaires, on peut utiliser les italiques pour les citations courtes ne présentant pas de discontinuité avec le texte, mais les italiques procèdent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïncident pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhainaut répète la nécessité de l’avènement sonore du premier mot : « Ce mot-là, par exemple, "corolle", / ce qu’il signifie, nous le connaissons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // "corolle", "corolle", infatigablement redit, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous laissons le soin de nous répondre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frappant l’œil, restent mutiques, contredisent chaque fois, sur la page publiée où les guillemets ont été supprimés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhainaut vocalise : « Au seul mot alouette / le monde chante, / il a tant de syllabes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chuchoté du mot : « alouette » ! « embruns » ! Les italiques sont du langage, les guillemets de la parole. Les italiques isolent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ainsi, le poème « se sent libre, il substitue à "corolle" / "origine", "oriflamme", "orient", / un autre, un autre encore, continuellement : // l’espace n’aperçoit aucun obstacle / au tréfonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se perdre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets participent de la lutte pour la présence en poésie, présence sensible contre représentation, liberté contre possession.
Ecoutons une dernière fois Pierre Dhainaut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souffles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de moratoire : interdiction, me disais-je, de les employer désormais. Décision aberrante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répétitions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassemblent presque tous, comme si chacun était le premier à les découvrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre substance. Les mêmes peuvent revenir, chaque fois nouveaux. De poème en poème ce doit être notre unique interrogation : les avons-nous aidés à créer cette merveille de quelques syllabes associées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous aurions été incapables de pressentir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le traverser » (Plus loin dans l’inachevé ).
Les mots-substances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tréfonds de la gorge », n’attendent que le frémissement de la voix et de l’air pour rayonner en le poème d’un nouveau cercle d’aubier. Ces mots sortant de la boîte aimée et franchissant les lèvres en amont du poème signalent leur force de présence immédiate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhainaut : « [la couleur] s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte, / "cœur", "orée", "horizon", "coquelicot" : / nous chercherons le seul pays qui convienne // à la pourpre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insouciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encombrent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souffle et ailes de mouettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et portent le chant.
Notes
1. Lors de notre entretien, Pierre Dhainaut s’est en particulier rappelé avoir entendu à la télévision Pablo Neruda lire ses poèmes en espagnol et trouvé cela extraordinaire : « J’ai compris que la voix pouvait glorifier le poème. » L’audition des lectures du poète russe Joseph Brodsky le confirmait un peu plus tard dans sa conviction. La lecture à voix haute par les poètes russes est en effet une pratique traditionnelle.
2. A ce propos, rappelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhainaut avait rendu à Laurent Terzieff, le comédien-poète, qui savait « transmettre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, publié à L’Herbe qui tremble en 2013. Pierre Dhainaut évoque Terzieff comme « un comédien intérieur ».
3. Dans le recueil, l’éditeur a remplacé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »
4. Cet article ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhainaut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beaucoup travaillé. L’article emprunte ses citations à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occurrences. Sans doute en aura-t-on laissé qui auraient mérité commentaire. À chaque lecteur de poursuivre l’ouvrage.