Eric Dubois est une présence dérangeante dans le milieu cul­turel con­tem­po­rain. Il n’arrête pas de clamer la voca­tion maîtresse de la lit­téra­ture, par­mi les arts, et de la poésie, dans la lit­téra­ture ; il ne cesse de s’agiter, du coup, pour dénon­cer le suc­cès mar­ket­ing et com­mer­cial des auteurs en série, et revendi­quer la place du poète dans la société, et par­tant son droit à la recon­nais­sance publique. Manie de la per­sé­cu­tion, nar­cis­sisme, para­noïa, se hâtera-t-on de dire, pour retomber au plus vite dans le poli­tique­ment cor­rect : mais quoi, la société ne recon­naît-elle plus ses poètes ? Mais c’est faux ! Voyez un Tel ou un Tel… Non seule­ment ils sont pub­liés par la plus grande mai­son d’édition de ce pays, tra­di­tion­nelle­ment et si religieuse­ment respectueux de ses génies lit­téraires (!), mais encore, ils sont invités et adulés publique­ment sur les plateaux de télévision…

Mais nous, lais­sons de côté ces vaines polémiques, dont la postérité se rap­pellera ou non, cela importe peu après tout, et tournons-nous vers les livres. Heureuse­ment, ils exis­tent encore ! Les blogs, les réseaux dits « soci­aux », les écrans, le numérique en tout genre ne les ont pas com­plète­ment élim­inés… noyés dans l’écume incon­sis­tante des jours (bien qu’elle soit égale­ment féconde). Ils sont là, à nous par­ler à chaque page défoliée comme un pétale, dans le silence du con­tact intime de cœur à cœur, d’esprit à esprit. Dans ce sens c’est un heureux événe­ment que les édi­tions numériques publie.net dirigées par François Bon se soient résolues à lancer aus­si une col­lec­tion sur papi­er… Qu’inaugure par­mi les pre­miers le poète Eric Dubois, avec un vol­ume regroupant trois de ces précé­dents recueils, parus en édi­tion numérique chez publie.net (C’est encore l’hiv­er, 2009, Radi­ogra­phie, 2011, et Mais qui lira le dernier poème ?, 2011).

Les textes qu’on décou­vre dans ce livre sont faits d’objets vivants. Ils ont beau être rangés, alignés, cloués à la page… À l’intérieur, presque invis­i­ble­ment à l’œil nu, les poèmes bougent, glis­sent, crépi­tent, trem­blent, bal­bu­tient, halè­tent, s’essoufflent, expirent sous vos yeux, se posent en silence sous vos pieds comme des pier­res dans une eau vive, vous entraî­nant dans une souf­france muette et lourde qui pour­tant vous enveloppe sans vous peser. Elle est si trans­par­ente, si ouverte­ment présente, qu’on n’a pas besoin à en enten­dre les argu­ments pour la com­pren­dre ; et de fait, vous ne trou­verez dans ces textes ni com­plaintes, ni dénon­ci­a­tions, ni drames secrets… Le poète n’a rien à cacher, rien à exhiber non plus, sa souf­france est là sans signes osten­ta­toires. Et alors vous le recon­nais­sez, cet auteur qui vous tient en haleine sans en avoir l’air : c’est votre voisin, votre con­joint, votre par­ent, votre vous-même de tous les jours… Cette voix vous par­le de telle manière que vous pou­vez sans mal la com­pren­dre, et pour­tant… elle est unique dans la poésie con­tem­po­raine. On ne peut la con­fon­dre avec aucune autre.

Eric Dubois a le génie de dire (« exprimer » serait déjà une sur­charge) ce que tout un cha­cun vit dans son quo­ti­di­en ici et main­tenant, et de le faire sans se pren­dre ni pour un per­sé­cuté, ni pour un héros. Le « moi », d’ailleurs, quand il paraît à la sur­face des choses, est com­plète­ment anonymisé, dépos­sédé de tout con­tenu « égo­tiste » – ce qui tranche défini­tive­ment avec le por­trait d’un égo exac­er­bé que peut laiss­er paraître le per­son­nage publique. Et il y a aus­si cette con­fes­sion qui devrait, enfin, con­va­in­cre : « Il m’en coûte beau­coup de par­ler de moi dans ces textes, je n’ai pas le beau rôle et je me présente tel que je suis, je l’espère sans com­plai­sance, et le masque que j’ai ôté est libéra­teur en quelque sorte. Cela dit, je ne m’épanche pas dans l’effusion sen­ti­men­tale ou la com­plainte lyrique. Il s’agit bien d’une ‘Radi­ogra­phie’ à un instant T, d’une mise à nu, d’un désha­bil­lage de soi, mais aus­si d’une gra­phie à ondes élec­triques des mots pas seule­ment vecteurs du lan­gage, mais vecteurs de l’être. »

Cette dégra­da­tion de la note du « moi » sem­ble sur­venir naturelle­ment, néan­moins on devine chez l’auteur un long exer­ci­ce de « désha­bil­lage de soi », de sub­li­ma­tion, de mat­u­ra­tion, d’élimination et d’assimilation, qui l’amène à pou­voir don­ner voix aux choses, extérieures ou non, aux sen­ti­ments, au corps, à l’être, tout en élim­i­nant le « je » sujet.  L’hu­main est pour­tant telle­ment présent, avec tout son con­tenu sen­suel et sen­ti­men­tal, mais comme expurgé de lyrisme, comme dépouil­lé de tout masque per­son­nel… pour mieux se laiss­er percevoir.

Les pas ne sont pas attachés
à leur propriétaire

Ils marchent seuls
dans la nuit (Les pas, dans C’est encore l’hiver)

Le poète se fond dans le vécu, le vécu fait une avec la vie, la vie est faite de choses qui nous empoignent – hivers, nuits soli­taires, ponts sur des eaux glacées, rues grouil­lantes et pour­tant vides dans lesquelles des gens s’affèrent sans se par­ler, se heur­tent sans se voir, usines, hôpi­taux, pluies, carta­bles d’écolier, famille dis­per­sée, sou­venirs, « vis­ages entre­vus dans un rêve », « sen­ti­ments / qui nous font chanter », « pen­sées lux­u­ri­antes / comme des bras », portes, ser­rures, vents, plages, berges enneigées, RER ligne A, « les draps / de l’autre », « traces de rouge à lèvre / sur le mar­bre froid », « mots illis­i­bles », « noms qui s’effacent », chaus­sures, ordi­na­teur la nuit, pages blanch­es, pages noir­cies, cimetières, chiens, arbres, et même Dieu de temps à autre, comme une hypothèse ni de salut ni de damna­tion mais sim­ple­ment d’une autre chose encore…

Le sen­ti­ment d’appartenir
à plus grand que soi

Est-ce Dieu
ou autre chose ?

tout en étant sem­blable à toute chose – et à tout un chacun :

Nous sommes tous Dieu
en puissance

Nous sommes comme lui
nus

Nous lui ressemblons
il est des nôtres

Il est dans le geste
le regard

La peur et la joie

L’amour

Il s’endort avec nous
il a la même odeur que nous

Il est dans le corps
dans l’esprit

Extase et orgasme

Il est dans nos pas
dans nos errements

– et alors la per­spec­tive se perd dans l’infini du retour à l’immédiateté du geste qui unit, dans le plus hum­ble mot écrit sur la peau du poème, les asymp­totes du soi et de l’univers :

Il est dans ce poème
il m’écrit

C’est lui qui guide ma main
qui trou­ve les mots

Il me parle

Le mot est Dieu

Le mot est l’univers

Dieu est l’alphabet du silence  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

La voca­tion du poète appa­raît à ce moment-là claire­ment : c’est de tran­scrire les let­tres de cet alpha­bet, pour capter avec elles, mais avec ses pro­pres mots, la voix de Dieu-tout le monde, ses sem­blables, ses frères :

Quand tes pas
décrivent un arc de cercle

Ou rien de particulier
tu entends quoi au juste ?

L’ap­pel du monde
quelque chose comme cela

Des mots frères
des phras­es familières

Si tu écoutes bien
si tu es dans de bonnes dispositions

C’est bien un appel
plus qu’un cri

Des mil­liers de voix
et tu les entends

… car une osmose cor­porelle s’établit où soli­tude et sol­i­dar­ité se con­fondent, le poète et le monde s’ap­par­ti­en­nent mutuellement : 

Ton corps est une antenne
et ta bouche par­le d’autres bouches

Par­le d’autres cœurs
par­le d’autres langues

Sans effort
tu y consens

Le monde a tes bras
tes jambes

Tes yeux  (L’appel du monde, dans C’est encore l’hiver)

 

Le secret du poète réside en cela même qu’en pas­sant au-delà de soi, il accède à la racine du lan­gage, là où toutes for­mules faites à éti­queter le ressen­ti et à for­mater la pen­sée sont nulles, et la rhé­torique grandil­o­quente du « je » est abolie :

Il faut que le Je s’éteigne une fois le verbe con­som­mé.  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

C’est alors que le poète trou­ve sa voix, et pose ses phras­es pour dur­er ; des phras­es qui appar­ti­en­nent à l’universel :

Elles restent
ces phrases

Et con­t­a­mi­nent l’ensemble
elles disent

Ce qu’elles ont à dire
vraiment

Argu­ments
ou pas

Tu ne leur oppos­es pas
de résistance

Elles vien­nent de toi
de nous

Dites par un autre
ou non

Elles ont des millions
d’au­teurs  (Phras­es, dans C’est encore l’hiver)

 

Dans les poèmes d’Eric Dubois, les mots ont la nudité de ceux de tous les jours ; ils le sont, mais avec une den­si­fi­ca­tion du sens qui en fait des matières essen­tielles, sans adjec­tifs, sans métaphores, sans inno­va­tion factice :

Des mots tou­jours des mots
à creuser dans ses pas (…)

Nous ne sommes que des pieds
écorchés sur la terre ferme

Des pieds qui croisent d’autres pieds

Des poèmes sanglants
qui avan­cent le long des routes

Des mots lourds de reproches
qui s’enlisent sur la terre ferme

Nulle man­sué­tude pour ces pieds
qui claudiquent

Qui s’en iront un jour les pieds devant
dans la terre ferme (Mais qui lira le dernier poème ?)

L’écriture se laisse voir en toute sim­plic­ité, mais exige un regard vif, qui sache sur­pren­dre l’entrelacement des fils. Les dis­tiques courent par­fois comme des par­ti­tions à deux mains où deux fils du dis­cours se suiv­ent par en dessous toutes les deux lignes, en alter­nance, à par­tir du pre­mier dis­tique, tout en offrant au-dessus l’option d’une lec­ture (dis)continue de ligne à ligne, le dis­tique final du poème étant le point de mire où les deux par­ti­tions se ren­con­trent, comme des frac­tals sonores réduits à l’unisson : c’est jouis­sif, car riche en mul­ti­ples décou­vertes de lec­ture… Un exemple :

Accorder du temps à
comme une voix

Ce chant enten­du d’une oreille
un souffle

De l’âme enten­du par les pores
une respiration

Enten­du par la bouche par les yeux
un halètement

Par tout le corps
peut-être des cris

Tou­jours écrire
des san­glots des rires des silences

Résonne le cœur de l’universel
des ono­matopées des mots

Écrire c’est ça
des mots oui des mots  (Tou­jours écrire, dans Encore la nuit)

 

Eric Dubois évoque la lignée des poètes qui écrivent avec leurs tripes, et vous par­lent avec leur vie : la lignée qui passe par Vil­lon et Baude­laire. Accueillez-le, comme un passeur de naufragés qu’il vient de sauver sur sa bar­que de for­tune, comme un por­teur de mes­sages qu’il vient délivr­er sans se pren­dre pour un mes­sager, comme un pau­vre hère par­lant en langues… C’est un don, il en est oint mal­gré lui, et rien des futil­ités de ce monde ne l’en met à l’abri, car il est seul avec, comme le prophète avec son Dieu :

Je suis un homme
Que ne pro­tège aucune pensée

Je suis dans la nuit
Adossé à l’insurmontable  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

C’est vrai, « Il faut une cer­taine lenteur / pour voir les choses appa­raître »… Il me sem­ble voir appa­raître, avec la voix si par­ti­c­ulière d’Eric Dubois, une poésie majeure qui incar­ne, en toute humil­ité, une grande espérance.

Mal­gré les vents contraires
marcher

Dans les bruits
avancer

Para­phant sur la terre
une écri­t­ure indé­cise  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur, lecteur-réc­i­tant et per­formeur avec l’association Hélices et le Club-Poésie de Champigny sur Marne.

Prin­ci­paux recueils de poèmes :
Aux édi­tions Encres Vives :
L’âme du pein­tre (2004)
Cat­a­stro­phe Intime (2005)
Laboureurs (2006)
Pous­sières de plaintes (2007)
Robe de jour au bout du pavé (2008)
Allée de la voûte (2008)
Les mains de la lune (2009)
Le pro­jet (2009)
Nous sommes du sel de l’autre (2010)
Ce que dit un naufrage (2011)

Aux édi­tions Hélices :
Estu­aires (2006) (réédité aux édi­tions Encres Vives en 2009)

Aux édi­tions L’Harmattan (Accent tonique) :
Entre gouf­fre et lumière (2010)

Aux édi­tions Le Manuscrit :
Récur­rences (2004)
Acrylic blues (2002). 

Aux édi­tions Publie.net :
C’est encore l’hiv­er (2009 ; 2012 pour l’édition papier)
Radi­ogra­phie (2011 ; 2012 pour l’édition papier)
Mais qui lira le dernier poème ? (2011 ; 2012 pour l’édition papier)

Col­lab­o­ra­tions à des revues :
Les Cahiers de la Poésie, Comme en poésie, Résur­rec­tion, Libelle, Décharge, Poésie/première, Les Cahiers du sens, Les Cahiers de poésie, Mouvances.ca, Des rails, Cour­ri­er Inter­na­tion­al de la Fran­cophilie, Esprits poé­tiques (Hélices).

Par­tic­i­pa­tions à des antholo­gies et recueils collectifs :
Antholo­gie poé­tique Fran­copo­lis 2008–2009 (2009), Et si le Rouge n’ex­is­tait pas (Le Temps des ceris­es, 2010), Pour Haïti (Desnel, 2010), Poètes pour Haïti (L’Harmattan, 2011).

Références sur le Net :
 Son blog : Les tribu­la­tions d’Er­ic Dubois.
 Respon­s­able de la revue de poésie en ligne Le Cap­i­tal des Mots qui a fêté ses 5 ans.
 Con­fes­sion lit­téraire sur Fran­copo­lis dans Libre Parole à Eric Dubois (févri­er 2010).
 Chronique à C’est encore l’hiver sur le blog du poète (juin 2009).
 Chronique à Mais qui lira le dernier poème ? sur le blog Pierre et sel (sep­tem­bre 2011)
 Chronique à Ce que dit un naufrage sur Fran­copo­lis (mars 2012).

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Dana Shishmanian

Née en Roumanie, diplômée de l’U­ni­ver­sité de Bucarest avec une thèse de maîtrise en lit­téra­ture com­parée, Dana Shish­man­ian vit et tra­vaille en France depuis 30 ans. Elle a pub­lié une pla­que­tte inti­t­ulée Exer­ci­ces de résur­rec­tion, dans la col­lec­tion « Poètes Ensem­ble » d’Hélices (2008), et des poèmes dans des revues (Arpa, Décharge, Comme en poésie, Esprits poé­tiques, Les cahiers du sens 2010), des antholo­gies (Fran­copo­lis 2008–2009, Flammes vives 2010 et 2011, L’Athanor des poètes 1991–2011), sur des sites de poésie (Le Cap­i­tal des Mots, Patrim­ages, Le manoir des poètes, Textes et pré­textes, Poésie en lib­erté), ain­si que dans la revue en ligne Fran­copo­lis, dont elle est mem­bre du comité de lec­ture depuis févri­er 2012. Elle a ani­mé en 2010, avec l’écrivain mauricien Khal Torab­ul­ly, la col­lecte de poèmes Poètes pour Haïti (parue chez L’Harmattan en jan­vi­er 2011, dans la col­lec­tion Témoignage poé­tique). En décem­bre 2011 est paru chez L’Harmattan son recueil Mer­cre­di entre deux peurs (col­lec­tion Accent tonique).  Trois autres recueils sont parus depuis : deux aux édi­tions du Cygne (Plon­geon intime en 2014, et Le fruit obscur en 2017) et un chez Échap­pée belle édi­tion (Les poèmes de Lucy, 2014).