L’épopée, Christophe Mor­lay le dis­ait dans Recours au Poème, est notre plus grande fil­i­a­tion. Mues par l’e­sprit du poème, qui a pro­duit un monde hab­it­able, ce sont des épopées que nais­sent des sociétés, des archi­tec­tures à dimen­sion humaine, des cul­tures don­nant sens à nos gestes et nos paroles, des peu­ples cimen­tés par des pro­jets com­muns. L’épopée : ce qui a dis­paru des lat­i­tudes occi­den­tales par défaut de vision des poli­tiques et de la société pro­gres­siste dans son ensem­ble. Dis­paru ? Pas tout à fait.

A l’om­bre du spec­ta­cle et du sim­u­lacre con­tem­po­rain, le pein­tre Rober­to Mangú accom­plit depuis 35 ans un tra­vail rel­e­vant d’une épopée nou­velle. Sa dernière expo­si­tion au musée San­ta Giu­lia de Brescia/Italie, nom­mée Mar aden­tro, “Vers la mer intérieure”, syn­thé­tise une pen­sée pro­fonde nour­rie à la source de nos orig­ines méditer­ranéennes et la pro­longe par ce mou­ve­ment, par ce recen­trement vers le voy­age du dedans.

Toutes les lignes de force de la pen­sée pic­turale de Mangú sont présentes dans cette expo­si­tion itinérante, qui voy­agera de Bres­cia à Fano et Milan [1], et dont les tableaux, comme des guer­ri­ers mod­ernes, porteront la parole séminale.

L’ex­po­si­tion a don­né lieu à un cat­a­logue, et nous trou­vons les com­pagnons fidèles sig­nant des textes lumineux : Philippe Dav­e­rio, véri­ta­ble star cul­turelle de la télévi­sion ital­i­enne, louant la beauté du lan­gage de Mangú en ces temps excen­triques où le lan­gage pour les mass­es est abais­sé afin d’éviter que cha­cun fasse l’ef­fort de s’élever, par­le de ses tableaux comme d’une “hypothèse poé­tique com­plexe”. Il affirme : “Il y a, en balade par­mi les ombres des bois ou au som­met des escarpe­ments abrupts, des sor­ciers qui jet­tent des charmes ini­ti­a­tiques offerts à l’at­ten­tion d’une minorité. Ils sont anti­dé­moc­ra­tiques par déf­i­ni­tion, les sor­ciers. Ils sont comme ça depuis tou­jours, depuis que leur espèce néces­saire à la poésie secrète a été voulue par l’évo­lu­tion de l’in­tel­li­gence. Ils étab­lis­sent des dia­logues avec des noy­aux éli­tistes voulus eux aus­si par l’e­sprit de con­ser­va­tion de l’e­spèce.” Il par­le de Mangú, déposi­taire des dons de ces sor­ciers immé­mo­ri­aux. Mais à l’en­ten­dre, on pour­rait croire que ces tableaux ne sont pas pour tout le monde. Sans doute sont-ils d’abord dévo­lus à la com­préhen­sion de ceux qui voient. Ils ne se lais­sent cer­taine­ment pas attrap­er par le brouha­ha du siè­cle. Le Christ par­lait par paraboles. Mais ils sont pop­u­laires, les tableaux de Mangú. Car ils sont beaux. Et la beauté, dans son œuvre, est la pre­mière main ten­due à l’in­di­vidu con­tem­po­rain au regard sat­uré d’ex­plo­sions ciné­matographiques et de cul­ture de la ter­reur. L’homme de la rue, comme on dit aujour­d’hui, peut ten­dre la main. Les ten­ants de l’ex­cen­trisme res­teront aveu­gles à la pro­fondeur décou­verte par Mangú. Décou­verte, et donnée.

Véronique Ser­ra­no, con­ser­va­teur et direc­trice du musée Bon­nard du Can­net, signe un texte inti­t­ulé La troisième voie, Mangú, l’in­soumis. Il est vrai que peu, en cette époque de renon­ce­ment à nous-mêmes et de grande col­lab­o­ra­tion avec la société du Sim­u­lacre, sont réelle­ment des insoumis. Ne pas se soumet­tre. Rester libre et sans com­pro­mis­sion. Cela relève du mir­a­cle et de la grande intel­li­gence. Mangú est de ceux là. Insai­siss­able dans une avancée faite d’ombre et de  lumière. N’ayant jamais don­né prise aux chants de nos sirènes spec­tac­u­laires. Dou­ble masque que revêt le sor­ci­er pour con­tem­pler ce qui se trame au delà de la nuit. Ecou­tons Véronique Ser­ra­no : “C’est cette con­science de l’e­sprit de con­ti­nu­ité qui manque aujour­d’hui à notre société qui étale à perte de vue tous les sig­naux d’une impasse de ce défer­lement du temps. Peu de pein­tres ont tracé cette voie et sont allés au fond des choses et jusqu’au fond d’eux-mêmes. (…) Avec Bon­nard, comme avec Mangú, nous ne sommes plus dans le temps court de l’a­vant-garde ni dans celui du passé mais dans un “temps his­torique” — cette troisième voie si dif­fi­cile à fray­er.”

Cette troisième voie, c’est  la pro­fondeur, évac­uée par la stratégie mod­erniste. Puis Véronique Ser­ra­no situe la vis­i­bil­ité de Mangú au regard de la débauche d’im­ages orchestrée par nom­bre “d’artistes” con­tem­po­rains : “Une vis­i­bil­ité de la pro­fondeur qui ne doit rien à l’il­lu­sion d’un spec­ta­cle et tout à une pro­jec­tion en tant que des­sein qui con­voque simul­tané­ment le passé sans nos­tal­gie, le présent et l’avenir riche d’e­spérance.”

La voix de Dominique Stel­la, his­to­ri­enne d’art, experte en art con­tem­po­rain et com­mis­saire d’expositions ital­i­ennes qui ont fait date, suc­cède à ces pro­pos par un texte inti­t­ulé Mar aden­tro, ou l’i­n­actuel en œuvre. Elle y affirme cette chose fon­da­men­tale dans l’aven­ture du pein­tre : “C’est dans cette évi­dence de la tran­scen­dance au sein du temps, qui définit l’ex­is­tence authen­tique­ment humaine, que se posi­tionne Mangú, défi­ant la logique cartési­enne du temps et con­fi­ant dans son assur­ance à pro­pos­er “un autre art” qui revendique un reniement des valeurs actuelles du monde de l’art et affiche une dis­si­dence face aux dogmes et insti­tu­tions cul­turelles désor­mais obsolètes.” Puis, avant de pass­er à la deux­ième par­tie du cat­a­logue, c’est à dire la repro­duc­tion des tableaux, la pre­mière par­tie se clôt par le texte/Manifeste de Mangú lui-même inti­t­ulé Les enfants de Bon­nard [2]. Mangú y affirme sa fil­i­a­tion d’avec Bon­nard et cette pro­fondeur qui fonde sa vision d’une autre moder­nité. Par­lant de Bon­nard, c’est mod­este­ment qu’il par­le de lui-même, revendi­quant les choix de l’homme du Sud : “Bon­nard réus­sis­sait le tour de magie qui con­sis­tait à ren­dre la tableau plat tout en con­ser­vant la pro­fondeur. Mais une pro­fondeur de dimen­sion spir­ituelle et non géométrique, pro­pre à ren­dre présent l’être de la nature vivante, hissant ain­si le tableau au rang de miroir vivant. (…) Ses enne­mis ne s’y sont pas trompés. Bon­nard, sous un masque de moder­nité, rendait présente une chose insai­siss­able, illim­itée. Agis­sant ain­si, il s’est mis en dan­ger, il a pris un risque majeur parce qu’aux yeux de la doxa de la moder­nité, la pro­fondeur en pein­ture était et reste encore sus­pecte. La moder­nité a voulu faire croire que l’homme pou­vait vivre sans reli­gion, mais cette illu­sion en se cul­ti­vant a généré une angoisse fon­da­men­tale devant la pro­fondeur. L’ac­cep­ta­tion de l’im­men­sité de la pro­fondeur, c’est l’ac­cep­ta­tion de l’in­tim­ité de la com­mu­nion spir­ituelle, sinon avec Dieu, du moins avec le vivant.” Il pour­suit : “La moder­nité en tant que valeur est un peu comme le temps des physi­ciens de la sci­ence mod­erne qui a com­mencé avec Galilée, lequel, en iden­ti­fi­ant le temps à une vari­able math­é­ma­tique, a pré­cip­ité ce choix exclusif en faisant du  devenir la seule valeur étalon des temps mod­ernes. Ce choix aux con­séquences immenses a déchaîné le con­flit que l’on sait entre la sci­ence et la spir­i­tu­al­ité, entre le devenir et l’être.

Cette affir­ma­tion est alors un guide pour enten­dre les lignes de force de la pen­sée peinte de Mangú. Ces lignes de force, depuis son pre­mier grand tableau Aldébaran, étoile majeure du ciel méditer­ranéen, se nom­ment Mintak, Per­ma­nen­za et La Reflo­rai­son du Monde.

Ces trois lignes de forces tra­versent tous ses tableaux depuis 15 ans et for­ment un dia­logue définis­sant au-dessus de nos fronts la voûte du désir de vivre.

Mintak d’abord, pour y voir clair. Mintak  : Fig­ure mythologique du XXIème siè­cle révélée à Mangú par un de ses tableaux. La révéla­tion de Mintak  ini­tie le deux­ième âge de la moder­nité en dépas­sant le pre­mier âge basé sur l’ob­ses­sion du devenir. Mintak remonte le temps et, repar­tant du moment où s’est man­i­festé le choix de la décon­struc­tion, développe une autre propo­si­tion méta­physique affir­mant la Per­ma­nence par rap­port à la notion de Pro­grès. Mintak : L’une des 3 étoiles de la cein­ture d’O­ri­on, avec Alnil­am et Alni­tak. Etoile la plus proche de l’équa­teur céleste, vis­i­ble de n’im­porte quel point de la Terre. Par son éty­molo­gie, qui sig­ni­fie “bau­dri­er”, est attachée au Mintak l’e­sprit poé­tique du monde.  Mintak se man­i­feste pour la pre­mière fois de manière incon­sciente dans la pein­ture de Rober­to Mangú en 1992, dans une toile nom­mée San Francesco, peinte à Milan. Une deux­ième toile fig­u­rant le Saint peinte en 1997 à Madrid révèlera à la sur­face du tableau la forme qui vivait au cœur de la pre­mière ver­sion. Cette man­i­fes­ta­tion chang­era rad­i­cale­ment la vie de Mangú, qui, le 21 Mars 2006, dans l’acte de nais­sance de Mintak, affirme : “Mintak, nato dal cor­po di San Fran­cis­co. Nato nel 1997 a Madrid. Nato come figu­ra del­la forza vitale si è poi affer­ma­to come for­ma del pre­sente intem­po­rale, Mintak inte­gra nelle sua capac­ità di pre­sen­za glob­ale la cir­co­lazione delle tre energie ses­su­ate del­la nos­tra Civil­ità. Mintak è il figlio del­lo Spir­i­to Jaguar.” [3] (Cita­tion dans Per­ma­nen­za, édi­tion Shinfactory).

Selon que l’on se place d’un point de vue artis­tique, spir­ituel ou philosophique, Mintak revêt une poly­sémie extrême­ment riche. Qual­i­fié d’Aleph (du fait de sa ressem­blance avec la pre­mière let­tre de l’al­pha­bet hébraïque) par Alain San­tacreu, le Mintak emprunte, par sa forme, une triple dimen­sion anthro­po­mor­phique ani­male végé­tale minérale. Il incar­ne en cela une rup­ture nette avec la fig­ure du Mino­tau­re qui, chez Picas­so, était une résur­gence de l’An­tiq­ui­té, quand le Mintak affirme la Permanenza.

Cette Per­ma­nence, nom­mé par Mangú Per­manan­za, vient se super­pos­er à la pre­mière moder­nité habil­lée du devenir en ren­dant vis­i­ble le vrai des choses immuables de la vie. Ces sub­limes Codex, série de tableaux de l’ex­po­si­tion  Mar aden­tro, assoient l’aven­ture de l’homme sur des piliers sta­bles, points d’ap­pui de notre fil­i­a­tion, qui est notre héritage géné­tique. C’est l’héritage du Sud et des latins, con­tre la généra­tion spon­tanée du cap­i­tal­isme anglo-sax­on et de son action effroyable.

La troisième ligne de force, la Reflo­rai­son du Monde, pos­tule l’avenir immé­di­at du des­tin occi­den­tal autour de la revis­i­ta­tion de la légende méditer­ranéenne, por­teuse des rivages de la sérénité ini­tiale, celle qui est l’en­ne­mi juré du monde finan­cia­risé. Elle revendique de redonner une place à la nature, épouse de gloire de la lumière.

Sous les trois éten­dards de Mintak, de la Per­ma­nen­za et de la Reflo­rai­son du Monde, la pen­sée de Mangú fonde une épopée pic­turale fer­vente et por­teuse des semaisons dont nous avons besoin. A par­tir d’elle peu­vent s’in­ven­ter une archi­tec­ture réadap­tée à l’homme, des lois inté­gra­tri­ces et non exclu­sives, des peu­ples partageant leurs iden­tités ému­la­tri­ces. Cette épopée peut redéfinir notre monde, ce monde de nous autres, les nat­ifs d’Eu­rope bor­dés par les frères arabes méditer­ranéens. Elle est suff­isam­ment ample pour offrir à ceux qui veu­lent recon­stru­ire une aire hab­it­able dans ce monde défait, une inspi­ra­tion généreuse. L’épopée peinte par Mangú est comme tous les grands poèmes : elle ne con­damne pas l’imag­i­naire au-delà d’elle-même mais est elle-même inspiratrice.

Comme j’ai eu l’oc­ca­sion de le dire ailleurs [4], “Mangú est un grand pein­tre. Le grand pein­tre. Il donne à la pein­ture un rôle qu’elle n’a jamais eu jusqu’alors. Les impli­ca­tions de sa pen­sée pic­turale sont en train de redéfinir notre rap­port au temps, à la moder­nité, à l’Oc­ci­dent. Ce tra­vail, beau et com­plexe (je ne veux pas dire “com­pliqué” mais “com­plexe”, éty­mologique­ment par­lant), est en train de fonder une autre manière de vivre, basée sur la Per­ma­nence de ce que nous sommes, et, pour user des mots de Mangú, “débar­rassée des défauts du passé”. Une pen­sée qui met­tra du temps à nous par­venir, mais qui trou­ve sa réso­nance dès ici et maintenant.”

Le plus tôt nous sera salvateur.

 

Per­son­ni­fi­ca­tion de Mintak dans le vent

 

[1] Fano, Gal­le­ria Car­i­fano Palaz­zo Cor­bel­li : 7 juin-25 Août 2013
Milan, Insti­tut Français de Milan : de fin sep­tem­bre à fin octo­bre 2013.

[2] « Les Enfants de Bon­nard » texte pub­lié  pour la pre­mière fois dans le cat­a­logue : Bon­nard Et Le Can­net- Dans La Lumière De La Méditer­ranée. Edi­tions Hazan.

[3] « Mintak, né du corps de Saint François. Né en 1997 à Madrid. Né d’abord comme fig­ure de la force vitale  s’est ensuite affir­mé comme forme du présent intem­porel. Mintak intè­gre dans sa capac­ité de présence glob­ale la cir­cu­la­tion des trois éner­gies sex­uées de notre civil­i­sa­tion. Mintak est le fils de l’Esprit Jaguar »

[4] http://terreaciel.free.fr/arbre/gwengarnierentretien.htm

 

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.