Marc Alyn & Nohad Salameh, Ma menthe à l’aube mon amante, correspondance amoureuse
C’est magique, c’est plus haut que tous les discours, tentés pour dire « je t’aime » ! Cette correspondance entre deux immenses poètes que sont Nohad Salameh et Marc Alyn danse avec l’impossible : dire l’amour.
Les mots dans ce cas révèlent leur impuissance à restituer le paysage incandescent de la relation amoureuse, sa puissance verticale qui unit l’espace céleste aux corps, les âmes à la terre, pour réaliser le but ultime de nos incarnations : aimer, déployer les dimensions d’aimer, prendre soin d’aimer, faire grandir aimer, et devenir soi-même plus sage et plus humain en suivant ce chemin initiatique.
Les consonnes labiales qui ponctuent le titre disent la femme, menthe, mon amante… phonologie redondante qui évoque bien sûr la pénultième du mot « aime », mais aussi l’éternel féminin considéré dans toutes ses dimensions, à commencer par la feMMe première, la Mère, MaMan, retrouvée dans une infime parcelle du visage de l'aMante cette Menhte, Mienne, Ma feMMe, concaténation de toutes... Dans l’appareil tutélaire déjà l’aMour affleure. On ouvre notre cœur, notre âme. Lecteur, nous nous laissons porter, entraîner. Nous attendons ceci, qui va advenir lors de notre immersion dans les pages de cette correspondance : les mots de l'amour.
Marc Alyn & Nohad Salameh, Ma menthe à l'aube mon amante, correspondance amoureuse, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 409 pages, 26 €.
Sur fond de guerre l’espace épistolaire dessine cette relation naissante qui sera si puissante que les amants jamais ne se sépareront. Malgré cette violence, cette folie des hommes, la haine et les combats, ce sentiment pure et immanent qu’est l’amour, ce socle qui sauvera notre humanité, recouvre tous les drames, vainc l'adversité, et tient à bout des épreuves. Ici il est vécu par deux êtres qui sentent que plus rien ne sera pareil, que l’un et l’autre devront compter avec l’un et l’autre. C’est cette magie, ce miracle, que chaque mot des poètes énonce. Quand bien même la forme de la lettre consacre la prose comme modalité énonciative dominante, ici entrecoupée par des vers, chaque signifiant est travaillé comme un orfèvre taille une pierre précieuse, et ouvre les dimensions pluri-sémantiques du langage. Et cette prose est d’autant plus puissante que la guerre menace à chaque instant de séparer les amants. Alors transparaissent les inquiétudes, les angoisses, et l’immense soulagement à chaque fois exprimés avec une intensité grandissante lorsqu'il est question de retrouver l’être aimé.
L’univers feutré et limpide des amants, cocon de paix dans la tourmente, transparaît dés l’adresse de chaque missive, où apparaissent des périphrases, des surnoms, des mots qui disent cette transfiguration de l’être aimé, propre à la recollection proustienne. L’absence dessine aussi sûrement la silhouette de la personne fantasmée et réelle tout à la fois à qui ces mots s’adressent. Alors l’espace épistolaire devient le lieu de l’édification de cette relation, qui s’instaure aussi dans et par le langage… La présence du destinataire, constitutive des caractèristiques énonciatives du genre épistolaire, permet une actualisation du discours encore plus prégnante, et contribue à renforcer l'émotion amenée par le texte.
Nohad Salameh et Marc Alyn.
Elle lui dit « Marc, mon monde concret » et signe « Nouchette ».
Tu ne cesses de me parler à l’oreille et je continue de frôler l’infini à tes côtés dans les jardins et les souks de Bagdad, sur les gradins de Babel et parmi les vetsiges de Ninive ! L’Histoire est désormais sertie dans notre histoire : brûlure et ivresse qui, tour à tour, nous pourfendent et nous illuminent. (...) Il a fait pleine nuit en moi aussitôt que tu t‘es dérobé à ma vue ».
Lui, l’appelle « Nohad, ma fiancée du bout du monde ».
Après déjeuner, chez Anne, 42 rue Bonaparte, dans l’immeuble où vécurent Sartre, Philippe Dumaine et Gaston Criel. Elle vient d’écrire un recueil qui reprend le vieux mythe platonicien de la séparation, en deux corps distincts de l’être primordial. Elle évoque la quête désespérée de ces deux fragments d’un même individu en vue de se rejoindre, s’étreindre, reconstituer leur primitive unité. Orphée cherche Eurydice. Eurydice trie l’unievrs dans l’espoir de trouver Orphée. Quête immense ! Le monde en est le théâtre, mais aussi l’histoire, car ils peuvent vivre, non seulement dans des pays étrangers, mais à des époques différentes. c’est le thème que j’ai moi-même traité, non sans émotion, à la fin des Poèmes pour notre amour, lorsque tout semblait perdu :
A force de mourir et vivre sans être
à des siècles parfois de distance, le temps
nous fera-t-il le don de nous aider à naître
ensemble pour unir nos corps à cœur battant ?Je suis revenu à pied par la Seine, un œuil sur les livres des quais. Au Sarah-Bernhardt, quand je suis passé, un couple plus jeune occupait notre place…
Je te caresse, je t’embrasse, je t’aime.
Marc »
L’Histoire, avec « sa grande Hache » ainsi que l’évoque Michel Leiris dans W ou le souvenir d’enfance, menace à chaque instant de briser des vies, de détourner des trajectoires, d’aspirer des visages. L’amour ici va venir à bout de toutes les épreuves, de tous les retournements. Et puis, il y a le temps, celui d’attendre le courrier, qui laisse un espace salutaire à l’imaginaire, celui du fantasme, celui du désir, et concourt à l’édification de ces échanges. Ainsi la joie de recevoir la trace d’une plume tenue par une main que l’on connaît, qu’on a serrée dans la sienne, n’en est que plus prégnante et perceptible dans les choix lexicaux opérés par les amants. Images et métaphores tissent des réseaux sémantiques d’une rare beauté. Aucune commune mesure avec les mails, qui remplacent majoritairement les lettres manuscrites… Et combien de correspondances finalement se perdront sur l‘interface d’un disque dur, ou pire, seront affecées avec leur support ! Et puis les paramètres de présentation diffèrent, un peu comme un texte abordé dans la globalité d’un livre, ou lu sur un écran… Il y a le paratexte, il y a les éléments incontournables de l’objet livre, de même que ceux de la lettre, qui différent de ceux du mail… La lettre, son écriture sur l’espace vierge du papier, son attente, et sa découverte, lorsque l’on a devant soi l’enveloppe encore scellée qui contient les mots, la lettre dans sa dimension physique, dit hors de toute lecture combien on tient à la personne aimée.
Combat d’une littérature qui a cherché tant de périphrases, tant d’images et d’échappatoires pour restituer la puissance des ressentis humains, en face de la violence et de la haine, et dans le recherche d’un discours qui puisse rendre compte de ce qu’est l’amour, en distiller l’émotion, l’envergure, la substance, dire la rencontre, dire ce sentiment ressenti près de qui on aime, et on est aimé… Gageure. Ma menthe à l’aube mon amante apporte une pierre à l’édifice des possibles.
Pour engourdir, et tromper la douleur de ton absence, je me drogue au travail : écrire, imaginer, n'est-ce pas la meilleure façon de demeurer en contact avec toi à travers les espaces ? Nos rêves coïncident mystérieusement et nous évoluons sans peine de l'un à l'autre, portés par le même élément. Est-il nécessaire de t'expliquer ce que tu devines si bien sans l'aide des mots, ma Nouche, grâce à ton intuition foudroyante de voyante ? L'amour est le point central, le soleil, la pierre de touche dont dépend l'ensemble de l'édifice ; sans lui, le monde n'est qu'un désert obscur. Je n'ai jamais écrit que pour préparer en moi sa venue. (Lettre 40)