Que s’est-il passé de janvier 2016 à décembre 2018 dans le monde, de douceurs et d’écorchures pour que Marc Dugardin intitule ainsi son dernier ouvrage, paru chez Rougerie en mars 2020 ? Qu’est-ce qui a fait que pendant cette période « vivre était plus terrible encore et plus doux que cela » ? Quelle est cette « romance au bord du vide », ce « retour vers les lits fiévreux de l’enfance » ?
Comme s’il s’agissait d’étudier la douceur en observant ce qui en serait un écorché Marc Dugardin cherche à voir à travers la peau douce des jours heureux pour en étudier les muscles et leur tension, les réseaux nerveux des sentiments, l’ossature des souvenirs.
Marc Dugardin le sait, écrire n’est jamais que se blesser au coupant des émotions. Et nous, simples lecteurs, aimons voyager dans les mots qui nous en disent plus sur nous-mêmes, dans ces silences inclus dans leur parole. C’est tout cela que nous offre le poète belge.
Cette « douceur écorchée » ne serait-elle pas ce qu’on appelle la résilience, quand les écorchures se referment avec le temps ? Avec la faute qui reste « tapie dans un coin ». Avec les mots pour cicatriser « On écrit / dans le naufrage du je qui écrit » ou « à deux doigts de l’imposture d’écrire ».
Comme si la douceur du moment ne pouvait pas signifier le bonheur « Je dis cela parce que la douceur / est violente », qu’elle portait sur sa peau les scarifications de faits d’histoires dramatiques. Kigali, Nyamata, heureusement vingt-deux ans après, « des bras se sont ouverts pour promettre autre chose ».
Marc Dugardin, D’une douceur écorchée, Rougerie, 2020, 80 p., 13€.
On pourrait se poser la question de l’impact du temps et du lieu sur l’écriture, difficile d’en faire une analyse holistique. Mais plutôt ressentir, apprécier les parallèles avec le destin de Mandelstam dans ce siècle chien-loupqui s’acheva sur les massacres du Rwanda.
Revenir aux choses simples. Du temps, l’enchaînement des saisons « dans le fond nous ne savons pas / ce que c’est que l’automne // et pas non plus ce qui distingue/ une fin d’un commencement ». Dans la douceur du matin, un bol de café, des visages, le même mouvement enveloppant des mains. « un matin / où simplement / quelqu’un prend pitié ».
Partir, fuguer. Fugue est musique. Envol. L’oiseau « dans le chant à peine commencé », « le chant qui nous laisse sans réplique », « agonise au bord du poème ». Fugue en laissant toute sa place au silence « écoute // c’est presque le silence // c’est peut-être pour ça / que ce n’est pas la mort ». Partir et revenir à l’enfance « la mémoire de l’enfance / s’enroule sur elle-même ». Cette enfance source de toutes les douceurs et toutes les écorchures.
Mandelstam, mais aussi du Bouchet viennent marcher en ces pages. Imre Kertèsz vient nous ramener aux génocides. L’écrivain norvégien Tarjei Vesaas y fait glisser sa barque. Le poète hongrois János Pilinszky est là en convive et Coltrane joue quatre notes. Schubert accompagne Alejandra Pizarnik et Mozart nous tire une larme.
Revient régulièrement chez Dugardin l’image de la table, lieu de partage entre co-pains, lieu d’échanges entre am(e)is, « la table en attente », « ce n’est jamais vraiment une table […] cela ressemble trop à un poème » . Moments de douceur que ces échanges.
L’auteur propose en fin d’ouvrage, quelques notes de genèse, quelques clés pour mieux comprendre les circonstances d’écriture de ces poèmes. Ce qui n’empêche aucunement le lecteur d’en avoir sa propre lecture. Car « on ne s’écorchera jamais assez à la douceur d’un poème ». Marc Dugardin, une lecture douce, à peine écorchée.
Présentation de l’auteur
- Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil - 20 mars 2022
- Denise Le Dantec, La strophe d’après - 21 septembre 2021
- Marie-Josée Christien, Sentinelle, Guy Allix, Vassal du poème - 6 septembre 2021
- Florent Dumontier, éclair éclat erre - 19 mars 2021
- Revue La Page Blanche : entretien avec Pierre Lamarque - 6 février 2021
- Henri Droguet, Grandeur nature - 21 janvier 2021
- Clara Calvet, Le pèlerinage du temps - 21 décembre 2020
- Serge Núñez Tolin, une poésie de la moindre des choses - 20 octobre 2020
- Marc Dugardin, D’une douceur écorchée - 6 septembre 2020
- Martin Wable, Terre courte - 5 janvier 2020
- Florent Toniello, Foutu poète improductif - 25 septembre 2019
- Jacques Taurand, Les étoiles saignent bleu - 3 mars 2019
- Cécile Coulon, Seyhmus Dagtekin et Roland Reutenauer - 3 février 2019
- Yannick Torlini, Bernard Desportes, Carole Carcillo Mesrobian - 4 janvier 2019
- Bernard Desportes, Le Cri muet - 5 octobre 2018
- Lionel Bourg, Un oiseleur, Charles Morice - 5 mai 2018
- Claude Ber, Titan-bonsaï et l’extrêmophile de la langue - 6 avril 2018
- Perrine Le Querrec, Ruines - 6 avril 2018
- Sophie G. Lucas, Moujik moujik suivi de Notown - 24 novembre 2017
- Lionel Bourg, Watching the river flow - 24 novembre 2017
- Guénane, Atacama - 24 novembre 2017
- Philippe Mathy, Veilleur d’instants - 24 novembre 2017
- Georges Guillain, Parmi tout ce qui renverse - 24 novembre 2017
- Sammy Sapin, Deux frères - 30 septembre 2017
- Corinne Pluchart, Fragments - 30 septembre 2017
- Eric Godichaud, Le cabinet de curiosités - 30 septembre 2017
- Denis HEUDRÉ : autour de la collection “l’Orpiment” - 21 mai 2017
- Marie-Noëlle AGNIAU, Mortels habitants de la terre - 19 mars 2017
- Fil de lecture de Denis Heudré : Béatrice LIBERT, GUENANE - 20 octobre 2016
- Martin WABLE : Géopoésie - 25 juin 2016
- Fil de lecture sur Guenane, Jacques Josse et Le Golvan - 5 mai 2016
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Heissler, Péglion, Girerd - 30 novembre 2015
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Jean-Luc Despax, Alain Roussel - 24 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré — voyage entre le fleuve, l’espace et l’Islande - 10 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré : Gilles Baudry et Pierre Tanguy / Titos Patrikios / Imhauser - 3 novembre 2015
- Philippe Jaffeux, Alphabet (de A à M) - 14 décembre 2014
- Jean-Claude Pirotte et Guénane : Une île ici et là, par Denis Heudré - 24 octobre 2014