Marc Dugardin, Lettre en abyme
Quelle est l'origine d'un livre ? Pourquoi écrit-on ? Qu'est-ce qui pousse un poète à écrire ce qu'il écrit ? Sans doute les raisons sont-elle multiples, sans doute les réponses à ces questions varient-elles d'un écrivain à l'autre. Mais Marc Dugardin, avec cette Lettre en abyme, donne un témoignage original et de première main qui ne vaut que pour lui et pour ce recueil précis…
Le lecteur attentif remarquera immédiatement l'orthographe du mot abyme qui se distingue de la graphie ordinaire ou courante abîme… Abyme est une variante désuète qu'on ne trouve plus guère que dans l'expression mise en abyme comme si Dugardin avait voulu attirer l'attention du lecteur sur le titre de son recueil. Ou, si l'on se souvient de la variante picturale, la mise en abyme désigne la représentation d'une œuvre dans une œuvre similaire, l'exemple le plus connu étant le travail de Benjamin Rabier pour la boîte du fromage La vache qui rit où l'on voit une vache portant des boucles d'oreilles où l'on voit etc… Tout a une fin car il arrive toujours un moment où l'artiste cesse de représenter le même motif par impossibilité liée à la taille mais le principe est là.
Jacques Ancet dans sa préface (très éclairante) situe parfaitement l'origine de ce poème (car il s'agit plutôt d'un long poème en six parties) : Marc Dugardin écrit cette Lettre en abyme après avoir lu le poème de Juan Gelman, Lettre à ma mère et en même temps il s'adresse à sa mère "marquée par la difficulté d'être (maladie, absence de tendresse, crainte du père, guerre, bombardements, blessure à la jambe)" comme l'écrit le préfacier (p 9). Dans la première partie, Marc Dugardin se souvient de sa lecture de Juan Gelman et mêle ses souvenirs aux considérations qui le font s'adresser à la mère du poète argentin. La deuxième partie est consacrée aux souvenirs qu'a le poète de son enfance :
On entend le bruit des bottes
on entend hurler le père tout puissant (p 36)
Et ces deux vers qui sonnent comme un aveu : "Je te cherche / au revers de la haine" (p 41). Les troisième et quatrième parties voient se mêler poèmes anciens (de Juan Gelman ?) aux notes manuscrites de Marc Dugardin ( ? ) et bribes de carnets qui retracent une vie et ce poème qui avoue :
Je t'ai écrit
comme si l'on avait inversé les rôlespour dévider un peu de tendresse
sur l'écheveau de ta propre histoire (p 55)
La cinquième partie fait une large place à la musique et c'est là que l'on se rappelle avoir lu à la page 36 des deux vers :
Le piano enfonce une note obsédante
à coups de marteau
Il y a dans le rapprochement entre ce distique et les notes de la page 58 (toutes consacrées à Schumann et à Glenn Gould), quelque chose de déchirant. La sixième et dernière partie fait penser à cette remarque de Jacques Ancet (p 8) : … écrire aurait toujours affaire avec l'origine". Et que le lecteur ne peut s'empêcher de rapprocher de ces vers : "Mères / ce corps que nous sommes / vous écrivant" (p 60) ou de ces autres "On sort de la nuit / de son silence transpercé d'épines" (p 66).
L'amour filial (ou ce qui en tient lieu) n'a jamais été exprimé aussi justement. Tout en s'interrogeant :
Là où vivre
pourtant a commencéEt aimer.