Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre
Pour avoir suivi un peu l’auteur de ce « journal » de vivre depuis une bonne quinzaine d’années, les champs d’investigation propres au poète éclairent un parcours marqué au sceau de plusieurs filiations esthétiques et humaines : l’amour de la musique, la ferveur pour les amis, la quête incessante d’un peu de lumière au « soupirail » des enfances, le vœu d’une rigueur qui lui fasse éviter les romantismes courts ou la pose facile.
Les titres des derniers ouvrages (« Lettre en abyme », « Table simple », « D’écluse en écorce », « Dans l’oreille profonde », « Solitude du chœur », « Fragments du jour », « Soupirail d’enfance ») disent assez cette recherche d’une poésie essentielle, aussi éloignée que possible des poncifs et des lois du genre. Ecrire en poésie, c’est d’abord un choix dicté, rigoureux, et la volonté d’y inscrire l’éclairage d’une vie, tant il est possible de parler en vrai de soi.
Le titre choisi, qui doit autant au « métier » de vivre du grand Pavese qu’aux chantiers souchonesques de Caterpillar, bien moins anecdotiques qu’on le croirait, rameute les grands échos autour du travail d’un Henry Bauchau, dont la correspondance avec l’auteur des « Notes » illustre le grand âge, les limites du vivre et le travail de scribe autour d’ »Antigone ». Les ombres de Noullez et de Kinet valent aussi leur pesant d’âme dans ce « récit » de soi où s’allient connivences et fratries spirituelles.
Dans ce « journal », qui relève les activités du poète sur la période 2009-2013, je retrouve aiguë cette rigueur qui caractérise le poète et lui fait même écrire qu'il faut "nuancer" des propos un peu forcés du grand Bernard Noël à l'égard des dérives de notre siècle, et des manquements.
Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre, Rougerie&Centrifuges, 2017, 196p., 13€.
Surtout, ce qui me touche, dans ces "carnets" (ou "journaux"), c'est la subtile présence de personnes pourvoyeuses d'éclaircies au milieu du noir : cette "mammy" qui a, dans un lapsus étonnant, après écoute d'une belle musique, "joui"; ces infirmières qui trouvent bien "douce" la musique que le poète écoute "dans un monde de brutes"; ces moments partagés dont il n'y a rien d'autre à dire comme le dit Perros d'être là tout simplement ("table simple"?).
De 2009 à 2013, de brefs éclats des vies qui s'écoulent, des morceaux choisis dans les pages lues des autres. Les bonheurs. Les rêves parfois bien inquiétants (ou d'inquiétude).
Haydn, Brahms, Barthes (« mon énigme, c’est-à-dire ce qui de moi ne peut être vu que des autres »), les voyages au Rwanda (et le réseau subtil autour des poèmes et des gravures en grisé, pp.7 et 141, du témoin, poète et ami Nicolas Grégoire), l’ « entrain irrésistible de Django Reinhardt », la pression constante et presque « réfléchie » du monde onirique pour « déblayer » le monde de soi, voilà le fretin intense d’un livre qui dit passionnément ses ferveurs, accordant parfois autant d’importance à ce que peut dire un Michaux ou un Griot, tout « le travail de la nuit » transpire ici (p.177) et ce « sentiment d’une menace » sur l’estomac – trace aussi d’une conscience aiguë de la maladie au travail (l’infarctus)…
Un livre d’une âpreté sourde, né d’une conscience haute d’écrire pour apporter un peu de lueur dans un lacis de contradictions, d’effervescentes questions sur le monde, toujours en reste, toujours en chantier, difficultueux domaine des hommes vigilants, et qui en souffrent.