Marc Dugardin, quelque chose /quelqu’un (rhapsodie)
1
mais que s’est-il passé au Rwanda ?
cette question pas sûr
qu’on la pose vraiment
à celui
qui sera revenu de là-bas
pas sûr que quelqu’un la pose
ou personne
on / je / tu
nous
2
non pas là-bas
mais ici encore
où j’écris
où je note :
on regarde
les collines
la terre rouge aux semelles
(rouge aussi sur le corps
après la chute)
poussière
et l’eau si lourde à porter
3
nous voyant passer, les enfants crient : Muzungu !
(c’est-à-dire : celui qui a pris la place de
c’est-à-dire : le blanc)
ce n’est pas une question
il n’y a rien à répondre
4
là-haut
une maison
abandonnée
incendiée
on ne pose pas
de question
non plus
la brûlure vient au ventre
et le paysage se tait
d’un silence
qu’on ne lui connaissait pas
5
au cœur
pourtant
de la question
6
presque jetés sur la table
les poèmes
comme d’autres jettent
les bouteilles à la mer
les poèmes
sont en chemin
ils font route vers quelque chose
écrivait Celan
et vivre
écris
tu
7
tu fis un feu
après cela
il n’avait pas un goût de cendre
il y a peut-être une langue
pour
ce que j’écris là
8
les oiseaux
juste un peu
avant le jour
cette longue insomnie du poème
puis sa douceur
comme si quelqu’un
alors
nous la donnait
(en rêve
ainsi qu’à la fin
d’un autre voyage
la femme
revenue
puis perdue
une nouvelle fois)
9
car
quelque chose
a eu lieu
toute la nuit dans la tête
le manège a tourné
et le visage ce matin
regarde sa honte en face
il faut toujours
que
quelqu’un
vienne
10
(…) près d’une centaine de soldats belges de la MINUAR abandonna environ 2000 civils non armés, les laissant sans défense contre les attaques des miliciens et des militaires. Les assaillants entrèrent par une porte, pendant que les Belges sortaient de l’autre côté. Plus d’un millier de Rwandais sont morts sur place ou en fuyant pour essayer de rejoindre un autre poste des Nations Unies.
(Extrait de « Aucun témoin ne doit survivre / Le génocide au Rwanda », Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, Paris, Editions Karthala, 1999, pages 30, 31)
11
la pirogue était vieille
sur le lac Kivu
sûrement qu’il fallait
écoper de temps à autre
l’eau qui stagnait
dans le fond
de sa voix
(peut-on dire qu’il chantait ?)
l’homme écopait
quelque chose
en lui aussi sans doute
12
Kigali
retour à la maison
les murs
et plus que les murs
ce qu’il faut pour tenir
la première fois
des syllabes
ou même avant
un beau jour
écrivait Janos Pilinszky
doucement m’accueilleront
la vieille cour, le silence de lierre
de notre demeure, son chuchotement.
13
mais l’enfance ramenée à coups de gifles
lire le poème où il commence :
c’est toujours la cuillère en fer blanc au rebut
le bric-à-brac de la misère que j’ai cherchés
à chacun ses boues
ses charniers
son trop de parole
ou de silence
14
à personne
le lieu sans nom
de ce qui peut être sauvé
15
lui / le juif
revenu à soi
malgré que
la nuit le chevauchait
comme si
sa mère
comme si
la mère / la mienne / la tienne
comme si
nous
renaissant
dans la langue qui
malgré / avec son goût de cendre
dans la langue
qui
ne s’effondre
pas
(à Kigali, février 2012)
NOTE :
Les traductions de Paul Celan (textes 6 et 15) sont de John E. Jackson ; celles de Janos Pilinszky (textes 12 et 13) sont de Lorand Gaspar et Sarah Clair.