Marc Tison, La boule à facette du doute
Marc Tison rend compte de sa pratique de la poésie, car pour lui la poésie est une expérience partagée. C'est une praxis qui ne s'oppose pas à la poiêsis bien au contraire. C'est une mise en œuvre au sens littéral et figuré, une union du dire et du faire, une osmose incantatoire et révélatrice. En ceci, il ouvre la voie (voix pour oser un jeu de mots relativement éculé) à une littérature qui devra emprunter cette route, celle où l'artiste/artisan offre et reçoit, dans une dynamique qui permettra de rendre compte de la pluralité des sources vives que son les humains, réunis, créateurs, ensemble. Ici la politique de demain, aussi, dans une danse symbolique avec les productions artistiques, qui en restituent la grandeur.
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La boule à facette du doute
Lorsque je m’interroge sur le passage à l’oralité du texte poétique écrit, lors de sa lecture à voix haute dans l’espace public, je ne peux formuler qu’une pluralité de réflexions désorganisées. Ce ne peut être que désorganisé car je ne souhaite pas particulièrement de cadre théorique à ma pratique sur la mise en voix du texte poétique.
Ce n’est pas une pratique de mise en scène mais plutôt une tentative de mise en espace du texte sonore. Cela vient surement d’un double désir de faire exister l’objet poétique et dans un espace partagé. Mais je vois cela comme quelque chose qui vient du texte et non pas de moi. Une façon de faire communion humaine, de faire société.
Il ne s’agit d’ailleurs pas du passage d’un support (écrit) à un autre (oral). C’est un choix d’objet. La poésie n’est pas assujettie à l’écrit. Aucune poésie ne peut être finie, attachée, celée, à sa présentation formelle. Ceci sans opposer la poésie oralisée et la présence des signes (des mots) sur l’espace de la page ou d’un autre support. Bien que les supports de l’espace public (murs, affiches…) aient aussi une autre intention sociale que le livre.
Il y a pour moi une filiation à la poésie vivante dans l’instant, au partage du fait poétique. Ce qui s’adresse et qui va aux gens depuis des siècles via la déclamation publique, les troubadours, puis en allant vite les poètes chanteurs des rues du 19ième siècles, et ensuite le « talking blues » des afro-américains, les harangues des « Last poets », des performances autant de G. Lucas que des beatniks, où se rejoignent les pratiques historiques du hiphop comme de « la poésie action ».
Tout ça je l’ai compris depuis gamin sans besoin d’analyse du truc, ni intellectualisation.
Le langage libéré libère, et faisons qu’il soit libérateur de la prison dialectique des bavardages, des sur-parlés comme les pratiquent par exemple les chaines d’infos continues.
C’est alors proposer d’autres relations sociales, en défaisant la convention d’utilisation du langage. Les mots hors toute perversion de leur usage. Comme si le langage m’intéressait que dans sa dimension de véhicule émotionnel.
Il y a une dimension politique dans le fait d’incarner la sensation, l’événement poétique. La proposition d’un autre langage que l’écrit, ou d’une autre intention du langage est un acte politique. C’est pour ça que les poètes et les créateurs sont les premières victimes désignées des totalitarismes. Ces derniers ne veulent pas d’autres interprétations du réel que les leurs.
Ce d’autant plus que l’oralité, le dire dans l’espace, va vers l’ensemble des gens, leur diversité, mais aussi l’ensemble social qu’ils constituent. (Et également vers ceux initiés qui sont moins « dangereux » moins subversifs car identifiables sociologiquement).
C’est donc un double choix, politique et didactique car il s’agit de faire apparaitre l’objet poétique dans une dimension sonore révélatrice des potentialité qu’il porte.
Le passage à l’oralité est aussi un sujet personnel, intime, dans le sens ou le son et la prosodie vibratoire peut être la tentative de faire revivre, physiquement, l’émotion du fait poétique. Un fait surgit dans le corps - l’émotion - que l’on tente toujours vainement de traduire par les mots. La poésie est une frustration.
C’est pour cela que lors de mes « lectures arrangées » l’essentiel est le texte… Le texte qui vient, non interprété, le texte incarné. Et encore en ce qui me concerne, la formulation langagière qui se construit en partant des yeux qui voient les mots, de l’influx des nerfs, qui formule du ventre, vers la gorge puis la bouche, me semble d’un naturel effarant. J’en suis effaré parfois jusqu’à bafouiller. Et c’est aussi pour ça que je n’apprends pas par cœur, que je lis. Le texte est l’objet sonore, la mémoire de l’émotion, non pas sa mémoire en tant que texte en moi ni son interprétation ou sa réinterprétation. Il est comme il vient, comme il emplit l’espace sonore.
En fin de compte je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Cela me semble naturel, une forme d’évidence. Peut être que pour certains textes la simple forme écrite est insuffisante dans le geste qui les produit. Dans le geste qui rend compte de « l’émotion » poétique… Si pas insuffisante en tout cas pas exclusive, au contraire qui l’appelle en plus, en ailleurs.
C’est la boule à facette du doute (donc de toute humanité ?)
Ça n’invente rien et ça réinvente tout.