Marco Ercolani, Preferisco sparire, dialoghi con Robert Walser

2018-01-03T23:04:58+01:00

Tra­duc­tions : Sylvie Durbec

 

Ethique

 

Mon jeune ami,
si je me suis fait ouvrir les portes de cet endroit, c’est à cause juste­ment d’un besoin moral irré­press­ible : je suis entré ici, presque sans m’en apercevoir. Oui, ma sœur était d’accord. Mais moi, plus encore.
Dis­paraître relève de l’éthique. Ne plus se trou­ver au milieu de gens qui se croient vivants. Et quel meilleur lieu que celui-là pour le dire de manière défini­tive, avec le con­sen­te­ment de votre sci­ence inutile ?
Main­tenant je peux tress­er des paniers et ficel­er des paque­ts. Regarder défil­er les saisons. Ecrire de la poésie et me réjouir de son inex­is­tence. L’époque où je devais dire qui j’étais (et je me repens des mono­logues de Simon dans les Enfants Tan­ner, trop de mots, une suite de pages toutes pareilles) est passée depuis longtemps. J’ai eu trop de temps pour le dire, mais en ces temps les planètes tour­naient en orbites gra­cieuses et je cédais à leurs caprices. Aujourd’hui je les sens immo­biles et les regarde comme un seul point, je ne me vante pas d’elles ni elles de moi. Je regarde mes doigts, l’air qui les sépare, telle­ment d’air, trop, et qui vibre désagréable­ment dans les oreilles !

 

 

Rire

 

J’ai la nos­tal­gie du temps où je recopi­ais des invi­ta­tions à dîn­er et des ordon­nances de doc­teurs, alors j’étais heureux comme un gosse, j’imaginais que mon écri­t­ure pro­dui­sait des nour­ri­t­ures déli­cieuses ou soignait d’incurables mal­adies : choses que ma cal­ligra­phie rendait pos­si­bles à force d’arabesque pré­ci­sion. A présent je n’y crois plus. A présent j’ignore où va le monde, même si ici, à Herisau, il est facile de le prévoir. Observés par des vis­ages atones, on se perd dans des yeux qui vont on ne sait où.  Un halo, un bruit de voix, un écho et puis le sommeil.
Pour­tant aucune larme.
Au con­traire, il faudrait rire et ne jamais s’arrêter.
Ici, à l’asile, il y a tant de théâtres que je pour­rais écrire des comédies en un acte si seule­ment j’avais encore l’envie de trac­er des mer­veilles sur le papier.

 

 

Imminence

 

Tu es né en Ital­ie, même si ton nom est suisse. Alors je te répondrai avec les mots de Dante « Je dirai une chose incroy­able et vraie ». J’ai des raisons de con­tredire le grand met­teur en scène des cos­mogo­nies, l’homme hési­tant qui dis­paraît dans les enfers froids et brûlants. L’écrivain doit s’approcher de l’incroyable et le mon­tr­er comme vrai. J’ai beau­coup aimé les romans d’aventures à cause de ça, leurs héros et leurs auteurs, de Dumas à Lon­don, d’Aramis à Mar­tin Eden. Il arrivait quelque chose de neuf dans la vie absurde du lecteur : il lisait des aven­tures de mous­que­taires et de dirige­ables, d’étonnantes aven­tures au cen­tre de la terre, l’histoire de vagabonds errants par­mi les étoiles en vivant plusieurs vies. Je ne savais jamais ce qui allait arriv­er dans le chapitre suiv­ant. Peut-être la révéla­tion de quelque chose d’inconnu allait arriv­er et ce serait la vraie magie : l’esthétique dont par­lent les éru­dits. Une chose imprévue a ce pou­voir : elle t’entraîne dans le som­meil, t’apaise, t’attend de l’autre côté du rêve. Celui qui renonce au monde est dans la bonne dis­po­si­tion pour le com­pren­dre. Seule­ment ain­si tout ce qui existe rede­vient vrai.

 

 

Amour

 

J’aime les brig­ands, ceux qui vien­nent la nuit pour tout te vol­er et te lais­sent la vie pour que tu puiss­es te sou­venir d’eux. Mort, ce ne serait pas pos­si­ble.  Les crim­inels sont rusés, ce sont des ban­dits de l’art, ils te ban­nis­sent du monde. Ils ressem­blent à des dieux. La ressem­blance entre un homme et un dieu est unique : l’homme ne com­prend pas ce qu’il red­oute ou qu’il aime, alors il l’appelle dieu. Et alors…O, dieu bandit !

 

 

Impénétrable

 

Dif­fi­cile de te répon­dre. Je ne suis pas impéné­tra­ble. Je suis docile et réponds aux ques­tions si ce sont de bonnes ques­tions. Pour ma part, je ne peux pos­er aucune ques­tion, je con­nais déjà toutes les répons­es. Ici, à Herisau, per­son­ne ne me demande rien. Per­son­ne ne sait que j’écrivais, per­son­ne ne dit le titre de mes livres. Si je devais con­seiller une chose à quelqu’un, je lui dirai : écris pour toi et pour per­son­ne d’autre. Mon­tre ton tra­vail à quelqu’un, puis efface-le, oublie-le. Que sig­ni­fie cette immor­tal­ité funèbre des livres, ces pau­vres objets par­fois lais­sés seuls durant des années dans les bib­lio­thèques, recou­verts de pous­sière tels des écrins sans tré­sor ? Les écrins sont ouverts et la pous­sière d’or dis­per­sée sur les chemins !

Ce n’est pas vrai que je déteste les auteurs à suc­cès, ils ne m’intéressent pas c’est tout. Je ne me sens ni  le père ni le fils de ceux qui écrivent. Je vis un syn­drome de la fugue ? Je ne sais pas. C’est une ques­tion musi­cale, plus qu’une ques­tion d’innocence.  Les vain­queurs ne me par­lent pas, ce sont des bronzes muets. A l’intérieur du paysage orageux de la ville en équili­bre insta­ble, les arcs de tri­om­phe sont inutiles. Que veux-tu que je te dise ? Sous les arcs pis­sent les poètes et passent les gyrovagues. Com­prends-tu à quel point je suis superbe ?

 

 

Schubert

 

Ta petite sci­ence, doc­teur Weiss…petite, trop petite, penser qu’elle pour­rait devenir grande ! Vaste comme un panora­ma qu’aucune terre ne pour­rait con­tenir. Mais vous ne savez que décrire vos pro­pres peurs. Vous cherchez des solu­tions, vous n’êtes même pas sur­pris. Très mau­vais, ça, et spir­ituelle­ment pau­vre. Le très doux Schu­bert, lui, était tou­jours dans l’étonnement. Sa musique, si pure, se dénoue pro­lixe et sub­lime dans les sen­tiers et les val­lons, ses phras­es ont tou­jours l’étonnement musi­cal du wan­der­er  qui s’arrête dans une clair­ière enchan­tée de clarté : ce que vous n’avez jamais eu et que je n’oublie pas. Je vais, heureux marcheur, mal­gré mon âge. Les ciels d’orage m’émeuvent. Je crois qu’écrire vient de la peur de les regarder pour de vrai.

 

 

Décrire

 

J’obéis. Ser­vant mon rêve de servir. Je le fais parce que les servi­teurs choi­sis­sent leurs maîtres, et les maîtres, non. Et ain­si je suis libre.
Mais trop de fois j’ai décrit en détail mon rêve et dans trop de livres. Ce n’est pas bien. Que mes mots trop clairs exis­tent encore me déplaît, et qu’ils con­tin­u­ent tou­jours à tourn­er. J’ai été un bouf­fon. Le rêve a besoin d’enfants tac­i­turnes. J’étais un tac­i­turne van­i­teux de mots, gon­flé comme un paon de telle­ment, telle­ment de mots.

 

 

Je préfèrerais ne pas

 

Toute ma vie vient d’une phrase de Melville.
Je préfèr­erais ne pas.
Ain­si j’ai per­du ma vie. Dans ce « je préfèrerais ».
Je n’ai jamais dit : je préfère.
Je suis resté entre le oui et le non.
Si on m’obligeait, je copi­ais des let­tres obséquieuses dans ma chambre.
Si on ne me dis­ait rien, je fix­ais le mur, comme tant de Mer­veilleux Écrivains qui n’écrivirent jamais rien.

 

 

Montgolfière

 

Je suis fou parce que vierge ? Vierge parce que fou ? Être vierge n’est pas le pire des péchés, c’est la meilleure des défens­es. Je laisse le monde à sa tran­quil­lité. Je marche à côté. Je me promène, je vais, c’est ma manière d’aimer le monde. Si on peut aimer avec vio­lence ? Non, pas du tout, avec la vio­lence on ne peut que bless­er et déchir­er. L’amour est douceur, lenteur. Comme tra­vers­er la terre col­orée en la con­tem­plant depuis une mont­golfière. Ces derniers temps, les mots me sem­blent faibles et sourds. Mais les chants des oiseaux, ceux que j’entends quand je suis là haut, dans le bal­lon, oh oui, comme ils sont clairs là haut ! Et quelque­fois (mais ne le dis à per­son­ne, c’est peut-être un symp­tôme), je crois enten­dre les voix des chevaux. Comme me le chu­chotait une amie enragée, je me sou­viens de son nom, Gre­ta, elle voulait révo­lu­tion­ner le monde avec le style logique et bar­bare de ses yeux clairs. Peut-être Gul­liv­er avait-il rai­son quand il créa le roy­aume rationnel et par­fait des Houy­hnhnm. Je ne crée pas de roy­aume, je caresse le papi­er qui ren­voie les reflets d’un miroir, comme il brille…

 

 

Lutter

 

Je n’ai aucune envie de lut­ter. J’ai con­trac­té une mal­adie incur­able et je ne suiv­rai aucun traite­ment médi­cal. Je me désha­billerai pen­dant une prom­e­nade, pour me faire gifler par le vent froid. Je veux aider la mort. Pourquoi avoir avec elle, que per­son­ne ne vain­cra jamais, un rap­port d’opposition, un rejet arti­fi­ciel ? Je suis d’accord pour lui faciliter le tra­vail, sûr d’être sa cible. Suiv­re sim­ple­ment les sept règles du Silence : pru­dence, secret, sim­u­la­tion, songe, fan­taisie, méta­mor­phose, mélancolie.

 

 

Presque

 

Je ne m’éloigne jamais longtemps. Je ne veux pas jouer le priv­ilégié. Je dois ren­tr­er aux heures imposées. Manger et dormir avec tous les autres. A la même heure. C’est le con­trat avec Herisau. Tu dois avoir lu mon dossier médi­cal. J’imagine qu’il est presque vide. Genre : Robert Walser. Promeneur. Entend des voix. Voudrait être moins visible.

Presque est le mot juste. Il appar­tient à deux roy­aumes dis­tincts. Il est presque beau, presque laid, presque sain, presque fou. Mais il n’est jamais l’une ou l’autre chose. Tu vois, c’est sans fin. Je marche dans les bois mais c’est comme s’il n’y avait plus d’arbres. Même les oiseaux ne chantent plus. Les chemins sont vides. Je me sens libre. Non pas presque libre. Mais libre.

 

 

Autobiographie

 

Bien sûr, je ne suis pas un écrivain qui va écrire son auto­bi­ogra­phie. Dans un livre à la pre­mière per­son­ne, le je est un per­son­nage mod­este, ce n’est pas l’auteur. Si je com­mençais à par­ler de moi, je m’arrêterais au bout de cinq min­utes. N’importe quel moineau gazouilleur en dirait plus que moi. Le fait de ne rien racon­ter ne me cause aucune douleur. Absol­u­ment aucune. Que je vaille moins que le net­toyeur de latrines d’un hôpi­tal psy­chi­a­trique ne me fait pas souf­frir. Ici je suis pro­tégé. Imag­ine : per­son­ne ne pour­ra plus m’enfermer ici parce que je me suis déjà enfer­mé moi-même par ma pro­pre volon­té. Le reste des hommes oubliera les noms des aliénés d’Herisau, effaçant nos vies sans hési­ta­tion. C’est bien. Qu’on se sou­vi­enne de moi me décevrait. J’ai tou­jours aimé les Lotophages qui man­gent la douce plante de lotus et oublient toutes les inquié­tudes du monde. Heureux enfants, sur les rives de quelque océan oublié. Ils n’iront jamais à ces enter­re­ments tristes où de vieilles tantes, der­rière de petits cer­cueils blancs, se deman­dent encore quelle exis­tence auraient eue ces petits corps qui ne respirent plus. A quoi bon y penser ? Pourquoi ensevelir les morts ? Il suf­fit de demeur­er enfants et la vie ne s’écoule plus, telle une belle écharpe chaude. Prenez exem­ple sur les Lotophages, comme ne l’a pas fait Ulysse, nav­i­ga­teur trop rusé, et demeurez dans des îles, mais sans mémoire.

 

 

Héros

 

Je ne lis plus parce que je me sou­viens de tout ce que j’ai lu. Je ne lis plus parce que sinon je me retrou­verais dans la sit­u­a­tion où j’étais quand je lisais La loge invis­i­ble de Jean-Paul, m’enthousiasmant pour cer­taines phras­es et ensuite tombant sur des forêts d’étrangetés, j’interrompais ma lec­ture : il me sem­blait que l’auteur s’adressait à moi dans une langue secrète que je n’étais pas en mesure de déchiffr­er. Chaque livre appar­tient au des­sein de la nature. J’ai tant écrit de livres et me demande aujourd’hui pourquoi. N’aurait-ce pas été plus juste de n’en rien faire ? Tant d’essais sur le non-être, pourquoi ai-je voulu les faire exister ?
A ma décharge, je peux dire qu’en ce temps-là j’avais beau­coup de temps libre et la meilleure façon de le per­dre était de con­sign­er des his­toires que per­son­ne ne lirait.

 

Com­bi­en j’enviais les grands prosa­teurs de Dick­ens à Balzac ! Tous ces per­son­nages si vrais, si rich­es de vie qui fai­saient rêver les ado­les­cents. Moi, au mieux, je m’occupais de saltim­ban­ques, de clowns. D’êtres de passage.
Le monde a per­du ses héros. Depuis trop longtemps. Il reste des gens comme moi qui souri­ent dans un coin de rue quand ils voient pass­er des per­son­nes bizarres, des femmes déli­cieuses, des gens du cirque. A présent, il ne passe plus per­son­ne. Depuis tou­jours je désir­ais que cela arrive. Si tu m’as bien lu, quand je com­mence à gazouiller des phras­es, entends aus­si mes silences et mes ver­tiges. On ne le dirait pas, mais j’ai lu Rimbaud.

 

 

Les choses

 

Je ne sais pas si tu le sais, mais mes yeux se glis­sent entre les choses. Ce que je n’aime pas dans les sci­ences men­tales, c’est qu’elles veu­lent dress­er la nomen­cla­ture de l’invisible. Pourquoi ? Que vaut le mon­u­ment au chant de l’oiseau ? Et, quand j’aurai déchiffré les trau­ma­tismes d’un assas­sin,  sera-t-il moins assas­sin, sa vic­time moins morte, et moi, aurai-je davan­tage pitié de lui ?
La sci­ence devrait être comme une fleur qui s’épanouit au moment où elle est utile. Ensuite retourne fer­mer ses pétales. A quoi me sert la lec­ture des expli­ca­tions ? Je désire com­pren­dre au moment où je respire.

 

 

Invisible

 

Naturelle­ment. Comme per­son­ne, j’ai sou­vent changé d’adresse (quinze fois à Berne de 1921 à 1929). Je fuyais, tant que c’était pos­si­ble, les mécan­ismes de la société : tra­vail, iden­tité, mariage. Main­tenant je suis à l’intérieur de ces cou­vents mod­ernes que sont les hôpi­taux psy­chi­a­triques – Wal­dau de 1929 à 1933, Herisau dans le can­ton d’Appenzell depuis 1933. Et comme écrivain ? Oui, même dans mon œuvre je changeais de lieu ! Invis­i­bil­ité ! Invis­i­bil­ité ! J’étais tous les masques de mes per­son­nages. J’étais nomades et vagabonds, hommes de la marge, comme Joseph Mar­ti, qui acceptent de faire des travaux hum­bles et ne sont respon­s­ables de rien, dégoûtés par le pou­voir et le suc­cès. Mais j’étais aus­si le masque des grands écrivains du passé avec lesquels j’avais des affinités : Hölder­lin, mais aus­si Büch­n­er, Bre­tano, Kleist, Lenau et d’autres encore. Mais sur un plan exclu­sive­ment lit­téraire, tou­jours le secret et l’invisibilité. D’ailleurs, nul n’a le droit de se com­porter avec l’autre comme s’il le connaissait.
Et pour finir en beauté, je me cachais dans l’écriture et à l’intérieur de l’écriture. M’enfermer dans l’écriture avec un style gai et céré­monieux, me rap­pel­er à un lecteur naturelle­ment imag­i­naire, que je peux ain­si tenir à dis­tance, est une chose belle et douce. Et pas seule­ment : me cacher quand je com­mence à dévelop­per un thème ou un argu­ment et que régulière­ment je ne développe pas, quand je me pro­pose de rester fidèle à quelque thèse qui me sem­ble déci­sive et que je change de dis­cours et par­le de quelque chose de com­plète­ment dif­férent. Cette manière de procéder me rend invis­i­ble : elle me dis­pense de l’impératif d’avoir à dire quelque chose, de la mys­ti­ca­tion implicite qu’il y a à devoir dire quelque chose. « C’est le long des voies de tra­verse, et non sur la route prin­ci­pale, que se trou­ve la vie », ai-je écrit dans une de mes micro-écri­t­ures, non linéaires ! Com­ment pour­raient-elles être linéaires, mon jeune ami ? Touche ton vis­age, tu ne vois pas qu’il t’échappe, ton nez est com­plexe, et tes oreilles et tes lèvres…
Oui, je me suis réfugié dans des feuil­lets très fins, écrits au cray­on d’une écri­t­ure très petite, entre 1924 et 1936. Et puis, fin. La lim­ite extrême du secret dépassée, seul le silence. (Mais qui peut t’empêcher de penser que je n’ai pas écrit des mil­liers de notes à Herisau, exerçant avec une mani­aque pré­ci­sion le tal­ent de les cacher ?)

 

 

Inaperçus

 

Non, non, ce n’est pas moi le patron. Les choses inaperçues, si on arrive à les apercevoir, échap­pent à l’attention.
Hier, j’ai lu un petit livre de Got­thelf, à mi voix entre moi et moi (quelqu’un l’aura oublié lors d’une vis­ite, il avait quelques pages arrachées). L’écrivain se sert de mots que per­son­ne n’a trou­vés avant lui : si par­ti­c­uliers, éclairés d’une lumière provenant d’on ne sait où, de sorte que, à cer­tains moments, on s’étonne devant l’art de l’auteur qui parvient à être com­plète­ment lui-même dans sa pen­sée et sa for­mu­la­tion. Il faut lire ce qu’il dit. Per­son­ne n’est capa­ble de l’exprimer avec autant de déli­catesse. Dans ce réc­it, il y a un vieil homme qui ne se plaint pas de l’absence de larmes autour de lui. Autour de lui rient de nom­breux enfants. Sa fille est sérieuse, impas­si­ble. Le vieil­lard veut qu’on l’emmène dehors et s’assoit au soleil, face à la mai­son. Il exhale son dernier soupir le regard tourné vers le paysage, au milieu des rires enfan­tins. Pen­dant que Got­thelf par­le de manière si belle de cette mort, j’ai l’impression qu’il tient tout entre ses mains : le vieil homme, la mai­son, le monde, les enfants, comme s’il obser­vait un jou­et, avec une atten­tion ten­dre. Beau­coup de vrais livres sont de par­faites mécaniques. Peu de gens liraient un livre si petit avec la même admi­ra­tion que moi, fascinés qu’ils sont par des oeu­vres plus vastes et morales, qui intimi­dent et inhibent. Mais ici, il y a un écrivain qui sait voir les choses inaperçues et avec son réc­it, nous réveille et nous fait plaisir.

 

 

Nomenon

 

Ah, la cas­cade, la cas­cade de Nom­e­non ! La mienne, ma cas­cade ! J’étais petit, je jouais à mesur­er ma taille sur les troncs des hêtres. Vingt-sept ans plus tard, je suis retourné dans ce lieu me mesur­er à nou­veau, appuyant ma tête sur le même arbre. La nuque cor­re­spondait à la même mar­que au même endroit. Je n’avais pas du tout gran­di ! Comme je l’imaginais. Comme je le voulais. Ah, la magie de Nom­e­non ! Pourquoi serait-il si impor­tant de grandir ? Pour se sou­venir du jour exact où Karl s’est mar­ié et où a com­mencé la ruine de mon exis­tence ? Pour me sou­venir d’Ernest qui ago­nise après vingt ans d’asile ? Pour me sou­venir d’Hermann qui se sui­cide à 49 ans ? A Lisa et Karl, dis­parus il y a quelques années ? On grandit pour compter le nom­bre des morts. Enfants nous sommes tou­jours pro­tégés par les vivants. C’est beau de l’être, comme observ­er le couch­er du soleil où la masse rouge et som­bre ne descend jamais à l’horizon mais se trans­forme en un astre clair et rose et c’est ain­si que recom­mence le monde, en igno­rant le roy­aume obscur de la nuit et des vivants.

 

 

Mythe

 

Doc­teur Weiss, je ne veux pas devenir un mythe.
Toi qui peux sor­tir d’ici, tu sais com­ment te comporter.
Je ne veux pas être un mythe. Pas même un mythe lit­téraire. Je me fous de la lit­téra­ture si tu per­me­ts cette expres­sion. Je ne veux pas que ton médecin chef mette à ma dis­po­si­tion une cham­bre, une table, du papi­er, une plume. Qu’en ferai-je ? Je suis un fou enfer­mé dans un asile.
Lis Tchekov, oui lis-le. Et tu t’apercevras que Tchekov n’existe pas. A la fin, il n’y a que les his­toires. Ses his­toires. Sans hys­térie, com­mérages, idéolo­gies. Des his­toires, et ça suffit.
Si tu veux par­ler de moi, racon­te que je n’oublie jamais de me promen­er. Seel­ig le sait. Tout Herisau le sait.
Je peux te faire un aveu ? J’ai hor­reur que la lit­téra­ture con­tin­ue sans avoir l’intensité des plus belles pages. Je veux la salle n°13 et que tout finisse.
Je préfère disparaître.

 

 

Les autres

 

Ma longue fréquen­ta­tion de l’éloignement du monde m’a immu­nisé con­tre la douleur de sa fin. Je trou­ve insup­port­able, même si je suis schiz­o­phrène, d’imposer aux autres mes tragédies per­son­nelles. Insup­port­able et stu­pide. Laiss­er des bil­lets sous la neige est beau­coup plus mag­ique. Les laiss­er vierges est certes un arti­fice, une plaisan­terie, mais j’y ai pensé.

Pour écrire, j’ai tou­jours recher­ché le sou­tien des autres. Non, je ne les ai pas util­isés comme des miroirs. Me réfléchir, quel sens cela aurait-il eu ? Je me réfléchis­sais dans les autres en me changeant moi-même. Et enfin je regar­dais le soleil à tra­vers la fenêtre de ma cham­bre, lisant les aven­tures des héros de roman, ou regar­dant les filles qui pas­saient dans les rues et chaque jardin était le jardin ombreux et touf­fu, les feuilles har­monieuses de la cime mou­vante des pla­tanes telles de très beaux masques verts, où, ado­les­cent, j’avais rêvé de dormir dans un état d’extase, libéré de mon corps.

 

 

Confiance

 

Je suis vrai­ment libre. Vous, les psy­chi­a­tres, l’avez com­pris. Vous avez com­pris que je ne veux pas m’enfuir. La porte de Herisau est tou­jours ouverte pour moi. Cette con­fi­ance me plaît et me con­sole : c’est une vie par­faite. Avoir con­fi­ance en l’autre, en sachant qu’il ne t’agressera pas avec un couteau. Ne jamais fer­mer la mai­son puisque per­son­ne ne vien­dra te vol­er. Ici nous ne faisons aucun mal : l’ayant subi, nous restons proches les uns des autres, cha­cun comme il le peut, qui cui­sine, qui net­toie, qui ficelle des paque­ts. Nous sommes réc­on­cil­iés. Aucune douleur ne peut être plus grande que celle dont nous nous sou­venons. Et nous ne red­ou­tons pas la mort puisque, à notre manière, nous sommes déjà morts en vivant à la faible lumière de cette exis­tence posthume de prisonniers.

 

 

Lecture

 

Je lis sou­vent à Herisau. N’importe quoi. Par­fois cer­taines phras­es dans un mau­vais roman sont très belles, oh oui. Pen­dant la lec­ture la tête devient le lieu où tour­nent d’étranges pen­sées : les his­toires vont et vien­nent. On n’est plus soi-même et c’est très beau. On pour­rait presque dire qu’en lisant nous mourons et que quelque chose se met à ger­mer en nous comme une vie nou­velle. D’autres fois, je ne lis pas mais me sou­viens de ce que j’ai lu. Thomas Mann, par exem­ple. Tonio Kroger et Désor­dres et douleur pré­coce (la pre­mière édi­tion, celle avec les dessins de Karl). Nori­na, cinq ans, qui danse avec Max, son pre­mier tour­ment, douleur absolue et sans remède. Tout un ruban de nuances, de tres­saille­ments, de rougeurs comme des fris­sons sur la peau. Tonio qui regarde le monde vivre et danser, là, dehors, un monde heureux et beau ; dans la douleur, il le regarde depuis sa fenêtre. Je n’ai jamais com­pris sa douleur. Il aurait dû se sen­tir fier de se tenir là, à l’écart des autres. Que sig­ni­fie être jeune et beau, se mari­er, avoir des enfants ? Etay­er une illu­sion avec des poutres d’un mil­limètre d’épaisseur. Se con­damn­er à des décep­tions douloureuses et à des infidél­ités vaines. Utilis­er un engrenage qui paraît avoir un sens. Voir celui qu’on aime tomber malade. Pleur­er à l’idée de sa mort. S’émouvoir de sa joie. Que de peines !
Hans Cas­torp, au fond, était fier de vivre une exis­tence en sus­pens  de malade tout en écoutant les mots de Set­tem­bri­ni. Alors, si tu veux vrai­ment le con­naître, dans La Mon­tagne Mag­ique, tu trou­veras mon secret. Peut-être aus­si le tien, doc­teur, quand il est ques­tion de san­té et de mal­adie. La mal­adie est un état mag­ique, qui anéan­tit la douleur du temps, et per­met de se dis­soudre sans avoir à le décrire en se ser­vant de l’écriture. Herisau n’est-il pas ce genre d’endroit ? Certes, sans le style de Thomas Mann, sans ses réflex­ions péné­trantes. Penses‑y. Nous sommes tous à l’intérieur d’un livre. Puis nous en oublions le titre et ain­si nous croyons en la vie qui passe.

 

 

La langue des oiseaux

 

Hier j’ai fait un rêve. Tu ne me demandais rien, je ne te répondais rien. Nous étions si tran­quilles, si sere­ins. En me taisant, je sen­tais que j’apprenais la langue des oiseaux. Mais, par chance, ne pou­vant vol­er, je ne l’utiliserai jamais. Comme c’est beau ! Enfin, je me sou­viens d’un rêve. Depuis des mois, je fais des rêves très brefs, je m’éveille en pleine nuit et chaque fois je rêve d’histoires par­faites sans me rap­pel­er aucun détail. Tous des men­songes, mes men­songes. Qui accom­pa­g­neront (je l’espère) mon enter­re­ment comme l’adagio de la Sonate pour piano de Franz Schubert.

 

Présentation de l’auteur

Marco Ercolani

Psy­chi­a­tre, né à Gênes en 1954.
A pub­lié de nom­breux romans et réc­its et quelques recueils de poésie.
A obtenu le Prix Morsel­li avec son roman Cam­era fis­sa aux édi­tions Magenta.
Dirige la col­lec­tion “i lib­ri del­l’Ar­ca” aux édi­tions Joker.

 

Marco Ercolani
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