Margaret Noodin : un regard sur la poésie native américaine
Vivre en fonction du nom qui vous est attribué.
Les ancêtres nous disent : « vis en fonction du nom que tu as reçu . / Nous percevons la vérité dans nos os / si nous écoutons. » Extrait du poème Listening, dans Weweni de Margaret Noodin)
Fait rare pour être mis en avant dès la première phrase de l’article, Margaret Noodin écrit sa poésie dans sa langue tribale : il s’agit de l’Anishinaabemowin, qui est la langue des Indiens Odawa, Potawatomi, Ojibwa, tous peuples cousins originaires des Grand Lacs, en Amérique du nord. Cette langue est parlée par plus de deux cents communautés au Québec, en Ontario, dans le Manitoba, le Saskatchewan et en Alberta pour ce qui concerne le Canada mais aussi dans le Dakota du nord, le Michigan, Wisconsin et Minnesota pour ce qui est des USA. Sa vitalité regagne des forces mais sa survie est encore précaire. Et dans cette période de l’histoire de la planète où la diversité culturelle, comme la biodiversité sont en danger, il y a lieu de noter les efforts pour y échapper ! Bilingue donc, ses livres nous ouvrent sur une façon de penser et de regarder le monde avec des yeux d’Anishinaabe, une façon de percevoir et de décrire le monde avec une sensibilité qui porte attention à certains détails qui échappent aux langues occidentales n’ayant pas été conçues et polies dans le même environnement ; elles restent des langues « exportées », les langues Indiennes étant plus à même de dire le territoire qui fut le leur pendant des millénaires.
Margaret Noodin, Weweni, Wayne State University Press; Bilingual edition, 2015, 112 pages, 16,99 €.
Margaret Noodin est née en 1965, elle est membre de la nation Anishinaabe (Chippewa, descendante de la bande « grand portage » qui vivait sur les bords du lac Supérieur), née dans le Minnesota aux Etats Unis, elle enseigne actuellement à l’université de Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Elle fait également vivre un site www.ojibwe.net dédié à l’apprentissage de la langue Anishinaabemowin avec en plus des leçons, des histoires et des chants traditionnels Anishinaabe et des informations sur des événements ou des personnes ayant un lien avec la vie tribale indienne. Margaret est aussi directrice de l’institut Electa Quinney situé à Milwaukee, Wisconsin, qui s’occupe d’éducation pour les Indiens d’Amérique originaires de cette région sud-ouest du lac Michigan (Michigami), lac appartenant au grand bassin d’eaux venues des grands lacs et où les rivières Milwaukee, Menominee et Kinnickinnic se rencontrent, là-où les nations souveraines Anishinaabe, Ho-Chunk, Menominee, Oneida et Mohican restent, discrètement certes, présentes. Avec ses deux filles, Margaret fait partie d’un groupe de chanteuses : les Miskwaasining Nagamojig (les chanteuses des marais) qui s’accompagnent aux percussions traditionnelles Indiennes, elles chantent des chants Ojibwa (Anishinaabe).
La langue Anishinaabemowin est une langue agglutinante dont la grammaire peut sembler fort complexe à nos esprits façonnés par les origines latines de notre français. Mais chacun des préfixes, suffixes et personnes employées (14 au lieu des 3 que nous reconnaissons) nous indiquent la façon de comprendre les relations entre l’animé et l’inanimé, le proche et le lointain, le singulier et le pluriel …). Une façon fine donc d’analyser les phénomènes.
Les versions des poèmes en Anishinaabemowin sont deux à trois fois plus longues que leurs versions anglaises, ce qui donne une multiplicité de sons pour sentir et faire percevoir la réalité Anishinaabe. Précision poétique contre brièveté tournée vers une « efficacité » matérialiste : ainsi se confrontent et se complètent les cultures ! J’ajouterai que cette langue agglutinante est comme la manifestation du savoir tribal : tout est lié. Les mots s’allongent à l’envi et la parole tisse ses filets qui attrapent tout de la réalité ainsi que vue par des yeux Indiens. L’anglais ou le français ne sauraient rendre visible, ni à l’oreille ni écrits sur le papier, cette philosophie de l’interdépendance !
Margaret Noodin, Université du Michigan, groupe d'étude du langage Ojibwe. Tony Ding/AP Photo.
Margaret Noodin parle de sa poésie comme d’un mélange qui essaie à la fois d’imiter, de respecter la tradition des ancêtres, mais aussi d’amener la langue vers une poésie moderne qui lui permette de changer et de s’adapter à l’époque actuelle. Margaret est l’auteure à ce jour d’essais, d’une thèse, et de plusieurs livres, dont certains « pour enfants », dont voici les titres :
- Bizhiw Miinawaa Miinan : Lynx and the Blueberries with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2019.
- Ajijaak: Crane with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2018.
- Learning Ojibwe: Anishinaabemowin maajaamigad. With Kimewon, Howard. Owen Sound, Ont.: Ningwakwe Learning Press. 2009. ISBN 9781896832975.
- Bawaajimo: A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature. American Indian Studies. Michigan State University Press. 2014. ISBN 978-1611861051.
- Weweni: Poems in Anishinaabemowin and English. Made in Michigan Writers Series. Wayne State University Press. 2015. ISBN 978-0814340387.
Elle en prépare d’autres, dont un ouvrage intitulé ce que la mésange sait d’où sont tirés tous les poèmes sauf un, que j’ai traduits. Son premier livre de poèmes, Weweni, utilise pour titre la formule rituelle qui souhaite à l’autre de bien prendre soin de soi, qui lui veut du bien, quelque chose entre notre « bon voyage dans la vie » et notre « porte-toi bien », ou bien un mélange des deux. Margaret Noodin y évoque les sujets contrastés de l’actualité planétaire mais évoque aussi les histoires de fantômes, nous parle du message que délivrent les arbres. Les poèmes parlent de l’intime, des moments de difficultés et de joie, de rêves et d’inquiétude pour le futur. Elle y évoque aussi les blessures et les traumatismes que la triste histoire de la colonisation a infligés aux peuples amérindiens. En voici un exemple :
Les prometteurs
Parfois
la pluie tombait deux fois
et c’est quand ils mentaient.
Les hommes vieillis ont tordu
les promesses poussiéreuses
que jeunes amants ils avaient une fois faites
Les femmes vieillies au four ont cuit
les récits jusqu’à ce qu’ils lèvent
au-delà de la vraisemblance
Les petits enfants les adoraient
pour cette capacité
à re-imaginer leurs vies.
Leurs propres enfants étaient effrayés
à l’idée de ce qu’ils diraient
eux-mêmes un jour.
Margaret Noodin, Bawaajimo': A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature, Michigan State University Press, 2014, 37,91 €.
Dans son recueil en préparation, intitulé ce que la mésange sait, Margaret construit son travail en deux parties. Une première illustre la façon dont le langage, donc la pensée Anishinaabe, mélange philosophie, science et psychologie. La seconde rétablit la « vérité historique » trop souvent effacée ou maquillée dans les journaux ou institutions dirigés par la société dominante blanche. Ainsi ce poème :
Portrayed in the Newberry
Someone has carefully hung them in the half light
facing a declaration
which tells all the world the facts of
“the merciless Indian savages”
. . . but only the month is wrong.
We remember you Simon, wearing your brown shirt
you are son of Elizabeth and Leopold
you are grandson of Chief Topinabee
you are great-grandson of Chief Naniquiba
. . . but you are not a “chief” they say.
Nearby if we follow a different road
a wall-card remembers one
who called for human extermination
four days before Wounded Knee
. . . but he wrote stories for children.
Here where there are old pages and portraits
we wonder how to understand
discovery and being discovered
clarification and collusion
. . . but maybe it is time instead to discover one another.
Dépeints à la Newberry
Quelqu’un les a soigneusement pendus dans la pénombre
faisant face à une déclaration
qui annonce au monde les méfaits des
“impitoyables sauvages Indiens”
. . . seulement le mois est faux.
Nous nous souvenons de toi Simon, tu portais ta chemise brune
tu es le fils d’ Elizabeth et de Leopold
tu es le petit fils du chef Topinabee
tu es l’arrière petit fils du chef Naniquiba
. . . mais tu n’es pas un “chef” disent-ils.
Tout près, si nous suivons un trajet différent
une plaque murale commémore quelqu’u
ayant prescrit l’extermination humaine
quatre jours avant le massacre de Wounded Knee
. . . mais il écrivait des histoires pour enfants.
Là où nous trouvons vieilles pages et portraits
nous nous demandons comment comprendre
découverte et être découvert
clarification et collusion
… mais peut-être est-il simplement temps de se découvrir l’un l’autre.
- La Newberry Library ou bibliothèque Newberry, aussi appelée Newberry Research Library, est une bibliothèque publique de recherche de la ville de Chicago (Illinois). Elle est plus particulièrement orientée vers les sciences humaines.
- Simon Pokagon (1830-1899), leader tribal des Indiens Potawatomi, écrivain prolifique, avocat de la cause indienne. Ses écrits se font abordables pour les populations blanches et disent sa fierté d’être Indien, il présente une image positive des Indiens qui alors devaient faire face à des défis jamais rencontrés. Topinabee et surtout son père Naniquiba étaient eux aussi des leaders, grands guerriers ayant adopté la cause de Tecumseh. (N.d.T.)
J’aimerais maintenant vous faire voir et lire des poèmes courts, pris dans la première partie de ce recueil ce que la mésange dit, qui expriment et montrent bien l’attitude et le regard qu’ont les Indiens en général sur les phénomènes de la nature et plus particulièrement leur relation entretenue avec les animaux. La version en Anishinaabemowin pour aiguiser votre curiosité ! Et rendre hommage à cette langue et à ses locuteurs.
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Bangan Zoogipoog
Epiichi bangan zoogipoog
biinijichaagigewaad
biidaazhegaamewaad
endazhi maaminonendamang
ezhi-oshkibaakadawaabiyang waaseyaabang
Silent Snowfall
While silently the snow falls
souls are washed new
arriving along the shore
where we pause to consider
the way each dawnlight opens our eyes again.
Chute de neige chuuut
Quand silencieusement la neige tombe
les âmes sont lavées de neuf
qui atteignent la berge
où nous nous arrêtons pour contempler comment
la lumière de chaque aube ouvre nos yeux
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Gijigijigaaneshiinh
Ningii-ozhibii’amawaag gijigijigaaneshiinyag onzaam gaawiin maajaasiiwaad miinawaa Linda LeGarde Grover gii-ozhibii’aad Azhegiiwe Wiingashk.
Aanikoobijiganag aanikoobidoowaad
wiingashk wiindamawiyangidwa
gashkibijigeg gegashk-akiing.
Gijigijigaaneshiinh ayaa gawaandag
noondaagozid noondenimiyangidwa
manidookeyaang manidoowiyaang.
Chickadee
For the chickadees who never leave, and Linda LeGarde Grover who wrote about them in The Road Back to Sweetgrass.
The ancestors tied and extended it
the sweetgrass, telling us
make bundles, the world is not yet ripe.
The marsh chickadee is there in the white pine
calling out wanting to be with us
it’s a ceremony, a way to be alive.
Mésange
pour les mésanges qui ne partent jamais, et pour Linda LeGarde qui a écrit à leur sujet dans The Road Back to Sweetgrass (la route du retour vers Sweetgrass)
Les ancêtres l’avaient etendue et nouée
la sweetgrass, ils nous disaient
fais des paquets, le monde n’est pas encore mûr
La mésange des marais se trouve dans le pin blanc
elle appelle veut participer avec nous
c’est une cérémonie, une façon d’être vivante.
- Sweetgrass est une ville au nord de l’état du Montana, mais c’est aussi une herbe que les Indiens d’Amérique du nord récoltent et rassemblent en “bouquets”ou bien en tresses pour les faire sécher et les faire brûler, ce qui degage une odeur particulière, comme le ferait l’encens, avec des vertus purificatrices. (N.d.T.)
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Bi Booniig
Boonipon apii biboong miidash dakaanimad odishiwe daashkikwaading
Boonitamaang madwezigoshkaag miinawaa bizindaamangidwaa wewenjiganoozhiinhyag
Boonigidetaadiwag mii maajii-aamiwaad epiichi makwamiiwaagamaag
Booniiwag enaazhi-zhingobiiwaadikwanan nanegaaj waaboozwaagonagaag
Boonam gegapii miidash boonendang aki biinish bookoshkaag
Landing Here
When it stops snowing in winter and deep cold arrives to crack the ice
We stop hearing the freezing then listen for the great horned owls
They forgive one another and begin to mate while the world is frozen
Landing on pine branches as snow falls gently in large flakes
Eventually she lays an egg then ignores the world until it breaks
Atterrir ici
En hiver quand il cesse de neiger que le grand froid arrive et fait craquer la glace
Nous cessons d’entendre le gel alors nous écoutons les grands-duc
Ils se pardonnent les uns les autres et s’accouplent pendant que le monde est glacé
Se posant sur des branches de pin ils font tomber délicatement la neige en larges flocons
Finalement elle pond un œuf alors elle ignore le monde jusqu’à ce qu’il éclose
Pour conclure, dire aussi que Margaret n’écrit pas « seule », dans le sens où elle reconnaît avoir des alliés objectifs et des soutiens en les personnes de Kim Blaeser, Heid E Erdrich, poètes Anishinaabe comme elle, entre autres amitiés. Je ne sais pas quel nom a été donné à Margaret Noodin, poète si attachante, mais si je devais lui en donner un, après ce que j’ai lu d’elle et sur elle, cela pourrait bien être « la-courageuse-survivante-qui-enseigne-inlassablement ». Et elle le fait dans le respect, dans la compassion ; pas de traces de colère chez elle comme il peut s’en trouver chez d’autres auteurs amérindiens même si elle dénonce le sort fait aux Indiens d’Amérique du nord, aujourd’hui comme par le passé. Quelque chose de pacifique dans son œuvre qui pourrait laisser entendre comme un appel à la réconciliation. Et comme le disait souvent John Trudell, leader et poète Sioux en direction d’un auditoire occidental : « n’oubliez pas que vous êtes les prochains Indiens » ! En ce monde perturbé où des espèces végétales, animales, disparaissent chaque jour, une vague d’extinction de l’espèce humaine n’est pas inenvisageable qui rappelle et évoque la vague d’extermination génocidaire subie par les Indiens d’Amérique du nord et les peuples indigènes de la planète, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours.