Rainer Maria Rilke à Duino
Les élégies de Duino, une des œuvres majeures de Rainer Maria Rilke (1875–1926), doivent leur nom au château où elles ont été écrites la première fois. Un livre vient aujourd’hui éclairer le contexte de cette création poétique. L’auteur en est la femme qui a accueilli Rilke dans son château de Duino. Elle devint sa protectrice et son amie. C’était une princesse d’origine vénitienne par sa mère, autrichienne par son mariage. Son nom : Marie de la Tour et Taxis (1855–1934)
Une princesse qui évoque ses souvenirs. Nous ne sommes pas ici dans un récit glamour ni dans la chronique mondaine des têtes couronnées. Avec Marie de la Tour et Taxis nous avons affaire à une femme profondément cultivée, naviguant de Venise à Berlin en passant par Munich, Vienne, Paris ou Londres, fréquentant les plus grands auteurs ou artistes de l’époque. Devant nous défile un monde culturel à cheval sur le 19e et le 20e siècle (d’où émergent les noms de Rodin, Valéry, Verhaeren, Nijinski…), un monde où la notion de frontière ne semble pas exister, au cœur d’une Europe où le mécénat se donne libre cours.
Rainer Marie Rilke baigne dans ce milieu-là. Il rencontre pour la première fois la princesse à Paris, en 1910, chez Mme de Noailles. Le poète a 35 ans. Celle qui deviendra sa protectrice en a 55. Elle l’invite en avril 1910 à venir résider dans son château de Duino près de Trieste, sur une falaise dominant l’Adriatique, dans « une chambre claire et gaie avec à gauche la pleine mer, Trieste et l’Istrie ; à droite le golfe qui s’avance jusque vers Aquileia et les lagunes de Grado »,raconte Marie de la Tour et Taxis. Le poète séjournera même seul dans ce château au cours de l’hiver de l’année suivante.
Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke, Arfuyen, 185 pages, 17 euros.
C’est un beau matin de janvier 1912, alors qu’il se promenait dans cette propriété, que lui est « donnée » la première élégie. « Il entendit une voix qui l’appelait, raconte la princesse, une voix très proche qui disait ces mots à son oreille : Qui donc parmi les légions des anges, / qui donc entendrait mon cri…Il resta immobile, écoutant. Qu’est-ce ? murmura-t-il à mi-voix… Qu’est-ce qui vient ? .… Il prit son petit livret qu’il portait toujours avec lui, écrivit ces lignes et puis tout de suite, encore quelques vers qui se formaient comme involontairement… ». Marie de la Tour et Taxis avait appelé Rilke le Seraphico. « Quelle intuition extraordinaire, aussi juste qu’étrange, raconte-t-elle, et combien je le compris au plus profond de mon cœur quand l’heure fut enfin arrivée, l’heure de la seconde Elégie, l’élégie des anges, cette merveille ».
Le livre, à partir de là, évoque toute une série d’événements liés à des rencontres ou des découvertes de toute nature dont les deux protagonistes sont les témoins ou les acteurs. On les retrouve dans les grandes villes européennes, visitant des musées, des édifices religieux, s’arrêtant devant des monuments (la tombe de Pétrarque, par exemple, en Vénétie). La princesse s’inquiète pour la santé de son protégé (fragile des nerfs), note son « exaltation étrange et son regard égaré et plein d’angoisse ». Elle le reçoit aussi dans sa résidence de Lautschin en Bohême (comme un retour aux sources pour le poète né à Prague) mais aussi dans son « entresol » de Venise
On voit ainsi, au fil des pages, le rôle essentiel joué par cette femmes (nous faisant presque oublier l’autre femme de Rilke : Lou Andréas Salomé). « L’amour, le grand amour qu’il admirait tant dans les autres, écrit néanmoins la princesse, il se croyait incapable de jamais le ressentir d’une façon constante et sûre. Un moment de joie, d’enthousiasme, d’ardeur, et puis le désillusion complète, le dégoût, la fuite… ». Mais elle ajoute aussitôt : « Et pourtant il ne peut pas vivre sans avoir autour de soi l’atmosphère de la femme. Oui, j’ai été frappée souvent de l’attraction extraordinaire de la femme sur lui et de ce qu’il m’a dit souvent, qu’il ne pouvait parler qu’avec des femmes, qu’il ne croyait comprendre que les femmes et ne se plaisait vraiment qu’avec elles… »
Marie de la Tour et Taxis se trouvait à Rome au moment de la mort du poète en 1926, en Suisse. Elle écrira en français ses Souvenirs sur Rainer Maria Rilke mais le livre sera publié pour la première fois en 1933 dans une traduction allemande, puis en français en 1936 pour le 10e anniversaire de la disparition de Rilke. Voilà à nouveau ce livre entre nos mains. Il approfondit notre connaissance de l’homme Rilke (et bien sûr, aussi, de l’écrivain). Il nous révèle également la profonde effervescence culturelle de cette époque « si attirante si curieuse » comme le dit Maurice Betz dans l’avant-propos. A cet égard, ce livre constitue une indéniable contribution à la connaissance de l’histoire littéraire de l’Europe, sans oublier toutes les informations que les amoureux de l’œuvre de Rilke pourront y glaner.
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