Marie Delvigne, Hors jeu

 

Que se passe-t-il dans l’esprit d’une fillette lorsqu’elle perd son père pour la seconde fois et se sent hors jeu / je ? Ce père qui aime tant s’enivrer, mais dont la vie – aux yeux de la fillette semble plus riche, plus enlevée que celle de la mère qui pour sa part tente – en apparence de préserver le lien familial, l’ordre et la cohérence du foyer. Curieusement, la fillette dont la naissance n’était pas désirée prend le parti du père pour lequel elle éprouve une tendresse inconditionnelle. Elle aime l’odeur des cigares paternels. Elle aime quand il « joue de la batterie à table (…) avec son couteau et sa fourchette et puis qu’i[l] se prend soudain pour Miles Davies (…) ». Elle aime « celui qui [l]’invite à danser, puis se roule par terre, ivre mort, après avoir menacé sa femme de la tuer. Et celui qui va mourir en oubliant de se faire enterrer »[1].

Quand le père revient d’une cure de désintoxication, où la famille lui rendait visite « chez les foldingos », il n’est plus le même. La  bouteille de vin qui trônait sur le buffet est remplacée par une bouteille de grenadine. Et il va même jusqu’à aider d’autres alcooliques dans leur démarche pathétique de retour à la sobriété. Ces sortes de thérapies de groupe se déroulent avec l’aide de la mère, au domicile familial, assailli désormais de personnages aux comportements parfois bizarres que la fillette et le reste de la fratrie (un frère et une sœur) découvrent ou subissent avec des sentiments mitigés. Le père et la mère sont souvent absents, occupés à sauver une partie de l’humanité.

La complicité avec le père n’est plus. « Tu as voulu sauver la terre et tu m’as oubliée au passage. Tu m’as abandonnée ». Leurs sourires que qualifie la narratrice de similaires : évanouis aussi. « (…) tu souriais beaucoup de moi »[2]. Il souriait d’elle… Ce qui suffisait à contenter la fillette.

Le récit de Marie Delvigne empreint d’une « précieuse sensibilité »[3] constitue ici une lettre ouverte, un dialogue imaginaire entre une fille et son père « parce qu’il n’est plus là et qu’il ne reste plus que le monde »[4]. Le souvenir vif et nostalgique de ce père qui n’aura pas appris à sa fille à nager, à marcher, à se structurer, et qui pousse le personnage de Marie à confier : « Il paraît que je suis jolie, et intelligente aussi, mais spéciale »[5] hante la narratrice, en raison de la nature même de cette relation inachevée, absente au présent de tous les présents, laissé jadis en jachère. Le père est mort trop tôt et demeure à jamais le dieu de sa fille, ainsi à la fois : « Si proche et si lointain »[6].

 


[1] Hors jeu. Page 19.

[2] Ibid. Page 15.

[3] Ibid. Extrait de la 4e de couverture par André Paillaugue, critique littéraire.

[4] Ibid. In préface de Jean-Luc Coudray, page 9.

[5] Ibid. Page 40.

[6] Citation de Friedrich Hölderlin « si proche, et pourtant si lointain, le dieu ».