Marie-Josée Christien, Choix de textes

Par |2023-03-08T18:16:07+01:00 2 mars 2023|Catégories : Marie-Josée Christien, Poèmes|

Affole­ment du sang (extraits)

Je voudrais dire la vie
et je dis la douleur

Quelque chose en moi
s’est éteint.

*

Chaque fois au bord
de me taire
dans la nausée des heures

le vide ouvert
sous les mots
où tout se pétrifie

il n’y a rien
à attendre
que l’attente.

*

A Claire Fourier
(en écho à son  roman Les silences de la guerre)

Se taire
n’est pas convoquer
le silence

c’est l’usurper.

*

La vie incertaine
noue nos illusions
à nos ombres

Tout ce qui fut
n’est que sable
qui fuit
du creux de nos mains.

*

Sans bruit sans trace
chaque mot pèse
de son poids de vie

lancine
ruisselle
dans le corps

comme fou
dans la chaleur
du sang en cru.

*

Ce n’est qu’un chemin
pris par mon sang
un long évanouissement

le peu qu’il me reste
quand les mots se font rudes

je n’ai plus
pour me réchauffer
que le vertige
des points de suspension
acca­parés par l’attente.

Extraits de Affole­ment du sang (Al Man­ar, 2019)

∗∗∗

Les extraits du temps

La fenêtre s’ouvre
un écran immense où se tord la nuit
des lam­beaux s’échappent
Le reflet du monde va s’éteindre
bien plus loin

La suite des jours est incertaine
l’air se met à vibrer
quand le san­glot de la nuit cesse
le temps est soudain clair
comme une goutte d’eau

Et le calme du ciel
épuise le courage
qui soule­vait nos mains.

*

Les forces du chagrin
ont atteint leur limite
et mon désir glisse sur la ronde
du temps
mon cœur obscur
jeté aux crevass­es du doute
l’œil inqui­et qui regarde
de temps en temps
par-dessus l’épaule du soir
si rien ne vient
à la ren­con­tre des regards détournés

Tout est tiède dans l’air
Tout est froid dans le cœur
c’est un mélange de mort et de lumières
où les pétales sans odeur
claque­nt con­tre les murs où som­nole la fièvre.

*

Le froid resserre l’étau
des pas­sions clandestines
dans les den­telles tamisées
je dirai le chagrin
qui tis­sait ma lumière

C’est l’ardeur de vivre
qui dirige
la peur de perdre
de jouer son sort
au moin­dre bruit

Je n’espère rien du néant
Je n’oublie pas le présent
auquel il me faut tenir tête.

In Les extraits du temps (Les Edi­tions Sauvages), Prix des Bre­tons de Paris 2009

∗∗∗

Marais secrets

C’est ici
une vieille terre
aux noires écorchures
qui s’effacent dans la brume

un ter­ri­toire de traces fossiles
d’une forêt immémoriale

le souf­fle acide
d’un pays caché.

*

L’œil rivé
à chaque pas
qui s’enfonce
dans la tourbe spongieuse

on marche
comme on prie

dans l’apesanteur des sèves
et l’escapade des genêts.

*

Le cœur bat
plus calmement
dans l’immobilité
des marais silencieux
toute pen­sée est plus lente.

*

Les roseaux
se mesurent à la patience

la vie insiste
persiste

silen­cieuse­ment.

*

Têtes bass­es
les joncs battus
de vent glacé
sont les rescapés opiniâtres
d’un con­ti­nent englouti

en dor­mi­tion.

*

Des saules tortueux
dessinent
des idéogrammes
dont on aurait oublié
le sens.

*

Le marais
se fige
comme une immense flaque
dans le paysage sans couleur
résis­tant vaillamment
aux ruissellements.

*

C’est une eau immobile
que rien
ne distrait

la litanie de nos pas
n’atteint pas ses secrets.

Extraits de Marais secrets, Les Edi­tions Sauvages, 2022

 

∗∗∗

A pro­pos de poésie 

     Ce que je cherche dans la lec­ture d’un poème ? Le trem­ble­ment qui le traverse.

     La poésie est ce qui fait sens avec nos sens, avec ferveur.

     Le poème est à des­ti­na­tion de l’œil et de l’oreille.

     La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre inten­sé­ment, et par là espérer 
le comprendre.

     Le  poème fait sens, mais n’a pas de mes­sage à délivrer.

     La poésie ne demande pas d’être déchiffrée ni com­prise, mais éprouvée.

     La poésie réside en ce va-et-vient con­tinu entre l’intériorité et l’extériorité. C’est pourquoi elle 
mêle si bien en elle voix per­son­nelle et voix collective.

     La poésie affronte toutes les ques­tions qui bous­cu­lent les cer­ti­tudes. Elle porte ain­si en elle 
l’essence de la vie.

     Ceux qui asso­cient la poésie à la rêver­ie et à l’imaginaire en sont bien éloignés.  Que dire de 
ceux qui en par­lent comme d’une détente ou d’un loisir !

     La poésie a pour domaine le réel et bien au-delà.

     Si un poème ne tient que par quelques arti­fices, il n’a aucune rai­son d’être.

     La poésie a une lec­ture poly­sémique, mais mal­gré tout, que de con­tre­sens quand le lecteur se 
met à imag­in­er ce que l’auteur a voulu dire.

     Un poème ne peut pas être lourd de sens. Sous sa grav­ité appar­ente, il y a au con­traire tant de 
direc­tions à explor­er qu’il ne peut être réduit à la cer­ti­tude d’un seul sens.

      Je n’aime pas le mot recueil  pour désign­er tout ouvrage de poésie. Il sous-entend que l’auteur
a recueil­li  ses poèmes dans l’ordre chronologique de leur écri­t­ure. Or, dans la plu­part des ouvrages 
poé­tiques authen­tiques, il n’en est rien : leur archi­tec­ture est organ­isée, com­posée, structurée.

     La malé­dic­tion de la poésie est d’avoir été enfer­mée dans la lit­téra­ture, et avec elle, dans la 
sphère culturelle.

     La musique pour la voix du poème est un écrin qui la pro­tège et la met en lumière.

     N’est pas automa­tique­ment poète celui ou celle qui a écrit quelques livres de poésie.  C’est
avant tout aux lecteurs et aux cri­tiques d’en juger.

     La poésie n’a pas à divulguer. Au con­traire, elle a à préserv­er, à garder secret pour ceux qui 
sauront découvrir.

     La langue n’est pas le sujet du poème. Elle est seule­ment le matéri­au qui le sublime.

     La poésie n’est pas un sup­plé­ment d’âme. Elle est l’âme même.

     Ne pas con­fon­dre vivre en poésie et vivre de la poésie.

     La poésie est un état de veille.

     Le poème est ce qui résiste de plus humain de nous.

     Un vrai poète se recon­naît à sa capac­ité de sor­tir de lui-même et de dépass­er l’horizon de sa 
pro­pre parole, à son généreux désir  de partage.

     Les poètes belges me sem­blent d’une fan­taisie pure, absolue. Celle des poètes bre­tons est plus 
mélan­col­ique, plus grave.

     Une poésie qui ne s’adresse pas aux êtres humains, qui se com­plait dans l’incommunicabilité,
est inutile, infondée. Sinon, on pour­rait se sat­is­faire de poèmes écrits par une intel­li­gence artificielle.

     J’aime les auteurs qui me par­lent à l’oreille, qui me chu­chotent d’âme à âme.

     L’écriture d’un poème com­mence tou­jours par l’émotion et doit égale­ment se clore dans 
l’émotion. Le long proces­sus de sa genèse doit rester invis­i­ble et indé­tectable au lecteur.

     Et si la poésie était la langue du silence ?

 

Extraits de Petites notes d’amertume (Les Edi­tions Sauvages, 2014)
et de Eclats d’obscur et de lumière (Les Edi­tions Sauvages, 2021)

∗∗∗

Généalo­gie de la matière

In memo­ri­am Michel Baglin

« La vie, c’est la matière à son niveau le plus structuré.»
Hubert Reeves

Nous ne con­naîtrons les réseaux
du cosmos
qu’en perçant les mystères
de notre corps

tous les itinéraires
tous les appels
nous mèneront alors
là où nous verrons
ce qu’avant nous
on ne voy­ait pas.

*

Au pein­tre  Fran­cis Rollet,

La blancheur des galaxies
passe par la lumière
des ténèbres
croise
les lam­i­naires célestes

dans une enveloppe de silence.  

*

A Jean-Pierre Luminet, astro­physi­cien et poète

La nuit en silence
ramène
l’éternité
à un trou noir

guet­tant la moin­dre lumière
où se profile
le souffle
d’une froide illu­mi­na­tion stellaire.

*

 L’œil mag­né­tique

 A Aurélien Bar­rau, astro­physi­cien et poète
Au pho­tographe du ciel Lau­rent Laveder

Soutenu
par l’arche
des ganivelles

en silence

le regard
se projette
au cœur de la galaxie

mag­né­tique

la pen­sée
voit
l’extrême mouvement
des astres.  

Extraits de  Généalo­gie de la matière, en cours d’écriture

Présentation de l’auteur

Marie-Josée Christien

Marie-Josée Christien, née en 1957 dans la Cornouaille mor­bi­han­naise, vit dans le Finistère à Quim­per. Poète, auteur jeunesse, cri­tique littéraire, col­lag­iste, elle est respon­s­able de la revue annuelle Spered Gouez / l’esprit sauvage qu’elle a fondée en 1991.
En tant que cri­tique, elle col­la­bore régulièrement à la revue bimestrielle
ArMen et occa­sion­nelle­ment au mag­a­zine numérique Uni­divers. Vents d’ouest, sa chronique consacrée aux maisons d’édition, est accueil­lie dans la revue Inter­ven­tions à Haute Voix.

Présente dans une cinquan­taine d’anthologies et d’ouvrages col­lec­tifs, traduite en alle­mand, bul­gare, espag­nol, por­tu­gais et bre­ton, elle a pub­lié une quar­an­taine de livres et col­la­boré à des livres d’artistes.
Deux ouvrages lui sont consacrés :
La poésie pour via­tique (Chien­dents n°118, Edi­tions du Petit Véhicule, 2017) et Marie-Josée Christien passagère du réel et du temps (Ed. Spered Gouez, coll. Par­cours, 2020).

Pour l’ensemble de son œuvre, elle est lauréate du Prix Xavier-Grall et du Grand prix inter­na­tion­al de poésie francophone.

Site : https://mariejoseechristien.monsite-orange.fr

Egale­ment sur wikipédia

Bib­li­ogra­phie

Poésie
Affole­ment du sang
(préface de Jean-François Mathé, encres de André Gue­noun), Al Man­ar, 2019
Aspect du canal, Sac à dos Edi­tions, 2010
Con­stante de l’arbre, avec le pho­tographe Yann Cham­peau, Les Edi­tions Sauvages, coll. Carré de création, 2020
Con­ver­sa­tion de l’arbre et du vent (pho­togra­phies de Jean-Yves Gloaguen), coll. jeunesse A la cime des mots, Ter­tium éditions 2007, Tapabord, 2018, Liste de référence de l’Education Nationale
Cor­re­spon­dances, recueil à deux voix avec Guy Allix, Les Edi­tions Sauvages, coll. Dia­logue, 2011
Las­caux & autres sanc­tu­aires, Jacques André Edi­teur, 2007
Marais secrets, en col­lab­o­ra­tion avec le pho­tographe Yann Cham­peau, Les Edi­tions Sauvages, coll. Carré de création, 2022
Les extraits du temps (préface de Guy Allix), Les Edi­tions Sauvages, coll. Askell, 2009, Prix des Bre­tons de Paris
Temps morts (préface de Pierre Maubé, encres de Denis Heudré), coll. La Pensée Sauvage, Les Edi­tions Sauvages, 2014
Quand la nuit voit le jour (pho­togra­phies de Yann Cham­peau), coll. Jeunesse A la cime des mots, Ter­tium éditions, 2015

Prose
Eclats d’obscur et de lumière
(col­lages de Ghis­laine Lejard), Les Edi­tions Sauvages, coll. La Pensée Sauvage, 2021
Petites notes d’amertume (préface de Claire Fouri­er, land art de Roger Dau­tais), coll. La Pensée Sauvage, Les Edi­tions Sauvages, 2014

Autres lec­tures

Chiendents n° 118, consacré à Marie-Josée CHRISTIEN

Marie-Josée Christien est née en 1957 à Guis­cri­ff en Cornouaille mor­bi­han­naise. Sa poésie est très mar­quée par sa Bre­tagne natale où elle vit. “La poésie pour via­tique” est bien­v­enue. Gérard Cléry, Guy Allix, […]

Marie-Josée Christien, Constante de l’arbre

L’arbre est dans le vent. On l’enlace, c’est bon pour la san­té. On fait une marche en forêt et tout va pour le mieux. Mais le poète  — et pas seule­ment les thérapeutes […]

Marie-Josée Christien, Eclats d’obscur et de lumière

Les apho­rismes de Marie-Josée Christien Faire halte, regarder le monde sans com­plai­sance, mais aus­si savoir s’émerveiller. La poétesse quim­péroise Marie-Josée Christien dis­tille des graines de sagesse sous forme d’aphorismes ou de pen­sées lapidaires. […]

Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets

Marais secrets Le marais est une belle matière poé­tique. Monde entre deux mon­des (la terre et l’eau), il con­fine par déf­i­ni­tion au mys­tère au point d’être con­sid­éré, notam­ment du côté des Monts d’Arrée, […]

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