Le « dossier Marin Preda »
La mort du grand prosateur Marin Preda (1922–1980) fut, comme d’autres crimes politiques en Roumanie, officiellement attribuée à l’alcool. Le peu d’éléments qui ont pu filtrer dans le rapport médico-légal, tenu secret et découvert près de vingt ans après dans les archives de la Procurature, indique pourtant clairement, dans ses conclusions, « une mort violente », notamment « par étouffement », mentionnant également des contusions et des plaies au visage, et des tâches noires et violacées sur le buste (marques peut-être d’instruments de torture).
Ce rapport, ainsi que les déclarations et récits divers inclus dans la soi-disant « enquête » (y compris des notes issues des dossiers de la police et de la Securitate), bien que souvent partiels, confus et contradictoires, sont aujourd’hui connus grâce à l’investigation approfondie de la journaliste et écrivaine Mariana Sipoş (Dosarul Marin Preda / Le dossier Marin Preda, Bucarest, 1999, 2017). Les pièces réunies et analysées dans ce livre montrent sans conteste qu’il s’agit d’un assassinat politique. « Motivé » – si jamais une motivation du crime peut être invoquée – par la parution, seulement trois mois auparavant, et l’immense succès de librairie du dernier roman de l’écrivain, la trilogie Cel mai iubit dintre pămînteni (Le plus aimé des terriens) : « le roman qui lui a provoqué, en fait, la mort », comme l’a déclaré quelque part le critique et académicien Eugen Simion1.
Entretien avec Marin Preda, 1970, productrice Alexandra Orban.
Ce chef d’œuvre (hélas, non traduit en français) est un livre réaliste autant que symbolique, dont le personnage principal – un philosophe ex-prisonnier politique des années 50–60, non réhabilité, devenu, d’universitaire, chef d’une équipe de dératisation urbaine (!…) – dénonce les atrocités et les aberrations du système. Il y a des écrits dont la critique et la vérité dérangent, au point que leurs auteurs sont menacés de mort – comme l’a été, on le découvre d’après certains témoignages, Marin Preda – et finalement bel et bien tués, sans que jamais, des décennies après, les responsables, commanditaires et exécutants, ne soient inquiétés, et qu’aucune véritable enquête pénale n’aboutisse. Situation standard pour la Roumanie, où – pour nous limiter à la période d’après-guerre – ni les responsables de la mort du poète Nicolae Labiş, ni ceux de l’assassinat de Ioan Petru Culianu n’ont été mis en cause à ce jour, ni officiellement dénoncés.
Les « déclarations des témoins »
Pour estimer la validité méthodologique des « déclarations » versées au dossier reconstitué par Mme Mariana Sipoş, il faut dire avant tout que certaines sont écrites, sur des formulaires-type, de la main même de l’enquêteur qui les enregistre et les contresigne – et dans ce cas, elles contredisent les déclarations autographes, sur papier libre, du même déposant (c’est par exemple le cas de la double déclaration « manuscrite » du poète Virgil Mazilescu) ; d’autres, dactylographiées, semblent carrément dictées à un greffier par le meneur de l’enquête, tant le style et les fautes de langue sont impensables sous la plume d’un écrivain, même quand il est mis sous pression pour témoigner d’un certain scénario préétabli. Il semble évident que de telles déclarations sont construites de fond en comble par les enquêteurs, avec ou parfois même sans la contribution des déposants…
D’autre part, toujours dans un esprit d’analyse méthodologique, on constate que les différentes déclarations (que nous ne reprenons pas ici, nous les avons citées et analysées ailleurs2) constituent autant de mini-scénarios, dont les variantes confuses et contradictoires portent sur tous les points de détail factuels : l’heure d’arrivée de l’écrivain, le 15 mai 1980, au palais Mogoşoaia, où il a été découvert mort le lendemain en fin de matinée, la personne du chauffeur du taxi qui l’y a amené (qui apparaît tantôt comme connaissant fort bien l’écrivain, tantôt comme ne sachant pas à qui il avait affaire), l’identité du gardien qui l’a réceptionné à la résidence (qui change de nom selon les déclarations), le fait, une fois amené dans sa chambre, d’avoir ou non demandé à manger, le fait d’avoir eu ou non des coulées de sang sur son visage à ce même moment, l’heure où l’écrivain serait descendu de sa chambre, l’état où il se serait trouvé à ce moment-là, les personnes avec qui il aurait été à table dans le restaurant, la quantité et la nature de la boisson qu’il aurait absorbée à cette occasion, l’heure où il se serait retiré, enfin, la position où on l’aurait retrouvé en milieu – ou en fin – de matinée… (tombé du lit ? assis sur son lit ? couché sur le dos ? en pyjama, où habillé de son manteau ?).
Tous ces « faits » sont tellement flous dans les différentes relations, qu’on sent bien le manque d’assurance, le tâtonnement, l’embarras même des « déposants » face à une injonction sous-jacente leur intimant l’ordre de faire croire que Preda était arrivé la veille du décès, « en état avancé d’ébriété », et qu’au cours de la nuit il avait encore bu au restaurant du palais. Ce sont là les deux pivots communs de tous ces scénarios, autrement divagant chacun à sa guise, tant il est difficile d’inventer des détails concrets pour des faits irréels, comme il est difficile de complétement gommer des faits réels. Ainsi les bruits entendus dans sa chambre, selon le témoignage crucial de l’écrivaine Sânziana Pop, qui donne la description la plus saisissante au moins d’une partie de ce qui a dû se passer durant cette nuit du 15 vers le 16 mai 19803 :
« J᾿ai quitté la maison de création Mogoşoaia quelques mois seulement avant la mort tragique et stupide de Marin Preda. Stupide ? Il aurait suffi, rien qu᾿en apercevant les gardiens qui avaient été de service la nuit du drame, pour comprendre que le diagnostic officiel du décès par asphyxie mécanique était un conte à dormir debout. Les gardiens n᾿étaient pas tristes. Ils étaient terrorisés. Ils ressemblaient aux noirs jugés par les tribunaux du Ku-Klux-Klan. La nuit du drame on a entendu des coups très forts dans le plancher. » (n.s.)
En tout cas, selon le témoignage du jour même que je détiens de la bouche du philosophe, helléniste et éminescologue Petru Creţia (1927–1997), qui m’a raconté avoir vu Marin Preda se faire déposer à Mogoşoaia par un taxi au petit matin, et se faire soutenir sinon traîner vers l’immeuble par deux gardiens de la résidence (d’où les bruits entendus de sa chambre), l’écrivain n’était pas arrivé la veille au soir et n’avait pas passé la nuit à boire au restaurant avec ses collègues écrivains… Il avait dû sans doute passer sa nuit ailleurs, en tout autre compagnie, d’où les traces de violence sur son visage et son corps, constatées dans le rapport médico-légal, et il a été amené dans sa chambre à la fin de la nuit, à l’instance de la mort sinon déjà décédé.
Deux éléments, dans la sémantique contextuelle des déclarations, révèlent la non-pertinence, sinon la fausseté de celles-ci.
Marin Preda — entretien avec le grand écrivain sur ses débuts dans le journal « Timpul » en 1942.
Rappelons-nous que la même formule « dans un état avancé d’ébriété », apparaissait aussi dans des « déclarations » visant à accréditer le décès par accident – et de sa faute ! – du jeune poète Nicolae Labiş (qui pourtant a bien notifié dans ses confessions faites à l’ami Imré Portik sur son lit de mort : « Je n’étais pas ivre… Je ne suis pas tombé, on m’a poussé par derrière… »)4. Rappelons-nous aussi que la même étiquette visant un prétendu alcoolisme était apposée, à côté d’autres « vices » et « maladies mentales » inventées, sur l’image du grand poète Mihai Eminescu, dont le portrait calomnieux était censé, dans le cadre même d’un soi-disant rapport d’autopsie, couvrir le décès prématuré et brutal !…5
Le second indice révélateur consiste dans le double scénario de l’épisode de l’arrivée à Mogoşoaia. Dans l’un, Preda est parti de son bureau, aux éditions Cartea Românească, dont il était le directeur, le soir autour de 21h, avec un taxi dont le chauffeur le connaissait bien car il l’avait souvent pris en charge pour l’amener à Mogoşoaia, trajet qui lui était donc parfaitement familier, et qui normalement durait environ 15 minutes ; l’écrivain y serait pourtant arrivé… bien plus d’une heure après ! (entre 22h et 23h selon les déclarations). Dans l’autre scénario, le prétendu chauffeur de taxi ne sait pas comment arriver au palais Mogoşoaia (ce qui est fort peu crédible) et ne connaît même pas Marin Preda – il l’apprend en s’arrêtant pour demander son chemin à des officiers de police, dans un commissariat, officiers qui, eux, reconnaissent l’écrivain et indiquent le trajet au taximan égaré, qui passe pourtant encore un long moment à chercher le palais dans la petite commune de banlieue !… (pour y arriver, d’après lui, autour de 22h30).
Tout se passe comme s’il y avait eu en fait deux chauffeurs : l’un, qui l’aurait pris à son bureau à 21h pour l’amener à Mogoşoaia, était un habituel, connaissant l’écrivain ainsi que sa résidence, mais pour des raisons et dans des circonstances sur lesquelles on n’a aucun élément, il n’est pas parvenu à le déposer à sa destination, on dirait que son client a été « intercepté » en route ; l’autre, totalement étranger à la personne et aux habitudes de l’écrivain, a pu le charger, à une heure très avancée dans la nuit, peut-être dans ledit commissariat de police, où l’écrivain, manifestement dans un état qui le rendait incapable de parler pour lui expliquer le trajet, lui a été livré tel un ballot à transporter vers une destination que de toute manière le chauffeur ne connaissait pas (était-il réellement chauffeur de taxi ? peut-être juste le chauffeur du commissariat…). L’arrivée à Mogoşoaia après moult détours se situerait alors, en réalité, vers le petit matin du 16 mai – comme l’avait constaté Petru Creţia – et non la veille.
Les contradictions dont est tissée la déclaration du « chauffeur » nous semblent donc représenter en fait deux scénarios distincts, non pas alternatifs mais complémentaires, l’un suivant l’autre dans la chronologie des événements et expliquant ainsi le grand laps de temps – en réalité, toute une nuit – entre le départ du bureau, le soir, et le moment réel de l’arrivée à la résidence, avec la révélation d’un passage entre temps par un commissariat de police… (c’est là, probablement, qu’a eu lieu la maltraitance qui a entraîné inévitablement le décès).
Comme le reconstituait fort pertinemment le poète et écrivain Ion Caraion (1923–1986), dans un article basé sur ses notes de l’époque, publié posthume6 :
« Dans la nuit du 15 mai 1980 il a été amené là [au palais Mogoşoaia n.n.] par des inconnus, dans un état indescriptible, tout préparé et aux trois quarts emballé, pour qu’après quelques heures il arrive seul dans l’au-delà ».
Le rapport médico-légal
Notre reconstitution ci-dessus est la seule qui permette d’expliquer les traces de violence constatées sur le cadavre, dont atteste le rapport médico-légal – car vu ce qu’on peut y lire, on est loin d’être en présence d’un rapport d’autopsie (nous avons déjà vu ce même manque de professionnalisme dans le cas du soi-disant rapport d’autopsie concernant Mihai Eminescu – mais ici, on est quand même un siècle plus tard !). Tenu secret pendant la soi-disant enquête – vite bouclée au titre des « déclarations » ordonnancées pour faire créditer la mort par alcoolisme –, ce rapport a été découvert dans les archives et rendu public par l’investigation de l’écrivaine et journaliste Mariana Sipoş, dans son livre susmentionné.
Le document faisant office de « rapport médico-légal », sous la signature de distingués spécialistes (le Professeur Dr. M. Terbancea, médecin primaire légiste, et Dr. Constantin Rizescu, médecin légiste secondaire, à l’Institut Médico-Légal de Bucarest), commence avant tout par faire, on dirait, une synthèse des déclarations des « témoins » – comme si c’étaient eux qui faisaient l’objet de l’examen et non le corps de la victime !… On y retrouve donc les principaux éléments accréditant le scénario d’une arrivée de l’écrivain la veille, d’une nuit passée en partie à boire, d’une mort dans son lit, au milieu de son propre vomi : bref, un portrait répugnant de l’écrivain. La méthode, on la connaît déjà – on l’a vue aussi à l’œuvre, toujours sous couvert d’expertise médico-légale, avec Eminescu et Labiş ! Et apparaît aussi – il fallait s’y attendre ! – la formule magique que nous avons appelée signature du crime, comme un sceau : l’écrivain aurait été amené la veille au soir, « en état avancé d’ébriété » !
Mais malgré tout, dans sa partie « médicale », le rapport atteste clairement la « mort violente », notamment « par étouffement avec un corps mou », et fait état d’éléments descriptifs révélateurs, alors même qu’il comporte des manquements inacceptables dans un travail professionnel – notamment, aucun repérage scientifique de l’heure du décès d’après l’état de rigidité et de lividité du corps, aucune identification médicale de la nature et de la cause des plaies, tâches et colorations constatées, au niveau de la tête et du visage ainsi que sur le corps, aucun examen de laboratoire des fluides et des substances gélatineuses trouvés dans la bouche et les narines. Or ces éléments, que les spécialistes n’expliquent pas scientifiquement – alors qu’ils auraient pu et dû le faire – ne s’expliquent pas non plus par le scénario qu’ils nous ont débité dans la partie « témoignages », notamment, par… « l’état avancé d’ébriété » de la victime, ayant amené à un « coma éthylique », comme l’invoquent les légistes !
Mais la description, parfois, est plus parlante que les explications scientifiques… En voilà l’essentiel :
« Le 16.05.1980, autour de 12 heures, dans la chambre n° 6 du Pavillon C, sur le lit près de la fenêtre, la tête appuyée contre le tablier et le pilier du lit, est trouvé l’écrivain Marin Preda décédé, avec rigidité cadavérique installée. (…)
Le cadavre appartient à un homme âgé de 55–56 ans, d’une taille de 170 cm., le tissu musculo-adipeux est bien représenté.
Les signes de la mort réelle : des lividités cadavériques présentes, de couleur rouge violacée, disposées sur les faces antéro-latérales du thorax et de l’abdomen sous formes de plaques grandes, parmi lesquelles quelques zones où la couleur des téguments se maintient (pâle). Les lividités sont présentes aussi sur les faces latérales des deux bras, sur toute la surface de l’avant-bras gauche, sur les faces antéro-latérales des cuisses. Les lividités ne disparaissent pas à la pression digitale.
La rigidité cadavérique se maintient à toutes les articulations. La putréfaction n’a pas commencé.
Dans la région frontale gauche, à 1,5 cm au-dessus de l’arcade et à 4 cm hors de la ligne médiane se trouve une plaie en forme de demi-lune avec la concavité vers le bas, aux dimensions de 1,5/0,5 cm, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications.
À 3 cm au-dessus d’elle et à 2,5 cm hors de la ligne médiane se trouve une autre plaie ovale irrégulière, aux dimensions de 1,9/1,5 cm, le diamètre le plus long étant orienté transversalement, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications. Les deux lésions sont légèrement ombiliquées.
Au niveau de la lèvre supérieure, sur la muqueuse, para-commissurale gauche, se trouve une ecchymose rouge-violacée de 1/0,5 cm, aux tissus mous légèrement tuméfiés.
Signes de traitement médical : non constatés.
Signes divers : Les téguments du visage, les pavillons des oreilles, la muqueuse des lèvres, les ongles aux doigts des mains et des pieds ont une coloration violacée-bleuâtre. Sur le fond des lividités cadavériques au niveau du thorax, se trouvent de nombreuses formations de la taille d’une tête d’épingle jusqu’à celle des graines de lentille, de couleur violacée-noire.
La bouche est légèrement ouverte, la langue prolabée entre les arcades dentaires, de la cavité buccale s’étire une trace de liquide jaunâtre, sentant l’alcool. Dans les orifices nasaux se trouvent des bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise. Les pupilles sont dilatées. La cornée, opacifiée. Sur la joue droite, commençant à l’angle externe de l’orbite jusqu’au lobe de l’oreille, se trouve une dépression en forme de fosse, large de 0,2 – 0,3 cm et profonde de 0,3 – 0,4 cm, sans modification des téguments alentours. »
Le rapport omet le minimum indispensable dans une expertise médico-légale : établir l’heure du décès. Avec un minimum de recherche d’information sur la toile, on apprend que les lividités cadavériques installées, non sensibles à la pression digitale, à savoir, exactement comme celles constatées par les légistes, indiquent un décès depuis au moins 12 heures. Preda ne pouvait donc pas arriver à sa résidence du palais Mogoşoaia la veille à 22h30 et descendre de sa chambre pour boire au restaurant du palais entre minuit et 1h30, selon les déclarations ; il était probablement mort à cette heure-là, ailleurs, dans un endroit où le corps, jeté à terre gisant sur le ventre, est resté en cette position pendant des heures, puisque les lividités signalées sont sur les parties antérieures des bras, du thorax et des cuisses – et non sur les fesses et le dos, comme ç’aurait été le cas s’il était mort assis dans son lit, la tête en haut, ainsi qu’il a été découvert dans la matinée du 16 mai vers 12h.

Marin Preda, Le Plus aimé de tous les terriens.
La cause immédiate du décès est établie ainsi dans le rapport médico-légal: « asphyxie mécanique par étouffement des orifices respiratoires avec un corps mou, possiblement lingerie de lit » – autrement dit, un banal coussin maintenu de force sur le visage… – « dans les conditions d’un coma éthylique ». Ce codicille est voué à « adoucir » le scénario d’un étouffement volontaire par des mains criminelles, en introduisant subrepticement la possibilité d’une auto-suffocation, par aspiration de particules alimentaires provenant d’un vomissement – d’où la rumeur de la « noyade dans son propre vomi » – phénomène pouvant en effet se produire en cas de coma éthylique.
Mais, comme le Professeur Dr. Vladimir Beliş, directeur de l’Institut Médico-légal de Bucarest, l’a confirmé en 1998 en analysant le rapport médico-légal mis à sa disposition par Mme Mariana Sipoş, d’une part, le degré d’alcoolémie, même si relativement important, n’était pas aussi élevé pour aboutir nécessairement à un coma éthylique, d’autre part, on n’avait pas retrouvé de particules alimentaires dans les voies respiratoires (au niveau de la trachée et des bronches) : donc, exit « noyé dans son propre vomi » ! D’ailleurs, l’épouse de l’écrivain, Mme Elena Preda, a relaté que ce qu’on lui avait présenté, lors de la découverte du corps, comme étant des traces de vomi sur le lit, lui a clairement semblé, par la couleur, plutôt une tache de sang coagulé. Enfin, Dr. Vladimir Beliş remarque pertinemment qu’un « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » n’aurait pas pu « provoquer les plaies, les tuméfactions, les ecchymoses » sur le visage et la lèvre, et n’aurait éventuellement pu se produire par accident qu’en position couchée sur le ventre, la tête enfoncée dans le lit – or l’écrivain avait été trouvé sur le dos, la tête en haut, dégagée, « appuyée sur le dossier et le pilier du lit » : « s’il s’agit d’une asphyxie mécanique, elle n’est pas accidentelle ».
Sans doute, « l’étouffement par un objet mou » genre coussin par exemple, serait vraisemblable au cas où il se serait produit dans la chambre même de l’écrivain, après son arrivée, comme le Dr. Beliş semble l’impliquer. Or, les lividités cadavériques indiquent clairement un décès antérieur, se situant autour de minuit – une heure du matin. Et dans ce cas, le « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » pourrait s’expliquer précisément par les « bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise » trouvés exclusivement « dans les orifices nasaux », et non dans les voies respiratoires comme cela aurait dû se passer en cas d’étouffement par le vomi. C’était cette « substance gélatineuse » intentionnellement non analysée, qui, introduite par l’extérieur, constituait donc le « corps mou » utilisé comme arme du crime, pour provoquer, justement, l’étouffement fatal. Mais, si tel a été réellement le cours des choses, pourquoi avoir recouru à une méthode somme toute plutôt laborieuse pour assassiner un écrivain ? Sans doute parce que c’était la plus commode manière pour forger la thèse officielle de la « noyade dans son propre vomi » !
On a pensé aussi – en tout premier lieu, des personnes de la famille de l’écrivain – à un empoisonnement, le poison ayant pu être mélangé à l’alcool. Cette thèse est également soutenue en 2002 par un médecin légiste, Dr. Şerban Milcoveanu (décédé en 2009 à 98 ans), notamment sur la base de la couleur faciale, qui indiquerait un empoisonnement au cyanure de potassium7. Ce qui est peut-être un scénario complémentaire, les traces corporelles restant toujours témoins d’une violence physique extrême exercée sur la personne de l’écrivain.
Dans ce sens un élément non apparent dans la description médico-légale peut s’avérer décisif. Selon les témoignages réunis par Mme Mariana Sipoş dans son livre susmentionné, l’épouse de l’écrivain Ion Caraion, grand ami de Marin Preda et modèle, en quelque sorte, de son personnage Victor Petrini du roman Le plus aimé des terriens, a raconté qu’il a été conseillé à l’un de leurs amis médecins, par le légiste qui avait pratiqué l’examen médico-légal sur le corps de l’écrivain, de ne pas trop remuer cette affaire : il y avait donc des choses à cacher et à taire. Par ailleurs, un autre médecin leur aurait téléphoné pour leur dire qu’il était présent lorsque Marin Preda avait été amené à la morgue de l’Institut médico-légal, « avec deux coups à la tête » – ce que le rapport ne mentionne pas.
Le peu d’éléments présents dans ce rapport, corroborés avec la photographie mortuaire, et avec les indications sur les étranges « têtes d’épingles » et autres tâches sur le corps, les tuméfactions et plaies du visage, la coloration des ongles, les substances qui lui bouchaient les narines ou s’écoulaient de la bouche, tous cela trahit non seulement « une mort violente », mais probablement conséquente à des tortures.
Il y a là comme un air de déjà vu : faut-il rappeler ici l’« égratignure » d’Eminescu, qui était en fait une plaie ouverte dans son crâne brisé, comme l’a prouvé le fragment de cerveau abîmé maculé de sang, apporté par un inconnu à deux jeunes médecins, Alexandru Tălăşescu et Gheorghe Marinescu (le futur grand neurologue), ou, enfin, l’injonction faite aux jeunes médecins par leur professeur, le fort réputé Victor Babeş, de ne pas en parler ?!8
Oui, le témoin-corps, le plus fidèle… c’est lui qui fait mentir les déclarations des soi-disant témoins, regroupées dans des « enquêtes » officielles, et tous les scénarios bâtis autour par les enquêteurs eux-mêmes.
Le « sens » de l’assassinat
En tentant maintenant de déchiffrer le texte du crime, d’en révéler la syntaxe, d’en décrire le style, et d’en saisir le sens – ou l’objectif, si un terme aussi rationnalisé que celui-ci pouvait convenir – nous constatons avant tout que le dossier des déclarations, toute cette embrouille de mini-scénarios confus, partiels, contradictoires, fonctionne comme un voile à double effet : de couvrir, cacher, et en même temps, de faire comprendre, en donnant des indices de ce qui s’est réellement passé. Pourquoi ?
Nous pensons que cette tactique, voire même cette stratégie, répond à l’un des « objectifs » que le pouvoir, en l’occurrence totalitaire, se propose : celui d’intimider. Il veut que le crime soit, techniquement parlant, indétectable en tant que tel (du moins, dans la mesure où c’est le pouvoir qui détient et manipule les moyens techniques de dépistage et donc il ne peut y avoir de contre-expertise) ; il veut, autrement dit, que le crime puisse, aux yeux du public, être facilement masqué en… accident, quelle qu’en soit les circonstances (une syncope médicalement indéfinie, un tramway importun, un excès d’alcool…). Mais, d’autre part, il veut (apparemment, comme tout tueur en série) que sa propre signature soit, sinon clairement affichée, du moins sensiblement perceptible pour tous, car c’est là où il manifeste son pouvoir sur ses « sujets », sa griffe du lion, ou plutôt du chacal ou de l’hyène, sa menace à peine voilée, menace que tout un chacun doit sentir et craindre, s’il ne veut pas finir comme l’« accidenté »… C’est une stratégie d’asservissement, de mise sous la chappe de la peur de toute une population – à grande échelle, le modèle stalinien – ou d’une catégorie d’humains – ceux, surtout, qui sont les plus remuants, ceux qui pensent librement, ceux qui créent sans se soucier de plaire au César ou au Jupiter du moment. Les écrivains, les artistes, les journalistes… Autrement dit, les hommes pour qui l’expression de la vérité compte plus que la vie.
Ainsi l’identité des assassins doit-elle apparaître simultanément, bien que non concomitamment, comme cachée et comme dévoilée, comme évidente et comme indémontrable. Dans les régimes où la violence de cette stratégie est plus feutrée, on parlerait d’hypocrisie, en se rappelant le moraliste : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » (La Rochefoucauld, dans une de ses Maximes). Mais ce n’est guère le cas en Roumanie : à l’impossible nul n’est tenu… Là, pas de masque. Le ricanement du tueur est bien visible, car il se prévale justement du fait qu’on ne puisse pas le confronter. Pourtant, corrompre et subjuguer par la terreur n’est finalement pas si productif que cela, l’histoire l’a prouvé.
Derrière cette stratégie, plus ou moins intentionnelle, il y a peut-être aussi une impulsion plus obscure, moins contrôlée, qui fait échapper aux criminels des éléments de vérité dans la texture de leurs mensonges, en produisant ainsi un mixage de contradictions et d’absurdités : c’est un phénomène que j’appellerais la compensation aléthéique. Car il y a dans l’individu le plus corrompu, dans l’assassin le plus cynique, une structure profonde qui appelle désespérément à être vue, à se rendre visiblement présente, même si occultée par un rôle abject. C’est ce besoin structurel de vérité – faut-il l’appeler, en plaisantant, « conscience » ? – présent même dans le pire criminel, qui fait dire à Richard III sa fameuse « confession » (Shakespeare, acte V, scène III, vv. 178–207).
Reste enfin la question du mobile. Tuer, pour intimider, pour subjuguer, pour terroriser et se faire craindre – mais, à cause de quoi ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Que représente la cible, pour vouloir ainsi l’écraser, en faire un exemple ?
Pour moi, la cause du crime est parfaitement claire : c’est l’œuvre elle-même. Car la littérature, celle de Marin Preda en particulier, est transgression spirituelle, hybris sublime de la connaissance visant la nue vérité existentielle et le dévoilement, parfois brutal, des mécanismes du pouvoir. À commencer par son premier roman, Moromeţii (saga familiale dont le nom est tiré – personne, me semble-t-il, ne l’a remarqué bien que le personnage principal, la figure du père, s’appelle précisément Ilie Moromete – de celui du célèbre héros (Bogatyr) des bylines russes Ilya Mouromets; de ce point de vue, le pluriel du patronyme n’est guère anodin!) ; ensuite, Moromeţii II, axé essentiellement sur ce pillage des terres paysannes qu’a été la « collectivisation », passant par Intrusul / L’Intrus – qui récupère et en un sens dépasse les enjeux de L’Étranger camusien – et par Viaţa ca o pradă / La vie telle une proie, pour culminer avec Cel mai iubit dintre pămînteni / Le plus aimé des terriens.
Faut-il s’étonner alors que Marin Preda était, parmi les écrivains, celui que la Securitate haïssait le plus, plus même que le Soljénitsyne roumain, Paul Goma (1935–2020) !… Car si, à la limite, Paul Goma pouvait encore être expédié en exil comme un simple marginal sans beaucoup d’attaches dans l’establishment littéraire roumain, Marin Preda, lui, représentait, tant par sa littérature que par sa fonction de directeur de la plus grande et la plus influente maison d’éditions de Roumanie, Cartea Românească (Le Livre Roumain), le noyau même du système, l’irréductible « grand solitaire » de l’intérieur, exprimant viscéralement dans ses livres la répulsion devant la possibilité même de se conformer aux zombies et aux fantoches de l’« ère des salauds » (la formule lui appartient), une mort à l’apparence de vie, une vie d’abus monstrueux et d’arbitraire scélérat.
Marin Preda, oui, en existant comme écrivain, il dénonçait ! (Il avait même menacé Ceauşescu de se suicider si celui-ci s’avisait de revenir au « réalisme socialiste », comme à une certaine époque « maoïsante » le dictateur en avait eu grande envie). Surtout dans ce dernier roman-fresque où tout était dit à partir non des positions de « l’homme révolté », mais de l’homme normal qui ne peut, dans les conditions données, presque malgré lui, QUE choisir la révolte. Le seul délit de Victor Petrini, son personnage, comme de lui-même, en tant qu’écrivain, étant de ne pas cesser, de ne pouvoir cesserd’être une conscience libre.
Or, c’est cela que s’avéraient incapables de lui « pardonner » les gouvernants communistes ! Eux, les déshumanisés, les aliénés, les damnés qui, tout d’un coup, se voyaient démasqués : se voyaient tout court ! Comme dans un miroir ! Rappelons le final de l’Intrus, qui sonnait déjà comme un avertissement :
« Adieu, les gars ! Vivez et travaillez dans votre nouvelle ville jusqu’à ce que vous lui donniez les vieillards dont elle manque, et ensuite, les morts qui puissent écouter dans le silence de leurs tombes la vie des héritiers. Et créez-vous les légendes qui vous conviennent. Moi, vous m’avez chassé et autant que cela vous importe, sachez que vous n’aurez pas mon pardon. Vous êtes affamés de vie, mais pas de bonheur, et votre seule chance est que vous n’êtes pas éternels et que d’autres, meilleurs, peut-être, viendront prendre votre place. N’espérez pas qu’ils vous épargneront ! »
Le fait, avéré, que le jour même du décès de l’écrivain, la Securitate a soustrait tous les manuscrits trouvés dans sa chambre au palais Mogoşoaia, ainsi que la valise aux manuscrits et documents que Marin Preda avait confiée un an avant sa mort à sa secrétaire, au siège de la maison d’éditions dont il était le directeur, avec consigne de la donner à son frère au cas où il lui arriverait malheur, ne prouve pas que le mobile du crime aurait été, comme dans quelque film d’espionnage, la récupération du précieux contenu de cette mallette. En l’occurrence, à part des lettres, son journal personnel, et des écrits, elle contenait aussi, selon Ion Caraion, quelques documents à valeur de preuve en vue de la préparation d’une suite à son roman Delirul / Le délire, visant notamment l’époque de l’installation du régime communiste en Roumanie.
L’enquête menée par Mme Mariana Sipoş révèle que des intrusions des services de la police secrète au siège de la maison d’éditions de Marin Preda avaient eu lieu bien avant, avec soustraction par effraction de manuscrits et documents, donc s’il s’agissait juste de les récupérer, la Securitate n’avait nul besoin d’en tuer le possesseur ! Même si le procédé anticipe en quelque sorte un braquage similaire, celui des disquettes et de l’ordinateur de Ioan Petru Culianu, à son domicile de Chicago, 11 ans plus tard, braquage qui avait précédé de quelques jours l’assassinat du professeur… Le contenu de ces supports importait peu, ce qui contait, c’était le message : soustraire à la victime ses objets personnels, le support de ses pensées, de ses écrits, est une étape annonciatrice de la suppression physique. Tout comme les menaces.
Et Preda en avait reçu, des menaces, comme en témoignent ses proches.
Quelques jours avant ce fatal 15 mai, selon le témoignage de Cornel Popescu (rédacteur en chef de la maison d’éditions Cartea Românească), l’écrivain recevait des représentants de la Procurature municipale dans son bureau, en présence aussi de son épouse, en relation avec une plainte qu’il venait de déposer pour harcèlement, surveillance et menace : une voiture rouge qui poursuivait partout sa femme et ses enfants, des coups de fils anonymes avec des menaces, insultes et injures. Terrorisé, Preda dit alors à son adjoint : « Mon cher, ils vont tuer mes enfants ! » Il aurait reçu pourtant à cette occasion des assurances comme quoi « le problème allait être résolu » : il l’a été, en effet, quelques jours plus tard, par l’assassinat du plaignant !…
En tout cas, l’état de panique de l’écrivain allait persister après l’entrevue susmentionnée. Ainsi l’atteste un jeune écrivain de l’époque, Radu F. Alexandru, à qui Preda disait au téléphone, dans l’après-midi du 15 mai, la veille du crime : « Mon petit, je suis un homme fini ! » Enfin, témoigne de cet état de terreur Ion Caraion, son ami de longue date, à qui l’écrivain avait téléphoné paniqué le 15 mai au soir vers 21h – sans doute, juste avant de commander le taxi pour se rendre à Mogoşoaia, quelques heures donc avant le crime et dans un état fort éloigné de l᾿« ébriété avancée » qui allait devenir le leitmotiv de l’enquête de la Securitate – pour lui demander de l’accueillir chez lui cette nuit-là (hélas le poète se préparait à déménager le lendemain et n’a pu le recevoir). Manifestement, Preda craignait, avec raison, pour sa vie.
Car ce qui irrite le pouvoir totalitaire et le pousse immanquablement au crime c’est l’être même de l’écrivain, son existence qui se dresse en conscience libre et du coup, ses écrits, son expression la plus directe, son être de mots – et seulement ensuite, ses éventuelles activités.
Ainsi la valeur d’avertissement du crime est uniquement confirmée par la personnalité et l’œuvre de l’auteur de ce formidable roman : Le plus aimé des terriens. Par son assassinat, ont aussi été visés ses personnages – l’héroïque Ilie Moromete, l’utopiste désabusé et l’éternel intrus Călin Surupăceanu9 et, bien entendu, Victor Petrini lui-même – dont le modèle était le poète et écrivain Ion Caraion10. Celui-ci allait d’ailleurs faire l’objet d’une « fatwa » morale suivie d’une longue campagne de dénigrement et calomnie, avant et après qu’il ait quitté le pays en 1981, visant à le briser définitivement (avec le résultat escompté, puisque le poète a fini par se suicider le 21 juillet 1986, dans son exil à Lausanne).
Ion Caraion était lui-même de ceux qui refusent de sombrer dans le magma de l᾿« ère des salauds ». Ainsi il écrivait, quelques jours après l’assassinat de Marin Preda11 :
« … il voulait vivre, mais pas n’importe comment. Pas n’importe comment. Pas à la manière des salauds. Pas comme une canaille. Ni ignoblement et sans lucidité. (…) Il n’y a que les imbéciles pour penser que persévérer à ne pas écraser et vendre aux enchères sa conscience, dans un siècle qui a tué la sienne, veut dire être naïf. (…) Ne pas survivre par l’abjection a toujours préoccupé Marin Preda, et, au sacrifice de sa propre vie, il a réussi. »
Avec Marin Preda était assassinée l’une de formes les plus structurées et les plus profondément individuées de la conscience collective roumaine – ou, pour dire les choses un peu trop pathétiquement peut-être mais au fond si simplement, était assassiné moralement le peuple roumain.
Il résulte aussi, des documents trouvés dans les archives de la Securitate et révélés par Mme Mariana Sipoş, que l’écrivain était sous surveillance depuis très longtemps, et qu’il était entré dans le viseur de la police politique dès 1952 – alors qu’il n’avait même pas encore publié son premier roman, Moromeţii, mais seulement des nouvelles, qui jetaient un regard cru sur le monde paysan, tellement éloigné de la vision idyllique attendue ; l’une en particulier, Desfăşurarea / Le déploiement, publiée justement en 1952, visait d’une manière assez équivoque la collectivisation de la paysannerie, sujet brûlant à l’époque. Un rapport secret de la Securitate préconise alors à l’encontre de l’écrivain l’« intégration à l’U.T. » (« unité de travail », désignant probablement, à l’époque, le fameux canal Danube-Mer Noire, sorte de goulag à ciel ouvert pour détenus politiques envoyés en « rééducation »). Des notes et rapports secrets de la Securitate le concernant, et attestant une surveillance rapprochée permanente, se concentrent ensuite en 1966, juste avant le roman qui démasque la violence de la collectivisation, Moromeţii II / Les Moromete, deuxième partie : est préconisée alors, par un officier de la Securitate, l’installation d’écouteurs téléphoniques à son domicile. Puis, en 1971, après L’Intrus, le roman qui met en cause le système communiste dans son ensemble, a lieu un braquage en règle effectué par les agents de la police politique, dont la préparation minutieuse est bien documentée, avec soustraction de manuscrits et documents à son bureau, au siège de la maison d’éditions Cartea Românească, dont il était directeur depuis tout juste un an…
Internement, surveillance, confiscation ‒ un trinôme vectoriel indispensable aux régimes totalitaires. Culminant en 1980 avec le quatrième terme, qui change la donne et achève le dôme : l’assassinat, trois mois à peine après la parution du roman Le plus aimé des terriens.
Maintenant, le comble de l’horreur est quand on tombe, dans les documents exhumés, sur des notes d’instruction datées des deux-trois premiers jours après l’assassinat, ayant expressément comme objectif « le positionnement intégral des films de l’enquête sur le terrain », pour « l’interprétation objective, en rapport avec les conclusions médico-légales, des circonstances du décès ». Vu le contenu du rapport médico-légal, tel que décrit auparavant, on est en droit de penser qu’il s’agissait de recommander l’ajustement le plus plausible (« objectif ») entre le scénario des déclarations, en train de constitution (« les circonstances »), et les films réalisés sur le terrain (« les conclusions médico-légales ») : cela peut vouloir dire aussi que non seulement la découverte du cadavre, mais aussi le calvaire et la mise à mort de l’écrivain ont peut-être été filmés… En tout cas, cela suggère fortement que tout le dossier est construit artificiellement de manière à imposer une certaine vision des choses, par exemple, « interpréter » comme des lividités certaines traces pouvant indiquer des coups, des lésions ou une hémorragie interne – quitte à conserver des pièces secrètes (éventuellement détruites ultérieurement : aucun film, finalement, n’a pu être récupéré à ce jour). Ces notes nous semblent prouver également la tentative occulte mais directe d’influencer les médecins légistes.
Revenons à l’idée plus générale du mobile. Dans les dossiers de « mise sous surveillance » de l’écrivain, tenus secrets durant plusieurs décennies de sa carrière littéraire, on invoque – dès le rapport de 1952 – un « motif » : « attitude hostile et liaisons suspectes ». Une manière, typique à l’époque pour le régime communiste, de vouloir tout dire tout en ne disant rien.
En fait, quelle était la cause et donc, la cible de la surveillance, de la répression, et finalement, de la suppression physique de l’écrivain ? La conscience libre, non contaminée, représentée par un combattant de la plume : celle qu’abhorre, par un instinct obscur et inconscient, l’idiotie enragée de l’abjection totalitaire. Le contrôle et la suppression de la conscience libre, voilà la cause efficiente et la cause finale communes aux crimes d’État que nous avons évoqués. D’ailleurs l’État, même non explicitement totalitaire ‒ car il y a une certaine dose d’arbitraire dans toute forme de pouvoir politique, quelle qu’en soit l’étiquette ‒ est le principal vecteur de la corruption et de la destruction des consciences. Rappelons encore l’adage de Culianu : « il n’y a pas de pouvoir bon »12.
Si les manuscrits de Marin Preda ont été confisqués en même temps que sa personne était détruite, c’est encore un indice de la haine viscérale des pouvoirs envers la parole, dictant une volonté brute et brutale de tout faire taire, l’homme et son verbe, dans chaque trace de papier. Et de faire tarir, de faire taire, cet autre sang : l’écriture. Mais il s’agit après tout de régimes moribonds, ou pire, de charognes politiques en putréfaction, paniquant de cette étrange panique devant tout mot de vérité qui pulvérise leurs échafaudages criminels de nuit et de brume.
Le visage martyrisé de Marin Preda, que tout un chacun pouvait voir, grossièrement « réparé » et couvert d’environ un demi-centimètre de poudre rose bon-marché, sans pouvoir camoufler vraiment la pommette gauche tuméfiée par les coups (probablement avec un poing américain), ni la lèvre supérieure écrasée de la même manière, rendait inutile, à nous, les quelques « pèlerins » qui tournions autour de son cercueil ouvert, tout autre éclaircissement supplémentaire. Comment douter d’ailleurs devant cet écrivain manifestement battu à mort et ensuite maquillé par les assassins eux-mêmes, devant cette horreur fardée, abjectement soulignée plus qu’occultée ‒ oui, comment douter ?… Alors je souris jaune, et je sens que sur mon visage pétrifié les larmes ne coulent pas, mais cuisent tels des abcès.
Notes
[1] Dans Portretul scriitorului îndrăgostit. Marin Preda / “Le portrait de l’écrivain amoureux : M.P.”, Editura MNLR, 2010, p. 163.
[1] Voir notre livre numérique Totalitarisme et littérature (II). Une nouvelle synthèse sur les crimes d’État en Roumanie (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.
[1] Non inclus dans les documents de la soi-disant enquête, ce témoignage a été publié dans le journal Seara / Le Soir, du 5/6 août 1991, p. 4, et a été reproduit dans Mariana Sipoş, Dosarul Marin Preda (viaţa şi moartea unui scriitor în anchete, procese-verbale, arhive ale Securităţii, mărturii şi foto-documente) (“Le dossier Marin Preda (la vie et la mort d᾿un écrivain dans les enquêtes, procès-verbaux, archives de la Sécuritate, témoignages et photo-documents)”), Éditions Eikon, 2017, p. 181.
[1] Voir op. cit, (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 21–27.
[1] Voir op. cit. (ibid.) et La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8–20.
[1] “Cîteva detalii despre uciderea lui Marin Preda” / Quelques détails sur l’assassinat de M. P., inclus dans le volume Tristeţe şi cărţi / Tristesse et livres, Editura Fundaţiei Culturale Române, Bucarest, 1995.
[1] Son article est paru dans la revue Lumea Magazin de septembre 2002, qui ne m’a pas été accessible, mais qui est la source à laquelle se réfèrent d’autres auteurs : Lucian P. en 2009 ; Paul B.[ertalan] en 2011 ; I. Chircu en 2013 ; le professeur Ion Coja en septembre 2020.
[1] Voir notre article indiqué à la note 3 ci-dessus.
[1] Pour l’étymologie du nom il ne faut sans doute pas recourir à suru (‘gris’), appellatif prudent utilisé dans le roman par l’écrivain, mais au verbe a surpa – variante surupa (‘renverser’, ‘faire crouler’, ‘détruire’), avec une évidente connotation politique. Non « l’homme révolté » mais le destructeur des mythes, celui qui fait tomber tous les masques. D’ailleurs, le prénom du personnage – Călin – complète en quelque sorte sa sémantique, en renvoyant à deux poèmes de Mihai Eminescu, Călin, file din poveste (Călin, feuilles de conte de fée) et Călin nebunul (Călin le fou), le premier, suggérant plutôt la dimension utopique du héros prédien, le second – son côté déstructurant antisystème.
[1] Le poète, mis sous accusation politique – alors qu’il avait été l’un des plus fervents écrivains antifascistes en Roumanie avant et pendant la guerre – a été emprisonné à deux reprises, 1950–1955 et 1958–1964, effectuant 11 ans de détention, dans les prisons de sinistre renommée Jilava, Gherla et Aiud, véritables camps d’extermination, au Canal Danube-Mer Noire, camp de travaux forcés, dans les mines de plomb, etc.
[1] Ion Caraion, „Ultima convorbire”, dans le journal România Liberă / La Roumanie Libre, n ° 11059, lundi 19 mai 1980.
[1] I. P. Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484 (éd. Flammarion, Paris, 1984, deuxième partie : ch. IV – “Éros et magieˮ, pp. 147–150).