Marina Tsvetaïeva, Après la Russie

Par |2023-12-06T18:26:11+01:00 6 décembre 2023|Catégories : Critiques, Marina Tsvetaïeva|

La guerre menée aujourd’hui par la Russie en Ukraine ne manque pas de don­ner un relief par­ti­c­uli­er au recueil Après la Russie de Mari­na Tsve­taïe­va. Pub­lié à Paris en 1928, le livre est aujourd’hui à nou­veau réédité. Mari­na Tsve­taïe­va fai­sait par­tie de ces Russ­es qui ont fui la révo­lu­tion bolchévique afin de trou­ver de nou­veaux points d’ancrage en Europe de l’Ouest. Pour la jeune femme ce fut Paris, mais aus­si Prague et Berlin, deux cap­i­tales où elle rédi­gea les poèmes réédités aujourd’hui.

Née en 1892 à Moscou dans une famille d’intellectuels et d’artistes — son père était pro­fesseur d’histoire de l’art à l’université de Kiev puis à Moscou, sa mère avait un don rare pour la musique — Mari­na Tsve­taïe­va a com­mencé à pub­li­er dès l’âge 16 ans. Poète inclass­able, elle a con­nu l’exil avant de revenir en Russie en 1939 où elle con­naî­tra la mis­ère. Son œuvre sera rejetée par Staline et le régime sovié­tique. Elle se sui­cidera en 1941 et ne sera réha­bil­itée qu’en 1955. 

Ne nous atten­dons pas à trou­ver dans les poèmes de Après la Russie – ou alors sim­ple­ment au compte-gouttes – une quel­conque couleur locale. Ain­si, après une prom­e­nade en Tché­coslo­vaquie au bord d’une riv­ière en com­pag­nie de sa fille Alia, Mari­na Tsvé­taïe­va écrit un poème dont le titre ini­tial était « Riv­ières » mais qui s’intitula finale­ment « Prends garde », dont le leit­mo­tiv devint ces qua­tre vers : « Auprès de la source,/écoute, Adam, écoute/ce que les artères bouillonnantes/des fleuves dis­ent aux rivages ». Après une vis­ite à son mari qui habitait dans un faubourg ouvri­er de Prague (où il fai­sait des études à l’université), la poète écriv­it en 1922 deux poèmes inti­t­ulés « Ouvri­ers » dont le pre­mier com­mence par ces vers : « Des bâti­ments enfumés/dans la morosité noire du travail./Au-dessus de la suie jail­lis­sent des boucles -/ les cieux sont atten­dris ».  A Berlin, elle nous par­le très peu de Berlin sauf pour écrire en juil­let 1922 : « La pluie berce la douleur./Sous les avers­es des stores baissés/ Je dors. Le long des asphaltes tremblants/Les sabots – comme des bat­te­ments de mains ». Une forme d’opacité, on le voit, imprègne en per­ma­nence l’écriture de la poète russe.

 Mari­na Tsve­taïe­va, Après la Russie, Rivage poches, 2023, 147 pages, 8,70 euros.

Tra­duc­teur et pré­faci­er de ce livre, Bernard Kreise note qu’il « ne fut pas conçu comme un ensem­ble cohérent » même si c’est bien « l’univers d’une émi­grée qui s’affiche », d’un après de « dérac­inée » pour qui « la Russie s’éloigne de plus en plus. ». Mais on serait bien en peine, écrit-il, de ranger Mari­na Tsve­taïe­va dans « une caté­gorie quel­conque ». La poète russe, en effet, est hors-normes, sou­vent déroutante, par­fois her­mé­tique. Mais elle assigne à la poésie un rôle émi­nent. Dans un poème d’avril 1923, elle dresse même son por­trait-robot du poète : « Le poète de loin mène la parole/La parole mène loin le poète (…) Il est celui qui brouille les cartes,/trompe les poids et les comptes ;/il est celui qui inter­roge depuis le pupitre,/qui bat Kant à plate couture ».

Mari­na Tsve­taïe­va nous par­le de la tragédie de l’existence indépen­dam­ment de son con­texte tem­porel. Elle a boulever­sé la langue russe pour exprimer la force de la douleur. « Je n’ai appartenu et je n’appartiens à aucun courant poé­tique ou poli­tique », écrivait-elle en 1926 dans un ques­tion­naire que l’écrivain Boris Paster­nak lui avait adressé en vue de l’édition d’une dic­tio­n­naire bio-bib­li­ographique des écrivains du 20e siè­cle. Dan ce ques­tion­naire, elle par­lait aus­si de ce qu’elle aimait le plus au monde : « La musique, la nature, les poèmes, la soli­tude ». Et elle con­clu­ait par ces mots : « La vie est une gare ; je par­ti­rai bien­tôt ; où – je ne saurais le dire ».

Présentation de l’auteur

Marina Tsvetaïeva

Née en 1892 à Moscou et fille du fon­da­teur de l’actuel Musée Pouchkine de Moscou, Mari­na Tsvé­taïe­va est l’un des poètes essen­tiels et des plus trag­iques du XXe siè­cle russe. Ses pre­miers recueils sont pub­liés juste avant et pen­dant la Révo­lu­tion (comme ses Poèmes à Blok) et lui valent déjà une grande recon­nais­sance. Son mari, Ser­guéï Efron, s’engage dans l’Armée blanche. Après être restée seule à Moscou pen­dant l’hiver de famine 1920–1921, et après la mort de sa deux­ième fille Iri­na, elle décide d’émigrer, d’abord en Tché­coslo­vaquie, puis en France.

Mari­na Tsvé­taïé­va est, dans la vie comme dans son œuvre, la pas­sion incar­née. Anna Akhma­to­va dira: « Mari­na com­mence par le do le plus haut, et puis elle ne cesse de mon­ter ». Elle pousse la langue à un degré d’intensité et de vio­lence qu’elle est la seule à attein­dre. La même pas­sion irradie ses rap­ports avec ses con­tem­po­rains et la cor­re­spon­dance qu’elle entre­tient avec Rain­er Marie Rilke (qui lui dédie une de ses Elé­gies) et Boris Pasternak.

À Paris, vivant dans une mis­ère crois­sante et s’éloignant de plus en plus des cer­cles de l’émigration, elle pour­suiv­ra une œuvre d’une immense richesse. Son recueil essen­tiel, Après la Russie, est pub­lié en 1928.

Elle ren­tre en URSS en 1939, mais Ser­guéï Efron puis sa fille Ari­ad­na sont arrêtés (Ser­guéï Efron sera assas­s­iné). Tsvé­taïé­va, dans la mis­ère absolue, inter­dite de toute pub­li­ca­tion, finit par se pen­dre au début de la guerre, le 31 août 1941, en Tatarie, à Elabouga, où elle a été évac­uée avec son fils.

Bibliographie 

  • Indices ter­restres
  • Mon Pouchkine
  • Nathalie Gontcharo­va
  • His­toire de Sonetchka
  • De vie à vie
  • Neuf let­tres avec une dix­ième retenue & une onz­ième reçue
  • Let­tres à Anna Teskova
  • Quinze let­tres à Boris Pasternak
  • Une aven­ture, le Phénix
  • Le Gars
  • Averse de lumière
  • Let­tres de la mon­tagne & let­tres de la fin
  • Les Fla­gel­lantes (1988, trad. et présen­ta­tion Denise Yoccoz-Neugnot)
  • Let­tres de Mari­na Tsvé­taé­va à Kon­stan­tin Rodzévitch dont la tra­duc­tion par Nico­las Struve a rem­porté une men­tion spé­ciale au Prix Rus­so­phonie 2008

Les édi­tions L’Âge d’homme ont égale­ment édité plusieurs de ses œuvres :

  • Le dia­ble et autres réc­its (1979, trad. V. Lossky)
  • Ari­ane (1979)
  • Le poème de la mon­tagne — Le poème de la fin (1984) [Traduit et présen­té par Eve Malleret (1945–1984), tra­duc­trice de référence en langue française]

Chez d’autres éditeurs :

  • Mon frère féminin (Mer­cure de France, 1979. Texte en français de Mari­na Tsvetaïeva)
  • Cor­re­spon­dances à trois (Rain­er Maria Rilke-Boris Paster­­nak-Mar­i­­na Tsve­taïe­va) (Gal­li­mard, 1983. Trad. L. Denis)
  • Le ciel brûle (Les cahiers des brisants, 1987)
  • L’art à la lumière de la con­science (Le temps qu’il fait, 1987)
  • Let­tres d’exil (cor­re­spon­dance avec Boris Paster­nak) (Albin Michel, 1988)
  • His­toire d’une dédi­cace (Le temps qu’il fait, 1989. Trad. J. Kaemfer-Waniewicz)
  • Phè­dre (Actes Sud, 1991. Trad. J.-P. Morel)
  • Des poètes — Maïakovs­ki, Paster­nak, Kouzmine, Volo­chine (Des femmes, 1992. Trad. Dim­itri Sesemann)
  • Le gars (Des femmes, 1992. Texte en français de M. Tsvetaeva)
  • Poèmes (Librairie du Globe, 1992. Édi­tion bilingue, 254 pages) Tra­duc­tions H. Abril, G. Lar­ri­ac, E. Malleret, etc.
  • Roman­ti­ka, théâtre (Le Valet de cœur, La Tem­pête de neige, La For­tune, L’Ange de pierre, Une aven­ture, Le Phénix), traduit et présen­té par Hélène Hen­ry (Édi­tions Gal­li­mard, Du monde entier, 1998)
  • Le Ciel brûle, suivi de Ten­ta­tive de jalousie (Poésie/Gallimard, 1999)
  • Let­tres à Anna (Édi­tion des Syrtes, 2003. Trad. Éve­line Amoursky)
  • Let­tres du gre­nier de Wilno (Édi­tion des Syrtes, 2004. Trad. Éve­line Amoursky)
  • L’of­fense lyrique et autres poèmes (Édi­tions Far­ra­go, 2004. Trad. H. Deluy)
  • Mari­na Tsve­tae­va Boris Paster­nak Cor­re­spon­dance 1922–1936 (Édi­tion des Syrtes, 2005. Trad. Éve­line Amoursky, Luba Jur­gen­son — rééd. 2019)
  • Cet été-là Cor­re­spon­dances 1928–1933 (Édi­tion des Syrtes, 2005. Trad. C. Houlon-Crespel)
  • Sou­venirs (Ana­to­lia, Édi­tions du Rocher, 2006. Trad. Anne-Marie Tatsis-Botton)
  • Octo­bre en wag­on (Ana­to­lia, 2007. Trad. Anne-Marie Tatsis-Botton)
  • Les Car­nets (Édi­tions des Syrtes, 2008, sous la direc­tion de Luba Jur­gen­son. Trad. Éve­line Amoursky et Nadine Dubourvieux)
  • Œuvres : Tome 1, Prose auto­bi­ographique (Édi­tions du Seuil, 2009)
  • Œuvres : Tome 2, Réc­its et essais (Édi­tions du Seuil, 2011)
  • Insom­nie et autres poèmes (Poésie/Gallimard, 2011)
  • Mon dernier livre 1940, traduit du russe par Véronique Lossky (Édi­tions du Cerf, 2012)
  • Cycle Les arbres (Édi­tions Har­po &, 2013. Trad. Éve­line Amoursky). Bilingue.
  • Les Poésies d’amour, édi­tions Cir­cé, 2015. Traduit et présen­té par Hen­ri Abril.
  • Le charmeur de rats (Édi­tions La Bar­que, 2017. Trad. Éve­line Amoursky). Bilingue 
  • Les Grands Poèmes (Édi­tion des Syrtes, 2018. Trad. Véronique Lossky. Bilingue)

Livres d’artistes

  • Les Démons, poème d’Alexandre Pouchkine, tra­duc­tion du russe par Mari­na Tsve­tae­va, col­lec­tion « Lab­o­ra­toire du livres d’artiste », 2010 
  • Escalier obscur, tra­duc­tion française inédite du Poème de l’escalier par Anne Arc, col­lec­tion « Livre ver­ti­cal », 2012.
  • Je voudrais chanter l’escalier argen­té (Anne Arc, Bar­bara Beisin­goff, Serge Cham­chi­nov), col­lec­tion « Sphinx blanc », Granville, 2012 
  • Le Poème de l’escalier, édi­tion véri­fiée et cor­rigée, Édi­tions Groupe Sphinx Blanc, Paris, 2016 

Mise en musique

Six de ses poèmes ont été mis en musique par Dmitri Chostakovitch (opus 143 pour alto et piano en 1973, orchestrés en 1974).

Sofia Goubaï­douli­na met en musique L’Heure de l’âme en 1974 pour mez­­zo-sopra­no et orchestre à vent, puis en 1984, cinq de ses poèmes réu­nis en un Hom­mage à Mari­na Tsve­taïe­va pour chœur a cappella.

Ele­na Frol­o­va a com­posé un album gui­tare-voix met­tant en musique dix-huit poèmes de Mari­na Tsvetaïeva.

D’autre part, le chanteur français Dominique A lui a dédié une chan­son, inti­t­ulée Mari­na Tsve­tae­va.

Le com­pos­i­teur Max Richter a mis en musique un poème de Tsve­taïe­va dans le titre Maria, the Poet (1913) de l’al­bum Mem­o­ry­house, 2.

La com­positrice Ivane Bel­locq lui a dédié Je suis Mari­na T., pour orchestre à plec­tres, créa­tion à Argen­teuil le 7 mars 2020 par l’ensemble MG21, direc­tion Flo­renti­no Cal­vo, dans le cadre du pro­jet “7 femmes et +”.

Adaptations dramatiques

  • Sous le titre Vivre dans le feu, les car­nets de Mari­na Tsve­taïe­va ont fait en 2011 l’ob­jet d’une adap­ta­tion théâ­trale à Lori­ent sous la direc­tion de Bérangère Jan­nelle, avec Nat­acha Rég­nier dans le rôle de la poétesse. Le spec­ta­cle a été repris à Paris au fes­ti­val d’au­tomne, puis au théâtre des Abbesses.
  • Les Lunes, pièce de théâtre d’après les œuvres de Mari­na Tsve­tae­va. Adap­ta­tion et mise en scène : Isabelle Hurtin. Le spectaclhttp://cieduness.wixsite.com/ness/les-lunese est joué du 7 au à l’Épée de Bois, Car­toucherie de Vincennes.

Hommages

Un entier postal (tim­bre imprimé sur carte postale) célébrant le cen­te­naire de sa nais­sance a été émis en 1992 par la Poste soviétique.

Une plaque com­mé­mora­tive a été apposée sur l’an­cien pen­sion­nat où elle vécut à Lau­sanne, ain­si que sur la mai­son qu’elle habi­ta à Vanves entre et .

En , une stat­ue en bronze de la poétesse, œuvre du sculp­teur russe d’o­rig­ine géorgi­en­ne Zourab Tsereteli, a été inau­gurée dans la com­mune de Saint-Gilles-Croix-de-Vie en présence de l’am­bas­sadeur de Russie.

En , le Con­seil de Paris a décidé de ren­dre hom­mage à Mari­na Tsve­taïe­va en don­nant son nom à la bib­lio­thèque Glacière sise rue Glacière dans le 13e arrondisse­ment de Paris.

Le cratère vénusien Tsve­taye­va et l’astéroide (3511) Tsve­tae­va por­tent son nom.

Au cinéma

  • Élégie de Paris : Mari­na Tsve­tae­va (2009), un film doc­u­men­taire écrit et réal­isé par Alek­san­dra Svinina.
  • Зеркала (Miroirs) : un film russe (2013) de Mari­na Migouno­va retraçant la vie de Mari­na Tsve­taïe­va (avec Vik­to­ria Issako­va dans le rôle de la poétesse).

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Marina Tsvetaïeva, Après la Russie

La guerre menée aujourd’hui par la Russie en Ukraine ne manque pas de don­ner un relief par­ti­c­uli­er au recueil Après la Russie de Mari­na Tsve­taïe­va. Pub­lié à Paris en 1928, le livre est […]

image_pdfimage_print
mm

Pierre Tanguy

Pierre Tan­guy est orig­i­naire de Lesn­even dans le Nord-Fin­istère. Ecrivain et jour­nal­iste, il partage sa vie entre Quim­per et Rennes. En 2012, il a obtenu, pour l’ensemble de son œuvre, le prix de poésie attribué par l’Académie lit­téraire de Bre­tagne et des Pays de la Loire. Ses recueils ont, pour la plu­part, été pub­liés aux édi­tions ren­nais­es La Part com­mune. Citons notam­ment “Haïku du chemin en Bre­tagne intérieure” (2002, réédi­tion 2008), “Let­tre à une moni­ale” (2005), “Que la terre te soit légère” (2008), “Fou de Marie” (2009). Dernière paru­tion : “Les heures lentes” (2012), Silence hôpi­tal, Edi­tions La Part com­mune (2017). Ter­res natales (La Part Com­mune, 2022) Voir la fiche d’auteur

Sommaires

Aller en haut