Marina Tsvetaïeva, Après la Russie
La guerre menée aujourd’hui par la Russie en Ukraine ne manque pas de donner un relief particulier au recueil Après la Russie de Marina Tsvetaïeva. Publié à Paris en 1928, le livre est aujourd’hui à nouveau réédité. Marina Tsvetaïeva faisait partie de ces Russes qui ont fui la révolution bolchévique afin de trouver de nouveaux points d’ancrage en Europe de l’Ouest. Pour la jeune femme ce fut Paris, mais aussi Prague et Berlin, deux capitales où elle rédigea les poèmes réédités aujourd’hui.
Née en 1892 à Moscou dans une famille d’intellectuels et d’artistes - son père était professeur d’histoire de l’art à l’université de Kiev puis à Moscou, sa mère avait un don rare pour la musique - Marina Tsvetaïeva a commencé à publier dès l’âge 16 ans. Poète inclassable, elle a connu l’exil avant de revenir en Russie en 1939 où elle connaîtra la misère. Son œuvre sera rejetée par Staline et le régime soviétique. Elle se suicidera en 1941 et ne sera réhabilitée qu’en 1955.
Ne nous attendons pas à trouver dans les poèmes de Après la Russie – ou alors simplement au compte-gouttes – une quelconque couleur locale. Ainsi, après une promenade en Tchécoslovaquie au bord d’une rivière en compagnie de sa fille Alia, Marina Tsvétaïeva écrit un poème dont le titre initial était « Rivières » mais qui s’intitula finalement « Prends garde », dont le leitmotiv devint ces quatre vers : « Auprès de la source,/écoute, Adam, écoute/ce que les artères bouillonnantes/des fleuves disent aux rivages ». Après une visite à son mari qui habitait dans un faubourg ouvrier de Prague (où il faisait des études à l’université), la poète écrivit en 1922 deux poèmes intitulés « Ouvriers » dont le premier commence par ces vers : « Des bâtiments enfumés/dans la morosité noire du travail./Au-dessus de la suie jaillissent des boucles -/ les cieux sont attendris ». A Berlin, elle nous parle très peu de Berlin sauf pour écrire en juillet 1922 : « La pluie berce la douleur./Sous les averses des stores baissés/ Je dors. Le long des asphaltes tremblants/Les sabots – comme des battements de mains ». Une forme d’opacité, on le voit, imprègne en permanence l’écriture de la poète russe.
![Marina Tsvetaïeva, Après la Russie](https://www.recoursaupoeme.fr/wp-content/uploads/2023/12/marina-tsvetaieva-apres-la-russie.jpeg)
Marina Tsvetaïeva, Après la Russie, Rivage poches, 2023, 147 pages, 8,70 euros.
Traducteur et préfacier de ce livre, Bernard Kreise note qu’il « ne fut pas conçu comme un ensemble cohérent » même si c’est bien « l’univers d’une émigrée qui s’affiche », d’un après de « déracinée » pour qui « la Russie s’éloigne de plus en plus. ». Mais on serait bien en peine, écrit-il, de ranger Marina Tsvetaïeva dans « une catégorie quelconque ». La poète russe, en effet, est hors-normes, souvent déroutante, parfois hermétique. Mais elle assigne à la poésie un rôle éminent. Dans un poème d’avril 1923, elle dresse même son portrait-robot du poète : « Le poète de loin mène la parole/La parole mène loin le poète (…) Il est celui qui brouille les cartes,/trompe les poids et les comptes ;/il est celui qui interroge depuis le pupitre,/qui bat Kant à plate couture ».
Marina Tsvetaïeva nous parle de la tragédie de l’existence indépendamment de son contexte temporel. Elle a bouleversé la langue russe pour exprimer la force de la douleur. « Je n’ai appartenu et je n’appartiens à aucun courant poétique ou politique », écrivait-elle en 1926 dans un questionnaire que l’écrivain Boris Pasternak lui avait adressé en vue de l’édition d’une dictionnaire bio-bibliographique des écrivains du 20e siècle. Dan ce questionnaire, elle parlait aussi de ce qu’elle aimait le plus au monde : « La musique, la nature, les poèmes, la solitude ». Et elle concluait par ces mots : « La vie est une gare ; je partirai bientôt ; où – je ne saurais le dire ».