Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes
Les calembours ne sont pas toujours des calembredaines.
On le savait depuis les Surréalistes, les mots, et singulièrement en poésie, sont souvent employés les uns pour les autres, ce qui se cache derrière ce qui se dit ou se lit, ce qui peut se deviner derrière l’obvie, est bien souvent plus prégnant, plus présent, plus signifiant.
Gherasim Luca, en particulier, fut un adepte de ces mots mis à la place des autres, de ces bégaiements géniaux construisant des sens éphémères, de rencontre, se métamorphosant sans cesse, menacés par le non-sens. Lacan fit du calembour l’un de ses outils d’analyse les plus efficaces. Marine Leconte, comme il est dit en quatrième de couverture, « habite à l’ombre d’un tilleul. / Pas loin d’un mimosa. / Et s’assoit souvent à la lisière. / Depuis ce lieu, elle guette le passage / Celui qui réunit la clarté de la nuit à l’opacité du jour. »
Dès le titre, se superposent les verbes « taire » et enterrer », il s’agit de ne pas taire, ne pas enterrer, de laisser les fantômes errer, sans sépulture, (est-ce un constat ou une injonction ?) ça parle à côté, tout à côté de l’essentiel, ça parle mais ça tait la lourdeur, la douleur, d’être « mots nés », ou « monnaie », ou « mort née » ? S’agit-il de n’être ou de naître ?
Tu as de quoi dans ta poche
Plus d’utérus
Mais de quoi(…)
Même les fleurs qui embaument
Ça s’embaume (…)
T’as juste besoin de paraffine
Tu les saisis dans la fleur de l’âge
Figées
Fi j’ai (…)
Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes, dessins d’Agathe Lievens, L’Ire de l’Ours Éditions, ISBN : 978-2-493322-60-9 prix public 10 €.
Comme l’essentiel se dit à côté, dessous, rien n’est sûr, ce texte néo-surréaliste semble tout de même opposer d’un côté « l’homme géométrique », « l’homme millimétré » et, de l’autre, la femme « aléatoire », « la petite (…) bancale ». Peut-être parle-t-il de la mort ? Celle d’un utérus ? D’une petite fille ? De fleurs coupées puis paraffinées afin que leurs cadavres se conservent ?
Préserver la cornée que bientôt
Les charognards viendront piqueter »
(…) « On ne dévore pas les yeux de la petite
Ça tu n’es pas d’accord.
La suite de poèmes met en scène plusieurs personnages féminins, un « elle » et un « je » qui dialoguent, d’autres « elle » encore, cela donne une ambiance plurielle et singulière, tendre et parfois tragique à l’ensemble, d’ailleurs dédié « à celles revenues de l’autre côté du texte (…) et à celles qui n’en reviendront jamais » sans qu’on puisse jamais savoir de quels malheurs on nous parle.
Le texte, comme souvent ceux de Gherasim Luca, semble épeler, bégayer, annoner quelque chose de très difficile, voire impossible à dire. Une enfant qui apprend à parler ? Quelque chose que le texte manque, qui manque au texte mais qui lui est sous-jacent ? Les calembours n’ouvrent, la plupart du temps, sur aucun vrai jeu de mot « réussi », permettant de faire « un bon mot », d’ouvrir sur du sens, non. Les homophones parfaits ou approximatifs se succèdent sans que cela ne révèle rien d’autre que cette homophonie « Patiemment pas sciemment pas si aimant ».
Parler fait du bruit, écrire également, comme on fait du bruit pour masquer un vide, un silence, une angoisse. Pour se tenir compagnie ? Il s’agit moins de parler que de bruire. Voilà un recueil qui parle à merveille de notre crise de sens, aujourd’hui. Bruire, dire qu’on est vivant, comme un oiseau chante, comme un animal grogne, rugit, blatère. Ni plus, ni moins … Marine Leconte est vivante, aussi nous donne-t-elle à voir et à entendre ses fantômes que rien « n’en taire ». Comme chante un rossignol, ou un Gherasim Luca. Les dessins d’Agathe Lievens, loin de toute anecdote, servent à merveille ce texte suggestif et incertain, en présentant des ombres, des silhouettes, des nuées d’éclats, des paysages abstraits, des pages entièrement pigmentées ou grêlées.