L’auteur espagnol Mario Martín Gijón est le créateur d’une œuvre fascinante, qui dans sa construction kaléidoscopique puise dans les possibilités poétiques du langage de façon novatrice. Ses poèmes proposent ainsi de multiples lectures à partir d’un jeu de mots-gigognes qui est aussi une profonde réflexion sur la morphologie, la phonétique et la sémantique, produisant ainsi une mise en abîme du langage qui prend de ce fait une dimension évocatrice démultipliée.
Le traducteur que je suis se voit confronté à de multiples défis, qui font appel plus que jamais aux rapports entre les langues et à leurs valeurs poétiques intrinsèques : on se retrouve parfois devant des prismes qui élargissent le champ des possibilités dans la version finale, et qui me font réfléchir quant aux choix dont je dispose pour trouver un équilibre entre la fidélité et l’humilité nécessaires pour respecter le travail de l’auteur et une incitation passionnante à élargir les significations.
C’est, à la base, le travail quotidien d’un traducteur : opérer des choix tout en restant au service du créateur de l’œuvre. Mais il s’agit ici bien plus que d’un exercice d’école : même si la traduction entre deux langues latines peut sembler plus aisée qu’entre deux langues dont les structures syntaxiques sont éloignées, la point essentiel consiste à se sortir des suggestions multiples des poèmes par des trouvailles qui doivent être, comme je viens de l’évoquer, une projection lumineuse dégagée par la langue originale à travers la traduction.
Mario Martin Gijon, Des en canto, RIL editores, 2019.
Prenons comme exemple le poème « ruego ». Le jeu des mots poétique, la double lecture, consiste à voir le mot « ruego », c’est-à-dire « prière » et les italiques qui apportent une dimension personnelle à travers le terme « ego ». Il est évident que « prière » enlève toute dimension évocatrice. Le jeu peut consister à trouver des correspondances phonétiques (prière, prie-hier, pri-erre, etc…), mais on se rend compte aisément que ce parallèle est trop simple et dépourvu de la dimension égocentrique du titre en espagnol. Nous pouvons essayer de faire la même chose avec « ego » : égaux, moi, émoi, je, jeu… et la liste peut continuer, en rappelant une nouvelle fois que le travail de la traduction consiste à faire des recherches entre les significations profondes des langues, dans un jeu d’échos qui s’avère parfois bouleversant. Ici, cette recherche axée sur la phonétique ne fonctionne pas, rendant une version toujours plate du titre : on doit alors partir des considérations sémantiques, à travers des synonymes : imploration, instance, requête… rien ne me semblait pertinent. On mélange alors, tel que le fait l’auteur, le jeu phonétique et sémantique : à la sonorité en « o » du mot ego, on ajoute.… oraison, pour un résultat en français, « egoraison », qui cette fois prend tout son sens.
Cette méthode peut fonctionner aussi pour traduire des vers comme
cárcel
es
tial
C’est-à-dire un point de rencontre entre « cárcel », prison, et « celestial » céleste. Dans son rôle de double démiurge, poète et linguiste, Mario Martín isole ici les phonèmes « e » et « s » à la partie centrale du mot « celEStial » , ne correspondant à aucune syllabe, pour qu ‘on puisse comprendre la comparaison à travers l’isolement du verbe « es » (la cárcel es celestial ), donc la prison est céleste : à partir de cette idée, le choix de traduction consiste à proposer un néologisme, « ciellule de prison », qui semble répondre à cette double idée.
Il est évident que cette façon de faire ne peut pas être pertinente à chaque fois. Opérer des choix, tel qu’on l’a suggéré, reste essentiel. Un exemple flagrant se trouve dans le poème « dedicálogo », qui établit la construction anaphorique suivante :
que des amparo
a la sombra de ti
que des precio
(de/a) lo que tienes
que des pecho
(de/a) lo adverso
que des gracias
a quien te hizo sufrir
etc.
En espagnol la lecture est déjà multiple : « des » est le subjonctif du verbe « dar », donner. Il peut s’agir à une incitation à l’offrande : « il faut que tu donnes… ». Il peut aussi, mais cette fois dans un nouveau jeu verbal, correspondre au préfixe négatif « des » (le français dé-), mais en sachant que l’étymologie de certains mots ne semble pas évoquer ce préfixe : « despecho » signifie « dépit », par exemple et vient de despectus, proprement « action de regarder de haut en bas » . De même « desprecio » signifie « mépris », mais la création de l’auteur en deux mots, « des precio » pourrait signifier « que tu donnes, que tu mettes un prix ». Une fois qu ‘on a compris cette structure, la traduction s’avère problématique, car on ne pourrait pas à chaque fois commencer les vers par « que tu fasses ceci ou cela » : le vers « que des gracias » mélange la desgracia, le malheur, et le fait de « dar gracias ».
Traduire, de notre point de vue, n’est pas trahir, mais plutôt choisir. Illustrons donc notre choix par la traduction des deux derniers vers de cet extrait : nous proposons
que ta (re)connaissance
aille à celui qui t’a fait souffrir
De cette façon, nous nous adaptons à l’utilisation des parenthèses par l’auteur, qui crée à chaque fois une double lecture. De même, nous restons dans un champ lexical proche à « remercier » : la reconnaissance, et de plus, la parenthèse nous permet de préserver le prisme en gardant la possibilité de deux lectures : que ta connaissance… ou que ta reconnaissance aille… ce qui ouvre la porte aux interprétations du signifiant poétique.
Nous pourrions ainsi multiplier les exemples pour illustrer cette création. Dans nos conversations avec l’auteur, nous avons aussi fait le choix commun ‑Mario Martín parlant très bien le français- de ne pas compliquer excessivement la lecture de la version avec la multiplication de parenthèses et de crochets qui auraient provoqué des possibilités difficiles à cerner, pour rendre plutôt parfois la traduction plus « lisible » que l’original. Tout ceci dans le but, espérons-le de (ré)créer un poème, toujours sur la base du respect du texte original.
En guise de mode d’emploi pour la lecture en français, prenons l’exemple de ces poèmes
je cri(bl)e un livre
qui est déjà (é)cri(t)
il m’empêche d’y par(ven/t)ir
qui peut être lu de la façon suivante
je crie (ou je crible) un livre
qui est déjà écrit (ou: qui est déjà cri)
il m’empêche d’y parvenir (ou “il m’empêche de partir”)
ou encore, nous pouvons lire aussi les mots en italique d’un autre poème :
sav(eu/oi)r
du jour
nal
téré
par toi-même touché
C’est-à-dire : saveur du jour (ou savoir du jour ) (ou du journal) altéré, par toi même touché.
Pour nous ce travail a été passionnant, car il correspond entièrement à notre vision de la création poétique, axée sur les possibilités infinies du langage. Nous espérons que la lecture des poèmes de Mario Martín Gijón vous procurera autant de plaisir qu’à nous : la poésie, plus que jamais, est ici un jeu de correspondances entre les mots et le monde.
MARIO MARTÍN GIJÓN
Poèmes de “Des en canto” (RIL editores, 2019)
Traduction par Miguel Ángel Real
dedicálogo
que des amparo
a la sombra de ti
que des precio
(de/a) lo que tienes
que des pecho
(de/a) lo adverso
que des gracias
a quien te hizo sufrir
que des cartas
a quien sepa ju(z)gar
que des dicha
a quien guardó silencio
que des nudos
para seguir atados
que des en tu mecer
el cuerpo sobre un abismo
que des en más cara
vida que esta
que des en canto
de lo perdido
dédicalogue
que tu (t’)abandonnes
(sous) ton ombre
que tu (mé)prises
ce que tu as
que tu (dé)daignes
l’adversité
que ta (re)connaissance
aille à celui qui t’a fait souffrir
que tu (dé)mines
celui qui j(ou/ug)era
que ton (bon)heur[e]
soit pour celui qui a gardé le silence
que tu me (re)noues
pour rester attachés
que tu (dég)ourdisses
le corps sur un abîme
que tu par(s)viennes
à une vie plus chère
que tu des en chantes
ce qu’on a perdu
Rendicion, Mario Martin Gijon.
de c(e/i)sión en
c(e/i)sión
dec(e/i)d(e/i)mos
de (s/c)ession en
(s/c)ession
nous déc(é/i)dons
como un árbol
sin c(o/e)rteza(s)
te humed(e/i)ces
mejor
comme un arbre
sans [é]cor(ps)[ce]
ton humi(l/d)ité
grandit
Tratado de entrañeza, Mario Martin Gilon.
sab(e/o)r
del tiempo
em
atado
(con) tus propias (á)manos
sav(eu/oi)r
du jour
nal
téré
par toi-même touché
el p(a/e)so del tiempo
es poso
en el (p/b)eso
*
(es)cribo un libro
ya es(c/g)rito
que no me deja (o/hu)ir
*
nos a®mamos
(con/de) paciencia
oculta de silencio
para el (j/f)uego
en que ard(ec)imos
(de/la) verdad
le temps qui (p/l)asse
est le/la marc(que)
que l’on a ét®einte
∗
je cri(bl)e un livre
qui est déjà (é)cri(t)
il m’empêche d’y par(ven/t)ir
∗
nous nous a(r/i)mons
(de/avec) pa(t/sc)ience
occulte de silence
pour le (j/f)eu
où nous avons (brû/par)lé
(de/la) vérité
Latidos y desplantes, Mario Martin Gijon.
cárcel
es
tial
en la que vivo
y
entre paredes
car
miento
do
lo que fui
ciellule
de
prison
où je demeur(e/s)
et
entre deux parois
ouffr
ance
que
je fus
CONTINUIDAD Y RUPTURA EN LA POESÍA ESPAÑOLA ACTUAL, Mesa redonda con los poetas, Javier Pérez Walias, Eduardo Moga y Mario Martín Gijón. Modera el escritor Iván Sánchez. Asociación Cultural Caleidoscopio A.C.C. — CONTINUITÉ ET RUPTURE DANS LA POÉSIE ESPAGNOLE ACTUELLE, Table ronde avec les poètes Javier Pérez Walias, Eduardo Moga et Mario Martín Gijón. Le modérateur est l’écrivain Iván Sánchez. Association culturelle Caleidoscopio A.C.C.
ruego
in
ti(‘)
mi(‘)
dad
nos
*
definición
ceniza que nace de tu cuerpo
ema
(eg)oraison
in
t(o)i
m(o)i
dez
nous
∗
définition
cendre qui naît de ton corps
aume
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