Mathias Lair est l’auteur d’une œuvre abondante, que ce soit dans le genre poétique (neuf recueils publiés à ce jour), dans celui du roman, de la nouvelle ou encore de l’essai. Sa création poétique se nourrit vraisemblablement de ces différentes pratiques d’écriture.
Ainsi, Mathias Lair, qui a par ailleurs une activité de chroniqueur en revues, combine volontiers (mais peut-on faire autrement à partir du moment où l’on écrit ?) l’activité créatrice à la réflexion sur l’écriture, poétique en particulier, comme cela apparaît clairement dans Il y a poésie, recueil de chroniques issues de la revue « Décharge ». L’activité de psychanalyste qui est la sienne le conduit également, d’une manière générale, à ne pas se payer de mots.
Le recueil Écrire avec Thelonious, paru à « L’Atelier du grand tétras » en mars 2019, nous invite à saisir une connivence, à entrer dans un dialogue noué avec le musicien Thelonious Monk (1917–1982), dont on devine qu’il est l’objet d’une passion forte, sinon exclusive, pour le poète (terme que l’on emploie ici même s’il semble faire l’objet, pour l’auteur, d’une forme de mise à distance critique), qu’il l’accompagne partout, peut-être à la manière d’un double, et ce depuis fort longtemps, comme s’ils formaient les deux faces d’une même pièce. Il y a (donc) dialogue.
Mathias Lair, Écrire avec Thelonious, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, 64 p.
La typographie choisie pour ce recueil, où alternent les italiques et les caractères romains, témoigne aussi, vraisemblablement, de cette dualité de parole — forme de polyphonie intérieure.
Très rapidement, après un début où la métaphore musicale se fait prégnante, assortie de conseils d’exécution (À plat les doigts en spatules / de canard ça s’fait pas en marteau / sur les touches il faut n’empêche / je pleure entre les notes / de quel bonheur confondu / je me souviens […], p. 5), comme si on assistait au début d’un récital, la préoccupation littéraire fait une apparition fugace : « Donc j’avais pensé / écrire comme Thelonious / là il y avait art / poétique sans nul doute / j’avais oublié // pourtant / après des années / y a d’ça » (p. 9). Le musicien apparaît donc comme un modèle à transposer dans le domaine de la création littéraire. Sans doute de manière facétieuse, car Mathias Lair nous a habitués à lire le fait poétique avec une intelligence critique (cf. Il y a poésie, éditions Isabelle Sauvage, 2016), l’expression d’« art poétique » empruntée aux grands genres et aux grands noms de la littérature du passé (Boileau, ou « De la musique avant toute chose… » de Paul Verlaine) résonne sans doute ici de manière solennelle, détone. D’où les apocopes et syncopes, qui sont aussi des termes musicaux, venant mimer une sorte de phrasé populaire et entendu. Ou comment considérer le fait littéraire avec dérision.
Ceci étant dit, il n’en demeure pas moins que ce recueil doit sans doute être lu comme une forme d’art poétique. La quête du musicien peut alors servir d’exemple au poète : « Gauche droite trop facile / la marche au pas de la basse / à l’aigu alors croise / gauche à droite de la droite / torse dévié doigts de guingois pour voir / ce que ça donne un autre toucher / un autre son main basse sur l’aigu / parfois bondit main gauche / à droite » (p.17). Mathias Lair nous semble vouloir fuir une certaine « facilité » du fait poétique, une facilité d’écriture fondée sur une certaine régularité, sur des cadences apprises et reproduites (Gauche droite trop facile). S’inspirant de l’art du musicien, de sa faculté d’improvisation, il multiplie les conseils (alors croise), les expérimentations (pour voir / ce que ça donne). Le poète semble désirer que quelque chose de ce qu’il écrit lui échappe, le surprenne : c’est la recherche « d’un autre toucher », même si, en fin de compte, « le torse dévié » de l’artiste manifeste l’inconfort de l’improvisation.
Thelonious Monk Quartet — Round Midnight.
Plus loin, cette affirmation, à valeur critique : « Toute sa musique ne dit / que cela il y a discord » (p. 32). Faisons un sort à ce vieux mot surgi sous les doigts du poète, synonyme de « discorde », mais aussi d’accord imparfait, de discordance, qui peut impliquer une forme de vision du monde. Si la musique « dit », cela implique qu’elle signifie, que le discord lui soit consubstantiel (la recherche de discordances), ou simplement factuel : il y a « discord » dans la musique (de Thelonious) et dans le monde, en général. Sans oublier que le mot « discort » (avec u « t ») renvoie aussi à un genre poétique ancien où se mêlaient des mots provenant de langues différentes — ici les termes musicaux issus du jazz.
Peu à peu la musique (du bruit qui pense) se voit ainsi investie d’une mission ou d’un sens dont les mots du poète sont souvent porteurs : « toujours / tu le grand secret on ne saura / ce qui monte à la musique / comme des bulles crèvent / la surface » (p. 33). Le poète nous invite à pressentir le surgissement d’un fait poétique, même s’il se défie par ailleurs de la posture traditionnelle du poète, mage ou prophète, issue en particulier du romantisme.
Les considérations techniques abondent de fait dans un recueil en quelque sorte expérimental.
Thelonious Monk, Don’t blame me, live in denmark, 17-04-1966.
Le texte de la page 35, conduit une réflexion sur la notion de pulsation : « Avant tout la pulsation / que le rythme transmet / le poème est dans ce qui bat / organisé en mesures appelées / vers mais vers quoi aujourd’hui / court la ligne brisée / il y eut le galop / 1.2.3. 1.2.3. 1.2.3. 1.2.3. / ça fait douze qu’on peut alléger […] ». Le texte passe en revue ensuite quelques combinaisons rythmiques, passant du galop au trot, « plus léger moins impérial », que l’on peut « lui-même allég[er] » (ce qui semble ici être le maître-mot), aborde pour finir la question du vers libre, développe (brièvement) une vision de l’histoire poétique : « mais le cheval a disparu / la machine à vapeur (apparition / du vers libre) ni le moteur / à explosion ne nous transportent / sur un tempo reste la basse / du cœur utérin (un peu monotone) […] ».
L’auteur enregistre l’évolution nécessaire de la langue, corrélée aux évolutions techniques et sociales. Peut-on écrire véritablement au temps du moteur à explosion, de l’internet et des musiques modernes en respectant le bon usage des contemporains de Vaugelas ?
Le lecteur ne trouvera donc pas de lyrisme dans ce recueil, ni même de lyrisme revisité, mais une forme de réflexion critique, et poétique, mise à distance ; peut-être un essai, une tentative pour écrire de la poésie sans avoir recours aux canons traditionnels du poétique.
Le poète interroge par ailleurs le mécanisme de la création, sa part d’ombre, en quelque sorte, qu’il s’agisse de musique ou de création poétique : « Et si la musique n’était / qu’écriture d’une sensation / perdue d’avance comme / la pensée tourne autour / d’un vide ça n’est jamais / ça dans le mot un trou / d’absurdité on préfère l’oublier » (p. 43).
L’amateur de Thelonious Monk, et de poésie, trouvera dans cet ouvrage matière à réflexion et à interrogation. Saluons une entreprise poétique sans aucun doute novatrice, surprenante, non conventionnelle, où se lit toute la complexité de la démarche artistique : « Vouloir l’un et l’autre / ne pas fermer l’horizon / être d’ailleurs comme ici / pas besoin donc de bouger / mettre l’ailleurs ici » (p. 46).
Présentation de l’auteur
- Daniel Brochard, 13 - 6 octobre 2021
- Russie. L’Immense et l’intime - 20 avril 2021
- Mathias Lair, Écrire avec Thelonious - 5 janvier 2021
- Laurent Faugeras, Les Joues mordues - 21 mars 2020
- Joëlle Pétillot, Le Bal des choses immobiles - 26 février 2020
- Autour des éditions Rougerie - 6 novembre 2019