Mathias RICHARD, syn‑t.ext, ou l’art de la compression
Voici un livre que je devais rencontrer. C’est par l'entremise de la poète Tristan Felix que j’en entendis parler pour la première fois ; elle m’avait envoyé un lien qui montrait que ce livre de Mathias Richard partait à peu près du même postulat que moi dans mon (L)ivre de papier (éd. Tinbad, 2016) : puisque, volens nonlens, les romans-romans ne sont plus que vieilles anecdotes et vaines photocopies du réel, mieux vaut (essayer de) produire du neuf en montant une grande masse de textes déjà existants, en les compressant, comme dans le cinéma expérimental dit de found footage. Comme chez Brion Gysin et ses cut-ups. La véridiction doit me faire avouer que mon premier sentiment fut de rejet, à cause justement de cette trop grande proximité formelle. J’avais tort : dès que j’eus ouvert ce livre, je dus me rendre à cette évidence : nos résultats esthétiques sont fort éloignés – ouf ! De mon côté, un vaste montage idéogrammatique de plusieurs milliers d’années d’écriture où tout s’enchaîne et se transforme dans un vaste paragramme déponctué ; du côté de chez Mathias Richard, un effort de compression et de concentration d’informations avant tout contemporaines du siècle 2.0. Un grande coulée all over versus une écriture très fragmentée et chaotique. Très vite, me voici « rassuré » : autant d’êtres humains sur terre, autant d’écritures intertextuelles.
Mais commençons.
La quatrième de couverture du livre annonce la couleur : « Tout est démontable et remontable d’une autre manière. » Et aussi : « Recevoir : - toutes les influences :: - toutes les pensées :: - toutes les idées. » Si on déroule le livre à l’envers (après tout, ce type de construction textuelle s’y prête bien : il n’y a bien sûr pas de narration, linéaire ou pas), on trouve très vite son « mode d’emploi » : « Un syntexte (ou texte synthétique) est un texte compressé comme un format .zip : un texte court fait à partir de grandes masses de texte. Un format de sens-langage concentré […] Des textes sont récoltés/écrits pendant des mois, puis radicalement coupés. » Seules importent à l’auteur les « associations de sens qui se créent entre elles ». « Cela crée des constellations », disait le grand Walter Benjamin. « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte », entend-t-on souvent dans les films de Godard. Il est fortement recommandé d’être dans « un état de légère transe épiphanique ». (Tiens ! Joyce !…)
Allons-z-y voir : « But : interférer directement avec les activités corticales aberrantes. / Ces mots font partie d’un kit anti-suicide. / Il est interdit d’embrasser les statues. » Très vite, on se dit cette chose : syn-t.ext, sous un titre un peu geek, est en fait une très violente charge contre la pensée unique du siècle des technologies de l’information ; c’est le Bouvard et Pécuchet du siècle 2.0 : une succession vertigineuse de tous les clichés qu’on peut lire quand on se ballade sur des forums de discussion en ligne ou quand on ouvre un magazine « scientifique » d’aujourd’hui. Dès les premières pages du livre, on trouve ceci : « Ta mère est un garçon » ; « 72 humains sur 100 se croient dans un film / 17 humains sur 100 se croient dans un vidéoclip / 3 humains sur 100 se croient dans un jeu vidéo » ; « Mon anus dispose maintenant d’une entrée vidéo. Avec un adaptateur TNT, je peux être utilisé comme téléviseur d’appoint. » Le monde mutant et inquiétant du cinéma de David Cronenberg n’est pas loin ; rappelez-vous de Videodrome ou d’eXistenZ… D’ailleurs, on peut dire que Richard procède à la manière d’un cinéaste : il prélève dans le réel (fût-il le plus virtuel…) des fragments du monde devenu intégralement informationnel, morceaux qu’il monte ensuite, par collure, avec tout un tas de petits artifices de ponctuation : slashs, tirets, points de suspension, deux points doubles, doubles barres verticales, flèches, etc. etc. La quatrième de couverture nous mettait sur cette piste : « Suis une fenêtre, une caméra autonome. » Cette caméra est l’œil de Richard : il « voit des systèmes, des constructions » (plus ou moins aberrants). C’est dans les collures que sourd le sens-langage du livre, comme dans le grand cinéma de montage.
Il faut ajouter qu’une profonde ironie salvatrice traverse ce livre, comme ici : « / le corps humain phagocyté par la machine et recraché en mieux dans un environnement virtuel / ». Cette ironie est destinée à combattre, comme Sollers, mais avec d’autres moyens, la folie de la Volonté de technique. Richard aussi est un contre-fou. L’histoire est bien un cauchemar (« l’équivalent d’une ville de 160 000 habitants apparaît chaque jour sur Terre » ; « déconnexion impossible… » ; « … la principale difficulté consiste à trouver la matière première, à savoir des cerveaux de joueurs, 100% consacrés au jeu et non “pollués” par d’autres substances… » ; « … toute déconnexion est désormais interdite… ») ; Richard essaie de se réveiller, en écrivant. Ou plutôt, en copiant, comme un (moderne) scribe : « je n’écris plus, je copie ». Il n’arrête pas. Jour et nuit. Il n’y a plus de nuit.
Parfois, Richard nous bombarde de petits papillons surréalistes, comme l’on voit ici : « pénétrer les nuages pour y traquer les astres naissants » ; alors, on respire (un peu). Et puis, le relevé des catastrophes reprend de plus belle façon encore : « une machine qui imprime une nouvelle personnalité à n’importe quel passant dans la rue » ; ou bien : « Liste d’oiseaux exterminés par les hommes ».
Cette phrase ici en guise de fin provisoire : lisez ce livre irrésumable !
P.-S : J’allais oublier de dire que Mathias Richard et moi avons partagé, sans le savoir, sans nous connaître, le sommaire d’une même revue, Nioques (n° 15), avec des extraits respectifs de… syn-t.ext et (L)ivre de papier… Un étudiant un peu curieux voit tout de suite qu’il a un sujet de thèse tout à fait trouvé (c’est un ready made) : différence et répétition dans nos deux livres respectifs…
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