Mathieu Bénézet s’est éteint le 12 juillet 2013. Mais en 2012, il avait déjà été hospitalisé pour se faire soigner du mal qui a fini par l’emporter. La quatrième de couverture précise : “Malgré l’affaiblissement et la lourdeur des traitements , il se met à remplir avec une sorte de calme dans l’urgence de nombreux carnets”. Premier crayon en est le résultat, publié. Pas de complaisance pour la souffrance, pas d’apitoiement, pas de dolorisme : c’est ce qui apparaît immédiatement à la lecture.
Cette méditation sur la mort (car c’en est une), de nombreux fragments nous la signalent : “… le cri / est Douleur” ou “le bruit d’eau signe / toi qui vas disparaître // la prière des morts habite / la boîte aux lettres”. Un poème la résume admirablement : “toute blessure remonte au visage — / indélébile — blessure du dernier / visage — l’ultime — / celui de la morgue — / (hôpital)…” Mais il y a dans ce livre comme une mise à distance, quelque chose comme une observation froidement clinique en même temps que, d’une certaine manière, empreinte d’une sombre poésie.
Pas de complaisance envers soi-même ou ce corps souffrant mais un effort continuel, une curiosité sans fin pour comprendre ce qui arrive et le nommer une fois pour toutes. Mathieu Bénézet tente d’objectiver la douleur, il essaie d’apprivoiser la mort par l’écriture et les références à ce qu’il a repéré dans la peinture et dans la littérature pour mieux se faire à l’idée qu’il va disparaître. Tout en restant sensible à ce qu’il observe du monde extérieur (un ballon sur le toit en terrasse d’un immeuble voisin, le soleil qui tombe sur le mur) : le lecteur finit par oublier que ce sont là les ultimes confidences d’un homme qui va bientôt mourir.
Les références à la poésie, à la littérature ou à la peinture sont nombreuses, dans ce livre comme, de manière générale, dans les précédents de Mathieu Bénézet. Références aux poètes (Max Jacob au destin tragique, Jules Laforgue, Paul Claudel, Louis Aragon ‑dont on sait que sa rencontre avec Bénézet dans sa jeunesse marqua profondément ce dernier‑, Gérard de Nerval, Raimbaut d’Orange, Ezra Pound, François Coppée, Paul Verlaine ‑pour ses séjours à l’hôpital‑,…), références aux littérateurs en général (Roger Laporte, Georges Perros, Noël Roux “trépané à l’hôpital / un œil sort de l’orbite et pend sans discontinuer”, Jacques D (Derrida ?), Michel Leiris…), références aux peintres et aux sculpteurs ( Rothko ‑pour son noir‑, Matisse ‑pour son jaune‑, Camille Claudel, Giacometti…). Ces références ne peuvent se comprendre que par la volonté de Mathieu Bénézet de cerner au plus près ce qui lui arrive et que par sa volonté d’écrire contre, de désécrire, d’excrire (p 86) : “alors seulement, l’émotion / ô la pensée peut naître”. Cela ne va pas, parfois, sans une certaine obscurité : que comprendre de l’allusion aux livres de Roger Laporte ou de Noël Roux dès lors qu’on ne les a pas lus ? C’est sans doute le cas limite, mais qui est cette Zette liée à Michel Leiris quand on ne connaît pas sa biographie ? Sans doute est-ce ici plus facile de trouver une réponse : il suffit de consulter une encyclopédie en ligne, par exemple… Poésie savante donc que celle de Mathieu Bénézet, même si elle évite le didactisme…
Reste la construction du livre. Mathieu Bénézet rapproche des formes différentes : ainsi Sonnet (qui ne ressemble en rien à un sonnet aux quatorze vers rimés) voisine-t-il avec des “poèmes” d’allure très libre… Comment comprendre alors ce titre d’un poème dont un vers fait référence à cette forme : “que s’inscrive un sonnet quelque poète” ? La réponse est dans la forme… Mais Mathieu Bénézet va plus loin que ce paradoxe : toute une vie (toute sa vie) réduite aux sens et à la mémoire traverse ce livre, non de manière chronologique, mais plutôt par association d’idées. Et alors cette précision dans une page “la / justesse, à nos yeux aujourd’hui, / est si belle que la langue peut / s’y reposer, dans une anfrac- / tuosité bienvenue aux âmes tour- / mentées ou simplement inquiètes / de vérité dans la langue…” explique l’écriture du poète (pp 71–72). Mais il faut suivre le conseil donné par Mathieu Bénézet : rompre avec la rhétorique comme il le fait pour décrire le quotidien de l’hospitalisation et de la souffrance. C’est tout aussi insupportable ! Le lecteur peut avoir parfois l’impression en lisant ces poèmes apparemment déstructurés (vers commençant par un signe de ponctuation, mots coupés à la fin d’un vers, poèmes ponctués ne se terminant pas par un point…) qu’il est confronté à une langue hachée qui est la métaphore d’une pensée hachée par la souffrance… C’est bouleversant.
Premier crayon est le livre de l’effacement devant la douleur, d’une tentative pour trouver enfin le lieu où déshabiter, de l’espoir (désespèré ?) de tout écrire au négatif : la non-blessure, la non-messe, la non-âme, la non-mort… Et il faut enfin se dire qu’il a fallu une grande audace à celui qui savait qu’il allait bientôt mourir pour intituler ce livre Premier crayon…
- Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon - 20 février 2022
- Julien Blaine, Carnets de voyages - 5 juillet 2021
- Eve Lerner, Partout et même dans les livres - 21 février 2021
- Revue Cabaret n° 29 et 30 - 5 janvier 2021
- Frédéric Tison, La Table d’attente - 5 janvier 2021
- Eve Lerner, Partout et même dans les livres - 6 octobre 2020
- Louis BERTHOLOM, Au milieu de tout - 6 juin 2020
- Christian Monginot, Après les jours, Véronique Wautier, Continuo, Fabien Abrassart, Si je t’oublie - 6 avril 2020
- Autour de Christine Girard, Louis Dubost et Jean-François Mathé - 6 mars 2020
- Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien, Pierre Dhainaut, Après - 26 février 2020
- Patrick LAUPIN, Le Rien qui précède - 21 janvier 2020
- Pierre Dhainaut, Transferts de souffles - 20 décembre 2019
- Jean MAISON, A‑Eden - 21 novembre 2019
- Jean ESPONDE, A la recherche de Lucy - 6 novembre 2019
- Edith Azam & Bernard Noël : Retours de langue - 14 octobre 2019
- Béatrice Libert, Battre l’immense - 25 septembre 2019
- Les Hommes Sans Epaules n° 47 (1° semestre 2019). - 15 septembre 2019
- Béatrice Marchal et Richard Rognet, Richard Jeffries, Olivier Domerg - 4 juin 2019
- Autour de Jean-Claude Leroy, Olivier Deschizeaux, Alain Breton - 29 mars 2019
- Fil autour de Claudine Bohi, Yann Dupont, Françoise Le Bouar, Didier Jourdren - 3 mars 2019
- François Xavier, Jean Grenier, Gilles Mentré - 3 janvier 2019
- Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble - 5 octobre 2018
- Trois écritures de femmes - 3 juin 2018
- Brigitte Gyr,Le vide notre demeure - 5 mai 2018
- Eugène Ostashevsky, Le Pirate Qui Ne Connaît Pas La Valeur De Pi - 5 mai 2018
- Actualité de La Rumeur Libre - 5 mai 2018
- Michel Dvorak, Vers le cœur lointain - 5 mai 2018
- Ainsi parlait THOREAU… - 6 avril 2018
- Nicolas VARGAS, EMOVERE - 6 avril 2018
- Patrice BÉGHAIN, Poètes à Lyon au 20e siècle - 6 avril 2018
- DIÉRÈSE n° 70 : Saluer la Beauté - 1 mars 2018
- Du Cloître à la Place publique - 1 mars 2018
- Serge Núñez Tolin La vie où vivre - 26 janvier 2018
- Jean-François Bory, Terminal Language - 26 janvier 2018
- Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure - 26 janvier 2018
- Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici - 26 janvier 2018
- Éric Chassefière, La présence simple des choses - 26 janvier 2018
- Claude Albarède, Le Dehors Intime - 29 novembre 2017
- Stéphane Sangral, Circonvolutions - 27 novembre 2017
- Horia Badescu, Le poème va pieds nus - 27 novembre 2017
- Jeanpyer Poëls, Aïeul - 26 novembre 2017
- Alain Dantinne, Précis d’incertitude - 26 novembre 2017
- Gérard Bocholier, Les Étreintes Invisibles - 22 novembre 2017
- Marc Dugardin, Lettre en abyme - 19 octobre 2017
- Christian Viguié, Limites - 19 octobre 2017
- Geneviève Raphanel, Temps d’ici et de là-bas - 19 octobre 2017
- Eric Brogniet, Sahariennes suivi de Célébration de la lumière - 19 octobre 2017
- Laurent Albarracin, Cela - 7 octobre 2017
- Place de la Sorbonne n° 7 - 2 octobre 2017
- Chiendents n° 118, consacré à Marie-Josée CHRISTIEN - 30 septembre 2017
- Fil de lecture : autour des Éditions L’Herbe qui Tremble - 30 septembre 2017
- CHIENDENTS n° 109, consacré à Alain MARC. - 2 septembre 2017
- Fil de lecture autour d’Henri MESCHONNIC, de Rocio DURAN-BARBA, de Marianne WALTER et de Joyce LUSSU - 2 septembre 2017
- Tombeau de Jointure (100) - 31 mai 2017
- POSSIBLES, et INFINIE GÉO-LOCALISATION DU DOUTE n° 2 & 3 - 31 mai 2017
- La nouvelle poésie mexicaine - 24 mai 2017
- Fil de lecture de Lucien WASSELIN - 19 mai 2017
- Actualité éditoriale de Sylvestre Clancier - 30 avril 2017
- Un éditeur et ses auteurs : les Éditions Arfuyen, avec NOVALIS, Marie-Claire BANCQUART, Cécile A. HOLDBAN. - 24 avril 2017
- Diérèse 68 et 69 - 24 mars 2017
- Un éditeur et ses auteurs : L’HERBE QUI TREMBLE avec Isabelle Levesque, André Doms, Pierre Dhainaut, Horia Badescu, Christian Monginot. - 21 février 2017
- Fil de lecture autour de Michel DEGUY, Patricia COTTRON-DAUBIGNE, Serge PEY, Mathias LAIR, et David DUMORTIER - 25 janvier 2017
- Fil de lecture de Lucien WASSELIN : une éditeur et ses auteurs, LA PASSE DU VENT - 21 décembre 2016
- Rectificatif de Lucien Wasselin à propos d’une critique parue dans le numéro 168 : - 29 novembre 2016
- Fil de lecture de Lucien WASSELIN : Un éditeur et ses auteurs, les éditions ROUGERIE - 16 novembre 2016
- Anne MOSER & Jean-Louis BERNARD, Michèle DADOLLE & Chantal DUPUY-DUNIER - 30 octobre 2016
- Fils de Lecture de Lucien Wasselin : éditions des Deux Rives, J.POELS, A. HOLLAN, W.RENFER - 20 septembre 2016
- Fil de lecture de Lucien WASSELIN : ARFUYEN — SPIRITUALITÉ et POÉSIE. - 25 juin 2016
- Fil de Lecture de Lucien WASSELIN : sur Jeanine BAUDE - 15 mai 2016
- Fil de Lecture de Lucien WASSELIN - 3 avril 2016
- Questionnements politiques et poétiques 2 “Les Orphées du Danube” - 4 mars 2016
- FIL DE LECTURE de Lucien Wasselin : Baldacchino, Garnier, Grisel - 8 février 2016
- Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Nouveautés de L’Herbe qui tremble - 7 janvier 2016
- Jacques VACHÉ : “Lettres de guerre, 1915–1918”. - 5 décembre 2015
- Eugène Durif : un essai provisoire ? - 1 décembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : Actualité des Hommes Sans Epaules Editions - 23 novembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : autour de la Belgique - 11 novembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : Le Castor Astral a quarante ans - 3 novembre 2015
- Phoenix n°18 - 3 novembre 2015
- Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Luca/Pasolini/Siméon - 26 octobre 2015
- Pierre GARNIER : “Le Sable doux” - 26 octobre 2015
- Fil de Lecture de Lucien Wasselin sur : A.Costa Monteiro, G. Hons, C. Langlois, J. Roman - 8 octobre 2015
- INUITS DANS LA JUNGLE n° 6 - 21 septembre 2015
- Fil de lecture de L.Wasselin : Abeille, Althen, Walter - 14 septembre 2015
- Deux lectures de : Christophe Dauphin , Comme un cri d’os, Jacques Simonomis - 24 août 2015
- Fil de lectures de Marie Stoltz : Hennart, Laranco, Corbusier, Maxence, Bazy, Wasselin, Kijno - 11 juillet 2015
- Fil de lectures de Lucien Wasselin : Louis-Combet, Moulin et Loubert, Dunand, Marc, Audiberti - 5 juillet 2015
- Christian Monginot, Le miroir des solitudes - 22 juin 2015
- Jean Chatard, Clameurs du jour - 22 juin 2015
- Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (3). Réponses de Lucien Wasselin - 21 juin 2015
- EUROPE n° 1033, dossier Claude Simon - 14 juin 2015
- Yves di Manno, Champs - 14 juin 2015
- Jeanpyer Poëls, Le sort est en jeu - 14 juin 2015
- Jean Dubuffet et Marcel Moreau, De l’art brut aux Beaux-Arts convulsifs, - 23 mai 2015
- Mathieu Bénézet, Premier crayon - 10 mai 2015
- ROGER DEXTRE ou L’EXPÉRIENCE POÉTIQUE - 10 mai 2015
- Jacques Pautard, Grand chœur vide des miroirs - 17 avril 2015
- Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt - 29 mars 2015
- François Xavier, L’irréparable - 15 mars 2015
- Fernando Pessoa, Poèmes français - 1 mars 2015
- Paola Pigani, Indovina - 1 février 2015
- Michel Baglin, Dieu se moque des lèche-bottes - 1 février 2015
- Didier Guth & Sylvestre Clancier, Dans le noir & à travers les âges - 18 janvier 2015
- Jean-Baptiste Cabaud, Fleurs - 6 décembre 2014
- Sylvie Brès, Cœur troglodyte - 30 novembre 2014
- Sombre comme le temps, Emmanuel Moses - 16 novembre 2014
- Zéno Bianu, Visions de Bob Dylan - 9 novembre 2014
- Marwan Hoss, La Lumière du soir - 19 octobre 2014
- Michel Baglin, Loupés russes - 13 octobre 2014
- Abdellatif Laâbi, La Saison manquante - 13 octobre 2014
- Deux lectures de Max Alhau, Le temps au crible, par P. Leuckx et L. Wasselin - 30 septembre 2014
- Porfirio Mamani Macedo, Amour dans la parole - 30 septembre 2014
- Chroniques du ça et là n° 5 - 2 septembre 2014
- A contre-muraille, de Carole Carcillo Mesrobian - 25 mai 2014
- Hommage à Pierre Garnier - 6 février 2014
- Sous la robe des saisons de Philippe Mathy - 29 janvier 2014
- Sub Rosa de Muriel Verstichel - 20 janvier 2014
- Comment lire la poésie ? - 19 janvier 2014
- Au ressac, au ressaut de Roger Lesgards - 6 janvier 2014
- Sous la robe des saisons de Philippe Mathy - 31 décembre 2013
- L’instant des fantômes de Florence Valéro - 23 décembre 2013
- La proie des yeux de Joël-Claude Meffre - 27 novembre 2013
- Bestiaire minuscule de Jean-Claude Tardif - 19 novembre 2013
- Après le tremblement, de Jean Portante - 18 novembre 2013
- Aragon parle de Paul Eluard - 10 novembre 2013
- Facéties de Pierre Puttemans - 4 novembre 2013
- La tête dans un coquillage de Patrick Pérez-Sécheret - 26 octobre 2013
- À vol d’oiseaux, de Jacques Moulin - 22 octobre 2013
- Vaguedivague de Pablo Néruda - 16 octobre 2013
- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
- Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut - 15 septembre 2013
- Et pendant ce temps-là, de Jean-Luc Steinmetz - 15 septembre 2013
- Mémoire de Chavée - 30 août 2013
- Marc Porcu, Ils ont deux ciels entre leurs mains - 12 août 2013
- La chemise de Pétrarque de Mathieu Bénézet - 12 août 2013
- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
- LES ILES RITSOS - 7 juillet 2013
- Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras - 30 juin 2013
- Séjour, là, de JL Massot - 7 juin 2013
- Archiviste du vent de P. Vincensini - 27 avril 2013
- Mots et chemins - 8 mars 2013
- Passager de l’incompris de R. Reutenauer - 2 mars 2013
- Tri, ce long tri - 15 février 2013