Matthieu Gosztola, Tu es et je voudrais être arbre aussi
L’écriture se recueille. Rassemble la « cendre » de ce qui fut instants de vie et se consume à présent frappé par la maladie, comme « la grâce » d’une fleur fane un jour. La flamme de la douleur dévore lorsqu’un être proche est touché : dévore l’être cher malade, dévore l’être cher qui l’accompagne ; elle veille dans l’altitude d’une retenue, celle de la pudeur, celle des mots, tout au long de ce livre poignant de Matthieu Gosztola, publié en septembre 2015 par les éditions Sitaudis.
La figure allégorique de l’arbre, représentant dans sa symbolique une vie entière ancrée à la fois dans la puissance de ses attaches terriennes et élevée par la lumière qui l’appelle vers la transcendance, donne la dimension de « l’écriture plutôt cendre » ici en jeu, dès le titre. La mise en mots d’une mise à mort, à laquelle chacun de nous peut être douloureusement confronté sur son chemin de vie, retentit par ce livre dans toute sa force émotionnelle d’autant plus profonde qu’elle est contenue.
Accompagnant la douleur de proches condamnés à mourir, le poète Matthieu Gosztola allume « la flamme buissonnière d’un / Instant » de l’être cher pour en recueillir - déjà et dans l’anticipation de l’« après toi » - une étincelle d’écriture incandescente dans les braises ardentes de la mémoire.
Matthieu Gosztola, Tu es et je voudrais être arbre aussi, Les éditions Sitaudis ; septembre 2015.
« La flamme buissonnière d’un / Instant de toi (...) » … l’être cher qui s’éloigne et dont on assiste au déclin, à la disparition, s’incarne tant dans sa présence, imprègne tant notre existence, que tout signe / toute trace sensible de lui démultiplie son souffle encore en vie : l’Instant n’est plus un simple moment heureux passé avec la personne chère mais Instant intégral / total vécu dans l’hypersensibilité des perceptions :
Mourir est peut-être cette façon
Que nous auronsRedevenus simples
De nous
Mettre pas tremblants
Sous la peau duveteuse
Du KiwiD’être ce qui sera
Entre le fruit
Et le fruitTu es la centaine de minuscules
Graines noires comestibles
L’être cher intègre entièrement le temps de l’accompagnant devenu totalement disponible, ouvert à lui. Un temps à part se déploie où deux êtres partagent l’expérience d’un départ. L’être malade connaît l’expérience du déclin de la vie sur lui et en lui ; l’accompagnant, l’expérience du déclin d’un être aimé qu’il va voir diminuer physiquement, psychiquement. L’incarnation en tout / partout de la présence de l’être aimé fait pendant à la désintégration à laquelle condamne l’approche de la mort. La lumière se fait tremblement et chaque geste, chaque parole acte un instant essentiel, comme chaque Instant passé tisse par la navette de son avancée la tapisserie d’une mémoire sauvegardée vivante par l’armature de ses souvenirs, heureux ou malheureux, nécessaires de toutes les façons à la croissance de l’arbre, à son appartenance à la forêt des signes que forment l’alentour, la terre, le passé, les poussées ou repos de la sève, le ciel, les aléas, les orages, les accalmies, les tempêtes, l’avenir…
Une autre dimension du temps, différente de celle du temps ordinaire, ouvre la brèche d’une expérience singulière du vécu :
Ton visage même loin
Même caché dans ses cendres
Remue encore mes souvenirs
Avec
Un peu de la lumière des arbres
Nous sommes dans la canopée d’une vie, qui a grandi de la ramification de ses racines, de chaque printemps, de chaque branche cassée, de chaque oiseau rencontré, et qui voit son ascension vers la lumière s’interrompre, malgré elle. La parole du poète prend le relais de la détresse. La voix de l’être qui va disparaître scintille comme un astre perdu que l’on ne veut pas voir filer entre ses doigts. Le poète accompagnant en retient chaque bribe, une lueur vaut une flambée, une flambée une lueur, tout alors s’allonge dans un temps relatif, se concentre sur la totalité de l’Instant à vivre pleinement au plus près de l’être qui s’éteint. À l’écoute d’une voix qui s’en va, d’une présence qui s’enfuit, l’être se rassemble et rassemble ses instants de vie épars, avant que vienne le temps de se recueillir :
J’attends ta voix pour être
Réuni
L’absence de ponctuation laisse tourner et voyager ces textes dans l’outre-cadre de ce qui se signale encore à petits feux et que la mort encore n’efface, mais est en cours. L’attention portée au proche souffrant focalise les mots sur l’invisible alchimie qui unissait les êtres avant la maladie, silencieusement, chair et âme accordés ; elle prend le temps d’exprimer, en même temps qu’elle la dévoile, cette alchimie :
Dans mes bras il y a toi
Que je cherche et que je trouve
Et qui es là sitôt que je te regardeSitôt que je regarde quelque chose
Que je veux regarder ou que je
Ne pense pas à regarderEt qui me rappelle aussitôt à
A chaque coup toiMaintenant nous sommes un
Monde
Je suis immobile et sans souffle
Pour être uniquement quelques-uns
De tes gestes sur les choses
Que tu transformes dans leur place
De choses pour en faire un
Jeu et une mélodie
De l’oubli de la douleurJe te regarde pour voir soudain les
Mots très fort
Les mots semblent assurer une prise sur des choses jusque-là habitées par une présence précieuse, ces choses qui seront bientôt désertées par la subjectivité singulière qui les animait. L’âme des objets et des lieux lutte, via la quête et la cristallisation des mots, contre le dépeuplement fatal qui la guette, cette privation annoncée d’une personne unique et chère à l’auteur qui donnait sens à ses aspirations / ses motivations.
Comment formuler « l’informulable » ? Comment éloigner l’être souffrant de sa douleur ? « J’aimerais que par / Intermittences / Tu jettes un œil / Dans les rêves pour être avec / Leur inconnu », écrit Matthieu Gosztola. Comment lutter contre « la douleur cette salope » ? La rage de ne pouvoir mener un combat perdu d’avance devient combat avec l’ange ou contre les démons. Matthieu Gosztola semble parler à un être proche qui serait plus jeune, comme à une petite sœur : le « jeu », une « mélodie » rythment les gestes d’une enfant.
Arracher l’Autre de la douleur qui l’étreint s’avère impossible (« (…) même dans le lointain de / Ton sommeil dans mes bras / Tu es ce qui souffre ou hoquette »). La douleur qui arrache déjà la vie à son destin, un être cher aux vivants qui l’entourent, qui touche là où ça fait mal, qui fait écrire au poète accompagnant : « Je marche dans le noir / Même en plein jour / C’est là » et, du plus enfoui de la douleur qui reflue des lèvres au cœur : « Je me tais je me tairai encore / Je ne dirai plus rien // Jusqu’au pourtour de / Ta mort » - la douleur remue la nuit de la langue en sa chair meurtrie dont les mots recomposeront le corps de l’amour infini :
Il y a le monde même
Déjà parti de toi
Dans chacune de
Nos discussions à
Flanc de terreDe la terre que je soulèverai
Avec mes mains
Pour t’enterrer
Et ensuite que je travaillerai
Avec les mots
Pour te déterrerIl y a là
Dans l’immatériel
Mais le seul réel
De ma vieUn peu de terre
Retournée
Un enfant, mais aussi un adulte proche, sont dans ce recueil vibrant évoqués dans le clair-obscur douloureux des mots convoqués dans le recueillement (« Tu es mort mais vivant / Car je rêve et je rêve de toi // Nous sommes dans l’ensemble / Et nous continuons »). « L’absence » de l’être disparu « est une couleur / chavirée », sa lumière ressemble à celle entrevue dans le sous-bois d’une forêt traversée en sa canopée par le soleil de la vie qui continue. Le poète capte cette lumière habitée par le regard des êtres proches disparus, en restitue la part encore vivante par les mots, « (…) main / Tenant », d’un tombeau poétique frissonnant de souvenirs. La mémoire, brûlante, veille sur le foyer originel de la vie, et s’interroge sur le sens de l’existence : « Est-ce que vivre / nous enferme / Vivants / Dans une interrogation ». L’arbre mémoriel « bouge » de tout son feuillage la cendre contenue dans son écorce, que le poète pèse « avec la main » : « L’arbre / (…) // Je le pèse longtemps avec / Mon amour de lui / Et je répète / Tu es et je voudrais être arbre aussi ». Le Poème demeure « vision » viscérale, arbre d’images survivantes, continuant souterrainement par la rémanence de ses instants, la résurgence de ses sources d’altitude, d’ouvrir pour nous un ciel désincarcéré de la pesanteur tirant inévitablement notre cheminement vers les haleurs de « pensées belles comme / (à) l’encolure des chevaux » mais, aussi, vers l’extinction de nos pas. Ciel à la recherche d’une lumière à retrouver, où espérer, « avec le poème pour dire (l’être cher disparu) », « simplement », dans le dénuement de soi où se reconstruire de « dire l’intraduisible de toi / Sans le brusquer » …
Matthieu Gosztola a titré l’un de ses autres recueils Nous sommes à peine écrits… Peut-être le sommes-nous, fondamentalement, « le long d’un chemin d’échos / que la mémoire invente, puis efface » (Octavio Paz) puis réinvente par la force du poème dans ce « labyrinthe impalpable » (Jorge Luis Borges) que nous ouvre chaque jour inédit.
Attachés à nos racines d’encre qui fondent et bâtissent des ponts tendus entre notre passé et l’inconnu, entre une lettre et l’autre, Nous sommes à peine écrits d’être aussi ce que nous avons perdu.